1945.12.31.De Gaston Bernard.Au juge Thirion.Rapport d'expertise.Pages 01 à 34
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Affaire Ministère public contre Worms Hypolite et Le Roy Ladurie Gabriel
Rapport
Tome 1
Rapport de Monsieur Gaston Bernard, expert-comptable
à
Monsieur Thirion, juge d'instruction à la Cour de justice de la Seine.
Monsieur le juge d'instruction,
Pendant l'occupation allemande, MM. Worms Hypolite et Le Roy Ladurie Gabriel, respectivement principal associé de la société Worms & Cie, et directeur des services bancaires de la même société, auraient entretenu d'importantes relations commerciales avec l'ennemi.
Lors de la Libération, une information a été ouverte contre eux de ce chef, sous l'inculpation d'infraction à l'article 75 du Code pénal, modifié par les décrets-lois des 29 juillet et 9 avril 1940.
Au cours de cette information, vous avez bien voulu, Monsieur le juge d'instruction, me commettre par ordonnance du 12 septembre 1944, en qualité d'expert, à l'effet notamment :
- d'assister messieurs les commissaires de police chargés d'enquêter, dans leurs perquisitions,
- d'examiner tous documents saisis, notamment les correspondances, conventions, etc.
- de rechercher quelles tractations ont été menées par les intéressés avec les agents de l'ennemi ou leurs représentants et de préciser quel en a été l'aboutissement,
- de déterminer dans quelles conditions ont été menées ces tractations et les personnes qui y ont pris part,
- de vous donner tous renseignements utiles à la manifestation de la vérité.
En exécution de cette ordonnance, j'ai procédé aux opérations ci-dessus définies, ensuite de quoi j'ai rédigé le présent rapport.
Introduction
Le présent rapport comprend essentiellement trois parties.
Dans la première partie, il sera procédé à l'étude de I'activité générale de la société Worms & Cie et de ses divers départements, avant et pendant l'occupation allemande. Cette étude comprendra :
- d'une part, un bref exposé des origines, de l'évolution et du fonctionnement de la société jusqu'en juin 1940, et des conditions dans lesquelles elle fut amenée à entrer en relations avec les Allemands sous I'occupation ;
- d'autre part, un examen détaillé de l'activité déployée par chacun de ses départements de 1940 à 1944.
La deuxième partie est consacrée à l'examen des participations de la société Worms & Cie dans diverses sociétés industrielles et commerciales françaises, soit qu'elle en possède une plus ou moins grande partie des actions, soit que ses dirigeants soient membres des conseils d'administration desdites sociétés.
La troisième partie du rapport regroupe enfin les résultats obtenus pendant l'occupation par l'ensemble de toutes les activités de la société Worms & Cie, dégage le rôle de chacun des intéressés, et donne le montant des sommes perçues par eux pendant l'occupation.
Examen des faits
Première partie
Étude de l'activité générale de la société Worms & Cie et de ses départements avant et pendant l'occupation allemande
Chapitre premier
Historique des origines, de l'évolution et du fonctionnement de la société Worms & Cie avant l'armistice de juin 1940 et sous l'occupation allemande.
Afin de déterminer avec exactitude la situation de fait qui a résulté pour la société Worms & Cie, de I'occupation allemande, il a paru nécessaire de tracer un bref historique de la vie sociale antérieure à la guerre, de connaître notamment quels furent, au moment de l'armistice franco-allemand de juin 1940, les dirigeants de la société, et quelle était à cette date, son organisation interne.
II sera examiné, d'autre part, dans ce chapitre, les conditions dans lesquelles la Société Worms & Cie entra en relations avec les allemands, et les circonstances qui ont amené ceux-ci à lui adjoindre un commissaire allemand.
I - Origine et évolution de la société Worms & Cie - énumération de ses dirigeants au moment de l'armistice franco-allemand de juin 1940, et étude du fonctionnement général de la société à cette époque.
La société Worms & Cie, dont le siège social se trouve 45, boulevard Haussmann à Paris, est une société en commandite simple, qui fut créée le premier janvier 1874 au capital de 4.500.000 F.
