La Maison Worms et le Japon
23 avril 1866 : Hypolite Worms demande à ses agents de Londres de lui trouver un navire d’une capacité de 800 tonnes pour expédier une cargaison de steam coal à Yokohama.
À cette date, la maison de commerce qu’il a fondée à Paris au début des années 1840, compte parmi les premières entreprises spécialisées dans le commerce d’exportation des charbons anglais. Ce rang, elle l’a acquis par son implantation dans les régions minières les plus réputées de Grande-Bretagne[1], et grâce à la clientèle de grands consommateurs de charbon qu’elle a su conquérir en France et à l’étranger : usines gazières et électriques, chemins de fer, marines militaires et compagnies de navigation à vapeur. Parmi ces armateurs, les Messageries maritimes occupent une place prépondérante. En 1851, lorsque leur a été attribué le service des postes en Méditerranée, elles ont confié à la Maison l’approvisionnement des dépôts de charbon dans tous les ports d’escale où leurs steamers allaient se ravitailler. Depuis cette date, chaque fois que leur réseau a été étendu (Algérie et Tunisie en 1854, mer Noire en 1855, Amérique du Sud en 1857), la Compagnie a signé avec la Maison de nouveaux contrats exclusifs. Il en va de même en 1861, lorsque l’État français lui concède le service postal sur l' « Hindoustan, la Cochinchine, les Indes hollandaises et la Chine, avec transbordement par terre entre Alexandrie et Suez ». Les principaux ports desservis sont Marseille, Port-Saïd, Suez, Aden ou Djibouti, Colombo, Singapour, Hong Kong et Shanghai. Puis, Kobé et Yokohama en 1865.
Si la création de cette ligne d’Extrême-Orient participe de la constitution de l’empire colonial français en Asie, son ancrage au Japon ressort des conditions particulières qui règnent alors dans ce pays. Pressé par les puissances étrangères de rompre avec l’isolement volontaire (« sakoku ») qui domine sa politique depuis 1641, le Japon, à partir du début des années 1860, s’ouvre sur le monde extérieur. Cette nouvelle ère – connue sous le nom de Meiji – met un terme au « shogun » et avec lui au système féodal. Acte symbolique et fondateur : le 23 octobre 1868, la capitale impériale est déplacée de Kyoto à Tokyo (ex-Edo). Dès lors, l’Empire du soleil levant s’industrialise ; le commerce international se développe.
Dans sa correspondance, Hypolite Worms rappelle qu’il « expédie des quantités considérables de charbon dans les mers de l'Inde et du Japon » tout comme il souligne « la fréquence de ses affrètements en Asie : Aden, Singapour, Pointe de Galles et Yokohama ». Ces deux citations sont empruntées notamment à des courriers qu’il adresse en 1865 à Borel Lavalley & Cie, entreprise à laquelle Ferdinand de Lesseps vient de confier les travaux de percement de l’isthme de Suez. Les excavateurs et autres dragueuses mécaniques qui doivent creuser le canal fonctionnent à la vapeur. Hypolite Worms propose les services de sa Maison pour les fournitures de charbon. L’offre est acceptée. Et, pendant quatre ans, les succursales anglaises achètent et expédient les milliers de tonnes de combustible que nécessite la réalisation de cet ouvrage. Le Canal de Suez est inauguré le 17 novembre 1869. Quelques semaines plus tard, Hypolite Worms, convaincu que cette nouvelle voie de navigation va bouleverser les échanges commerciaux entre l’Europe et l’Asie, ouvre une succursale à Port-Saïd et une agence à Suez.
Pour en stimuler l’activité, il s’associe en 1871 avec des confrères de Londres, MM. James Burness & Sons. Cette société possède ses propres stations de charbonnage dans les ports de Gibraltar, Malte, Aden, Pointe de Galles, Singapour et Yokohama. Joints à ceux de la Maison, c’est une suite ininterrompue de dépôts entre l’Angleterre et le Japon que les deux partenaires peuvent offrir aux armateurs, dont certaines compagnies de navigation nippones tout juste créés.