Elle se donna pour objet social de reprendre la suite des entreprises d'importation de charbons, et de navigation maritime, créées en 1848 par M. Hypolite Worms, fondateur de la maison et grand-père de l'actuel Hypolite Worms.
La société poursuivit son exploitation jusqu'à nos jours, sous trois raisons sociales successives :
Hypolite Worms & Cie jusqu'en 1881
Worms, Josse & Cie jusqu'en 1896
Worms & Cie depuis cette date.
En 1881, le capital fut réduit à F 4.000.000, Mme Vve Hypolite Worms ayant retiré du fonds social F 500.000.
Depuis lors, la Maison Worms ne cessera de développer son importance et son activité qui, dès 1928, fut orientée dans quatre voies, dont chacune a donné lieu à la création d'un département spécial, doté d'une organisation commerciale, administrative et comptable propre, et dirigée par un directeur général.
Les différents départements ainsi créés étaient les suivants, en 1940 :
Le département "Constructions navales" qui exploite, sous la direction de M. Nitot, les Ateliers & Chantiers de la Seine maritime et du Trait (Seine inférieure) ;
Le département "Services maritimes", qui, sous la direction de M. Emo, s'occupe de l'exploitation de nombreuses lignes de cabotage entre les ports français, d'une part, et, entre les ports français et les autres ports européens, d'autre part ;
Le département "Charbons" qui, dirigé pendant l'occupation allemande par M. Vignet, directeur général, exerce la plus ancienne activité de la Maison Worms & Cie, l'importation du charbon ;
Le département "Services bancaires" qui, dirigé pendant I'occupation par M. G. Le Roy Ladurie, assure l'activité d'une banque d'affaires, avec deux succursales, l'une à Marseille, l'autre à Alger.
Chacun de ces départements fera l'objet d'une étude approfondie dans le chapitre II du présent rapport. En conséquence, il n'a pas paru utile d'en exposer plus longuement les caractères dès à présent.
L'expansion de la société Worms & Cie fit que le capital social n'était plus en rapport avec I'activité réelle de la Maison. C'est la raison pour laquelle il fut porté, le 11 janvier 1940, de F 4.000.000 à F 40.000.000, par incorporation de réserves.
Cette augmentation fut effectuée, conformément aux statuts, au prorata des droits des associés.
Depuis 1930, d'ailleurs, tous les associés-commandités et commanditaires de la Maison Worms étaient, à l'exception de J. Barnaud - devenu gérant le 1er janvier 1930, et détenteur à ce titre d'une fraction modeste du capital (F 100.000 passé F 1.846.153 lors de l'augmentation du capital de 1940 ) - des descendants :
- soit de H. Hypolite Worms, fondateur de la Maison,
- soit de M. Henri Goudchaux, cousin de ce dernier et principal collaborateur, chef de la Maison de 1881 à 1916, date de son décès.
C'est ainsi que, lors de l'armistice franco-allemand de juin 1940, la composition du capital de la société Worms & Cie se présentait comme suit :
1/- petits-enfants de Hypolite Worms (fondateur de la Maison, décédé en 1877) :
M. Hypolite Worms |
F 12.307.692 |
Mme Fauchier-Magnan |
F 3.076.923 |
Mme Fauchier-Delavigne |
F 3.076.923 |
Mme Jacques Lebel |
F 3.076.923 |
Mme Marcel Razsovich |
F 2.769.231 |
2/- arrières-petits-enfants de M. Hypolite Worms :
Héritiers Leroy |
F 2.569.231 |
3/- enfants de M. Henri Goudchaux :
M. Michel Goudchaux |
F 7.076.924 |
Mme Labbé |
F 4.000.000 |
4/- étrangers à la famille :
M. Jacques Barnaud |
F 1.846.153 |
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La gérance effective était assurée, à cette époque, par les trois commandités :
- M. Hypolite Worms
- M. Michel Goudchaux
- M. Jacques Barnaud.
Telle était la situation de la société Worms & Cie en juin 1940, à la veille de l'occupation allemande.
II - Conditions dans lesquelles la société Worms & Cie entra en relations avec les Allemands
- nomination d'un commissaire allemand - tentative d'ingérence des autorités d'occupation dans le capital de la société ou de ses filiales
Il semble que l'attention des autorités allemandes fut attirée sur la Maison Worms en octobre 1940 tant par l'origine partiellement israélite du capital que par l'importance de l'activité de la société, et aussi par la personnalité même de M. H. Worms, dont les attaches familiales anglo-saxonnes étaient connues. Celui-ci venait, au surplus, de remplir une mission importante en Angleterre, au nom de la Marine marchande française[1].
Les allemands exigèrent, en premier lieu, semble-t-il, l'application à la société Worms & Cie de l'ordonnance allemande du 20 mai 1940 qui prévoyait la nomination d'un commissaire aryen dans toutes les entreprises israélites des pays occupés.
Or, seuls M. Michel Goudchaux et Mme Labbé étaient considérés comme non aryens au sens de la législation allemande de l'époque.
Pour pallier les effets des lois d'exception relatives aux Israélites et sur le point d'être promulguées en France, M. Michel Goudchaux et Mme Labbé prirent toutes mesures utiles pour éviter que la société Worms & Cie put être considérée comme entreprise juive. C'est ainsi que M. Michel Goudchaux fit donation, en date du 25 octobre 1940, de ses droits dans la société en faveur de ses trois filles : Mmes Blanchy, Desforges et veuve Boccon-Gibod. Celles-ci se trouvaient donc être en possession, à cette date, d'une partie du capital de la société Worms :
- Mme Blanchy à concurrence de F 2.358.974
- Mme Desforges, à concurrence de F 2.358.975
Mme Boccon-Gibod, à concurrence de F 2.358.975.
De son côté, Mme J. Labbé fit donation et cession, en date du 19 octobre 1940, de ses droits en faveur de ses deux fils : MM. Léon et Robert Labbé. Ceux- ci devinrent donc associés :
- M. Léon Labbé, à concurrence de F 2.600.000
- Robert Labbé, à concurrence de F 1.400.000.
Ce furent les seules modifications apportées sous l'occupation à la composition du capital telle qu'elle est présentée ci-dessus page [.]
Parallèlement aux cessions ainsi effectuées dans un but de défense à l'égard des lois d'exception visant les Israélites, M. Worms déclara avoir effectué ou fait effectuer une démarche auprès de M. Brunet, directeur du Trésor au ministère des Finances, responsable de la surveillance des banques, afin de lui donner connaissance du danger qu'une mainmise allemande sur la Maison Worms & Cie pouvait faire courir à l'économie bancaire française.
C'est dans ces conditions que le ministère des Finances fit demander à M. Olivier de Sèze, inspecteur des Finances, d'accepter auprès de la Maison Worms & Cie, les fonctions de commissaire prévues par l'ordonnance allemande du 20 mai 1940.
M. de Sèze a versé au dossier de l'expertise une note, dans laquelle il expose que son acceptation étant subordonnée à la manière dont le rôle de commissaire devait être compris, il se renseigna à la Banque de France, où il apprit qu'il s'agissait uniquement pour les commissaires d'empêcher la dilapidation des avoirs français et de "s'opposer" par tous les moyens à ce que l'économie allemande se substituât aux entreprises françaises.
Il ajoute qu'une insistance très vive fut déployée vis-à-vis de lui pour obtenir son acceptation. On lui fit valoir que la campagne de presse laissait prévoir une hostilité particulière des allemands vis-à-vis de la société Worms & Cie et que l'importance et la variété de ses éléments d'activité donneraient lieu à des exigences qu'il ne fallait satisfaire sous aucun prétexte.
Enfin, M. de Sèze dit avoir rendu visite à cette époque à M. H. Worms pour se rendre compte si l'esprit dans lequel il comptait exercer sa mission était compatible avec le tempérament de ce dernier. M. de Sèze relate son entretien avec M. Worms ainsi qu'il suit :
"... une courte conversation me permit de me rendre compte à la fois que je pouvais être absolument en confiance avec lui, et qu'il partageait mon sentiment sur la victoire certaine de la coalition anglo-saxonne..."