Depuis les débuts de l’ère Meiji, de nouveaux ports ont vu le jour et des navires de commerce ont été achetés à l’étranger. La marine militaire accuse, cependant, un retard que les tensions diplomatiques avec la Chine rendent alarmant. L’Empire, pour y remédier, fait appel à un ingénieur naval français, Louis-Émile Bertin, qui, de février 1886 à mars 1890, organise la marine de guerre japonaise. Il fait notamment construire par la Société des forges et chantiers de la Méditerranée un croiseur, au Havre, et deux cuirassés de 4 300 tonnes, le "Matsushima" et le "Itsukushima", à la Seyne-sur-Mer.
La Maison Worms qui, en 1886, a assuré l’approvisionnement en charbon du premier « à toutes les escales de sa route », présente son offre de service pour les deux suivants. En avril 1892, elle entre en relation avec les représentants à Londres de la compagnie maritime japonaise Mitsui & Co., et ordonne à la succursale de Marseille d’« envoyer à Toulon par chalands remorqués le charbon dont les cuirassés auront besoin dans ce port et de s’assurer la fourniture dans les escales de Port-Saïd, Aden, Colombo et Singapour ». Le 6 octobre 1897, elle adresse à l’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de sa Majesté l'Empereur du Japon, à Paris, la lettre suivante : « Nous avons appris par la voix de la presse que vous avez conclu avec la Société des ateliers et chantiers de la Loire un contrat pour la construction d'un croiseur destiné à la Marine militaire de votre gouvernement. Nous venons solliciter de vous la permission de vous soumettre l'offre de nos services pour la fourniture des approvisionnements de charbon de Cardiff qui pourrait être nécessaire à ce bâtiment pour se rendre d'Europe au Japon. Nous avons déjà fait des arrangements analogues pour l'approvisionnement des bâtiments de guerre qui ont été expédiés d'Angleterre pour le compte de votre gouvernement, entre autres le "Fuji" et le "Yashima". Ce dernier a, cette semaine même, été consigné à notre établissement de Port-Saïd et Suez où il a embarqué son charbon. Nous sommes dans nos divers dépôts les fournisseurs de la Nippon Yusen Kaisha depuis la création de ses lignes sur l'Europe. »
Un contrat avec la Nippon Yusen Kaisha a en effet été signé le 7 décembre 1896. Il a porté sur l’avitaillement des navires dans les ports du Havre, de Bordeaux, Marseille, Alger et Port-Saïd. Il sera renouvelé aussi longtemps que les bâtiments de cette importante compagnie utiliseront du charbon. Les relations avec la NYK perdureront pendant des décennies : Worms Services Maritimes sera son agent dans les ports français jusqu’au milieu des années 2000.
Comme il se dota d’une marine marchande et militaire, comme il lança ses navires sur les mers du globe, le Japon a extrait son charbon. Des mines furent exploitées dès 1868. En nombre si élevé que la production permit une exportation à grande échelle. Les mouvements de grève qui paralysèrent le secteur en Grande-Bretagne, en 1893, et dans les années qui suivirent, intensifièrent la pénétration du minerai japonais sur le marché européen. Les Messageries et la Peninsular & Oriental, elles-mêmes, s’y essayèrent. La Maison fit quelques tentatives, mais demeura fidèle au coke anglais. Le danger, du reste, n’allait pas venir de ce côté, mais d’une autre source d’énergie autrement plus concurrentielle : le pétrole.