Il apparaît donc que M. H. Worms était entièrement d'accord quant à la conduite à tenir devant les exigences allemandes, avec M. de Sèze, que le gouvernement français se proposait de nommer comme commissaire gérant auprès de la Maison Worms.
Malheureusement, les allemands nommèrent entre temps et ce dès le 25 octobre 1940, un commissaire allemand en la personne de M. Von Ziegesar, directeur de la Commerzbank AG, filiale Cottbus. Le texte de cette nomination est reproduit in extenso en pièce annexe au présent rapport[2].
M. H. Worms a fait remarquer à ce sujet que c'était la première fois qu'une mesure aussi brutale était prise contre une entreprise française, et que, de plus, à sa connaissance, seules la Banque de France et les banques étrangères considérées par les allemands comme de nationalité ennemie, ont été, à cette époque, l'objet de pareille mesure.
Quoi qu'il en soit, l'Oberhefehshaber des Heeres in Frankreich fit part à la Maison Worms & Cie de la nomination de M. Von Ziegesar comme commissaire administrateur de la société, et de M. Olivier de Sèze comme commissaire administrateur suppléant. Le texte de ce document est également annexé au présent rapport.
Ainsi, M. de Sèze se trouvait n'être que commissaire suppléant.
L'entrée en fonction de M. Von Ziegesar eut lieu le 30 octobre 1940. Il prononça quelques mots à cette occasion en présence de M. Worms et du personnel, disant se rendre compte de l'importance de sa tâche. Il ajoutait qu'il était disposé à la remplir dans la plus grande loyauté et qu'il attendait également de l'entreprise une collaboration loyale. Enfin, il se disait prêt à éloigner de la Maison "tous ceux qui ne donneraient pas satisfaction par leur travail, ou qui développeraient des intrigues". Le texte de cette allocution, qui fut ensuite affiché dans les locaux de la société, est intégralement reproduit en annexe au présent rapport.
Les pouvoirs dont jouissaient les commissaires résultant des art. 2 et 3 de l'ordonnance allemande du 20 mai 1940, et d'un avis affiché le 30 octobre 1940 par Von Ziegesar dans les locaux de la société.
De l'analyse de ces textes, il ressort que les commissaires étaient "autorisés à toutes les affaires et actions d'ordre juridique et non juridique relatives à la gestion de l'entreprise". Ils pouvaient, avec l'autorisation expresse du groupe d'armée, modifier l'objet ou l'état juridique, aliéner ou liquider l'entreprise.
En conséquence, notamment, tout paiement supérieur à F 100.000 et toute transaction supérieure à F 1.000.000 devaient être soumis à leur agrément. Ils devaient de même être informés des déplacements des directeurs et des fondés de pouvoirs qui quitteraient la zone occupée.
Ces pouvoirs étaient donc pratiquement illimités et s'ils étaient, en principe, communs aux deux commissaires, il semble que M. de Sèze n'avait aucun moyen direct de s'opposer aux décisions de Von Ziegesar. Il apparaît plutôt qu'il s'est entendu avec les dirigeants de la Maison Worms pour limiter ses interventions.
Si l'on s'en réfère, d'ailleurs, à la déposition faite devant vous-même, M. le juge d'instruction, le 27 septembre 1944 par M. Le Roy Ladurie G., lequel avait été, en raison de sa connaissance de la langue allemande, plus spécialement chargé des relations avec M. Von Ziegesar, ce dernier n'aurait pas usé de toutes les prérogatives attachées à sa charge. M. G. Le Roy Ladurie aurait obtenu de lui qu'il n'accomplirait aucun acte de gestion directe et que notamment il ne procéderait même pas à la confirmation des pouvoirs des personnes habilitées à traiter et à signer au nom de la Maison Worms.
M. Von Ziegesar se serait contenté de prendre connaissance, chaque jour, de l'intégralité du courrier de la veille et d'assister aux entretiens importants que M. G. Le Roy Ladurie devait avoir avec les allemands. I1 semble s'être intéressé davantage au département bancaire et les initiatives particulières qu'il prit dans ce domaine font l'objet d'une étude dans la suite du présent rapport.
Une communication du Militarbefehlshaber in Frankreich du 27 juin 1941, dont le texte est reproduit en annexe au présent rapport, releva M. Von Ziegesar de ses fonctions de commissaire de la Maison Worms. I1 fut remplacé par le Doktor Von Falkenhausen, lequel resta commissaire jusqu'à août 1944 dans les mêmes conditions et avec les mêmes pouvoirs que Von Ziegesar.
M. O. de Sèze quitta ses fonctions en décembre 1942, et la Maison Worms & Cie reçut avis de sa révocation le 15 février 1943.
M. de Sèze a expliqué dans la note qu'il a versée au dossier de l'expertise, qu'il avait décidé le 8 novembre 1942 de rejoindre l'Armée d'Afrique du Nord avec ses frères. S'étant ouvert de ce projet à M. H. Worms, ce dernier se rendit très aisément à ses raisons, et il aurait été convenu entre eux que M. de Sèze, pour ne pas attirer l'attention des allemands, devait tenter de se faire relever régulièrement de ses fonctions. C'est cette démarche qui aurait abouti à la révocation ci-dessus mentionnée.
Ainsi, la société Worms & Cie fut pourvue d'octobre 1940 à août 1944 de commissaires allemands munis de pouvoirs les plus étendus. Il semble que ces commissaires n'ont, en fait, pas exercé la totalité des pouvoirs qu'ils détenaient et qui leur auraient permis de contrôler et même d'assurer personnellement toute la gestion de la société.
Il n'en reste pas moins qu'ils prirent, ainsi qu'il a été dit, un certain nombre d'initiatives, notamment en ce qui concerne le département bancaire, et qu'ils cherchèrent à obtenir pour l'Allemagne une participation dans le capital de la Maison, ainsi qu'il va être exposé.
Tentatives allemandes d'ingérence dans le capital de la société
Von Ziegesar, en particulier, ne semble en effet pas s'être tenu à son rôle de commissaire administrateur de la société Worms & Cie, mais paraît avoir profité de sa situation pour tenter de faire acquérir à des groupes allemands des droits dans le capital de la société.
C'est ainsi que, dès décembre 1940, il introduisit auprès des dirigeants français, et notamment auprès de M. Le Roy Ladurie, le docteur Hettlage, chef de la Commerzbank à laquelle appartenait M. Von Siegezar en temps de paix.
Il n'existe aucun document écrit relatif à cette mise en rapport. Cependant, les recoupements effectués entre les diverses déclarations figurant au dossier de l'information, notamment celles de M. G. Le Roy Ladurie, permettent de dire que les choses se passèrent de la façon suivante.
Le docteur Hettlage exprima à M. G. Le Roy Ladurie le désir de voir se nouer des liens étroits entre la Commerzbank et la Maison Worms. Il lui fit comprendre que la création de ces liens était seule susceptible de sauvegarder les intérêts de cette maison et d'apporter des apaisements au Reich. Le docteur Hettlage demanda, en conséquence, à devenir associé-gérant aux lieu et place de M. Goudchaux.
M. G. Le Roy Ladurie aurait opposé un refus formel, mais, pour adoucir ce refus, proposa d'établir entre les deux maisons des rapports normaux de correspondance.
Il peut sembler que M. G. Le Roy Ladurie non associé, non gérant de la société Worms, ait quelque peu outrepassé les pouvoirs qu'il détenait au titre de directeur de la Banque, en prenant sur lui d'opposer directement un refus sur une question de cette importance.
Néanmoins, il est possible d'admettre que M. G. Le Roy Ladurie avait reçu antérieurement des instructions précises de M. Worms sur ce point et qu'en l'absence de M. Barnaud (qui avait cessé d'assurer effectivement ses fonctions de gérant depuis août 1940), il ne lui ait été conféré des pouvoirs plus étendus qu'il n'est d'usage d'en donner à un employé directeur de banque.