En octobre 1897, Paris informe la succursale de Marseille sur la progression de ce carburant. « Vous n'ignorez pas - lui rappelle-t-elle - que, depuis nombre d'années, on parle de remplacer pour la navigation à vapeur le charbon par le pétrole brut à l'état liquide... Comme pouvoir calorique, une tonne de pétrole équivaudrait à deux tonnes de charbon… Le jour où un navire sera assuré de rencontrer partout sur sa route des dépôts pour son ravitaillement, les partisans du pétrole affirment que rien ne s'opposerait plus à la généralisation de son emploi. La Maison Samuel, maison très entreprenante, très ardente, très ambitieuse, encouragée par le succès qu'elle a obtenu dans sa navigation de tank steamers et dans l'exploitation de ses dépôts de pétrole pour la consommation locale dans toute l'Indochine, a formé le projet d'être le "pionnier" de cette innovation, et, sans vouloir ni pouvoir décider si ce projet est dès à présent susceptible d'une réalisation pratique et rémunératrice ou s'il n'est encore qu'une utopie, tout ce que nous pouvons dire c'est que cette Maison paraît résolue à aller de l'avant et à s'organiser en conséquence. » De fait, plutôt que d’assister impuissante à la propagation de cette nouvelle source d’énergie, la Maison Worms décide d’y prendre part. Elle devient l’agent général de Marcus Samuel & Co. (fondateurs de la Shell) pour la vente des hydrocarbures et la construction d’entrepôts en Égypte, entre 1898 et 1922. Elle est également chargée de fournir en charbon les tankers qui transportent le pétrole à Singapour, Hong Kong, Shanghai et Yokohama.
Le dernier épisode notable dans l’histoire des liens entre la Maison Worms et le Japon se rapporte à la guerre qui opposa ce pays à la Russie. Débuté le 8 février 1904, le conflit avait pour but de permettre aux Russes d’obtenir un accès permanent à l’océan Pacifique. Il n’était pas non plus dénué de visées coloniales de la part des Japonais, sur la Corée notamment. Il se termina le 5 octobre 1905 par la victoire de ces derniers auxquels revinrent une partie de la Mandchourie et la moitié de l’île de Sakhaline.
Entre-temps, la Maison Worms faillit se retrouver au cœur de l’affrontement. Sa succursale de Port-Saïd, en effet, avait pour clientes les deux flottes belligérantes. Il semblerait qu’elle fût tentée d’abandonner à ses consœurs de la place la clientèle de la Marine russe, mais elle s’en abstint. En février 1904, deux navires de guerre nippons, le "Kasuga" et le "Nisshim" se présentèrent pour charbonner. Au lieu d’embarquer le tonnage prévu, les commandants se limitèrent à la quantité strictement nécessaire pour atteindre l’un Aden et l’autre Perim. « Nous nous sommes parfaitement expliqués à l'avance, notait-on dans les bureaux à Paris, la nervosité des commandants anxieux de mettre quelque distance entre leurs navires et les croiseurs russes qui les talonnaient. » La célérité dont fit preuve la Maison Worms lui valut les compliments de l’amirauté japonaise. Les anciens des services charbons rapportaient que la victoire des Japonais était en partie due à l’avantage que la rapidité de leurs collègues de Port-Saïd avait donné au soutage des cuirassés nippons sur ceux des Russes. Les archives n’apportent cependant aucun témoignage corroborant ces dires.
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Beaucoup plus près de nous, une filiale du groupe Worms, la société Gaz-Transport, a concouru à la construction des deux méthaniers "Arctic-Tokyo" et "Polar-Alaska", qui, avec leurs 71.500 m3, étaient les plus grands transporteurs de gaz naturel liquéfié, lors de leur mise à flot en 1969. Cette performance fut permise par une technique intégrée avec membranes en Invar qui, à la fin de 1975, venait en tête des techniques françaises ou étrangères retenues pour la construction de méthaniers puisqu'elle a été choisie pour près de 40% des navires en service ou en construction. "Arctic-Tokyo" et "Polar-Alaska" étaient en service entre l'Alaska et le Japon.
[1] La Maison Worms est installée à Newcastle en 1848, Cardiff en 1851 et Great Grimsby en 1856.