Quoi qu'il en soit, le docteur Hettlage ne paraît pas avoir obtenu autre chose que ce qui lui avait été proposé par M. G. Le Roy Ladurie.
Entre-temps, le même docteur Hettlage invita ce dernier à se rendre à Berlin, en février ou mars 1941, afin, disait-il, de prendre des mesures pour neutraliser les attaques de presse contre la Maison Worms, attaques dont l'intensité s'était accrue dans les mois précédents.
M. G. Le Roy Ladurie, qui semble avoir prévu une nouvelle pression sur lui, fait établir son passeport mais, sous un prétexte quelconque, ne partit pas.
En même temps, le groupe métallurgique et charbonnier Klockner entreprit une démarche purement verbale, semble-t-il, auprès de la direction en vue d'obtenir une participation dans le capital de la Maison Worms.
Ce fut un nouvel insuccès pour les allemands, qui avertirent alors M. G. Le Roy Ladurie qu'ils allaient prendre contre la Maison Worms des mesures de rigueur.
Ces mesures intervinrent en juin 1941 sous une triple forme :
- d'une part, Von Ziegesar considéré comme trop conciliant, fut révoqué et remplacé par Von Falkenhausen, lequel était muni d'instructions précises et rigoureuses,
- d'autre part, une mission à caractère officiel fut dévolue à des experts allemands de la Treuhand Gesellschaft chargés de faire un rapport détaillé au parti nazi et à l'économie allemande nationale sur l'activité de la Maison Worms. Les experts restèrent durant dix-huit mois dans les bureaux de la Maison et firent probablement un rapport dont la direction ne put jamais avoir connaissance.
- Enfin, le docteur Hettlage indiqua à M. G. Le Roy Ladurie que la liquidation forcée des intérêts d'un certain nombre de commanditaires lui paraissait inévitable et susceptible de se faire au profit du trust Goering. Le docteur Hettlage aurait alors renouvelé la suggestion qu'il avait déjà faite en décembre 1940, relativement à la cession amiable à la Commerzbank des parts de commandite Goudchaux.
M. G. Le Roy Ladurie écrivit alors au docteur Hettlage. Le double de cette lettre a été demandé à la Maison Worms en cours d'expertise. Il n'a pu être produit par M. Meynial, gérant de la société, depuis octobre 1944, lequel a expliqué qu'au moment de l'arrestation de M. G. Le Roy Ladurie par la gestapo, en mars 1944, le secrétariat des services bancaires avait reçu l'ordre de détruire un certain nombre de documents contenus dans les dossiers de la Commerzbank et notamment la correspondance échangée avec le docteur Hettlage.
Le double de cette lettre, écrite fin juin 1941 par M. G. Le Roy Ladurie au docteur Hettlage, figure parmi les documents détruits. C'est la raison pour laquelle il n'a pu être versé à l'expertise.
Dans ces conditions, il faut s'en rapporter à la déposition de M. G. Le Roy Ladurie, faite devant vous-même, Monsieur le juge d'instruction, le 27 septembre 1944, et aux termes de laquelle il protestait dans cette lettre contre toute cession forcée, mais indiquait que si une prise d'intérêts était inévitable, il était disposé à donner la préférence à la Commerzbank. Si toutefois une telle éventualité devait se produire, il indiquait que le groupe allemand se trouverait devant la démission collective de tous les cadres de la Maison.
L'affaire n'eut pas de suite, puisqu'en septembre 1944 aucune parcelle du capital n'était passée entre des mains allemandes.
Les démarches du docteur Hettlage et du groupe Klockner furent les seules qui aient été dirigées contre le capital même de la société en commandite Worms & Cie.
Il y a lieu de mentionner, en outre, deux autres tentatives allemandes d'obtenir des participations dans des entreprises dans lesquelles la Maison Worms possédait la totalité du capital : la société d'Études & de Banque et la Wester Financiering Maatschappij.
Les conditions dans lesquelles les allemands firent pression sur la société Worms pour arriver à leurs fins et les résultats de ces tentatives [sont] examinés dans la suite du présent rapport, au cours de l'exposé spécial consacré aux participations Worms & Cie.
La société Worms & Cie est une société en commandite simple, au capital de F 40.000.000 dont l'exploitation comporte quatre branches principales ou "départements", dotés chacun d'une organisation commerciale et administrative propre. Tous les associés étaient, en juin 1940, à l'exception de M. J. Barnaud, des descendants de M. H. Worms, grand-père de l'actuel M. Worms et de M. H. Goudchaux.
Les gérants responsables de la société étaient, à la même époque :
- M. H. Worms
- M. J. Barnaud
- M. M. Goudchaux
Dès octobre 1940, M. Goudchaux céda ses parts d'intérêts et résilia ses fonctions de gérant.
M. Barnaud, appelé à des fonctions officielles, resta titulaire de son poste, mais cessa, en fait, ses fonctions vers la même époque.
Seul, M. H. Worms restait donc gérant effectif, sous le contrôle du commissaire gérant allemand que les allemands placèrent à la tête de Worms dès octobre 1940, prétexte pris de l'origine des capitaux et du fait qu'une partie de ces capitaux avait appartenu ou appartenait à M. Goudchaux et à Mme Labbé, Israélites. Les attaches britanniques de M. H. Worms paraissent, en outre, n'avoir pas été étrangères à la décision prise par l'occupant.
Les moyens employés par les associés de la Maison Worms & Cie pour pallier [les] lois d'exception en vigueur contre les entreprises israélites, ont été exposées page 14.
Néanmoins, un commissaire allemand, M. Von Ziegesar, et un commissaire suppléant français, M. de Sèze, furent nommés le 25 octobre 1940 après des pourparlers et dans les conditions relatées de la page 15 à la page 17.
M. de Sèze semble s'être mis d'accord avec la direction et notamment avec M. Le Roy Ladurie, pour minimiser autant que possible le rôle de M. Von Ziegesar.
Ce dernier fut révoqué et remplacé en juin 1941, par M. Von Falkenhausen, lequel avait, pour mission d'être plus strict et plus rigoureux que son prédécesseur.
De son côté, M. de Sèze partit pour l'Afrique du Nord fin I942 laissant vacant le poste de commissaire suppléant.
Durant l'occupation, différents groupes allemands tentèrent de s'immiscer dans le capital de la Société Worms et de ses filiales.
C'est ainsi que le docteur Hettlage, de la Commerzbank, s'ouvrit à deux reprises, en décembre 1940 et en mars 1941, de ses intentions de racheter les parts que M. Goudchaux avait dû céder à ses filles. Il lui fut opposé un refus formel.
D'autres tentatives, également infructueuses, avaient été faites par le groupe métallurgique allemand Klockner.
En conséquence, les allemands prirent des mesures de rigueur et il a été expliqué, page 26, comment la maison Worms a dû supporter pendant 18 mois la présence
dans ses bureaux d'experts allemands chargés de faire un rapport sur l'activité de la société, et comment M. G. Le Roy Ladurie dût protester contre la menace faite par les allemands de contraindre la société à céder ses parts à leurs groupes financiers.
Chapitre deuxième
Examen de I'activité déployée et des résultats obtenus pendant l'occupation allemande dans les différents départements de la société Worms & Cie
Après l'étude d'ensemble, effectuée au cours du chapitre I, des circonstances générales ayant contraint la société à entrer en relations avec les allemands, il a paru indispensable de procéder à l'examen détaillé de l'activité déployée par la Maison Worms & Cie sous l'occupation, dans le cadre de chacun des départements qui la composent.
Ces départements, comme il a été dit précédemment, sont au nombre de quatre, dont chacun va faire l'objet d'une étude particulière.
Cette étude comprend quatre sections.
- Section I : Département "Constructions navales"
- Section Il : Département "Services maritimes"
- Section IlI : Département "Charbons"
- Section IV : Département "bancaire".
[1] Voir le rôle de M. H. Worms, IlI° partie (tome Il).
[2] [Les notes de bas de pages n'ont pas été retranscrites dans la mesure où elles renvoient, pour la plupart, à des pièces annexes qui n'ont pas été retrouvées, mais qui figurent le plus souvent sur le site.]