1977.06.20.Du commandant André Ragault.A Francis Ley.Entretien
NB : Note classée avec d'autres témoignages, dans une reliure de couleur rouge intitulée "Banque Worms (1928-1978)", laquelle est conservée chez Worms 1848.
La copie-image de ce document, établi sur traitement de texte, n'a pas été conservée.
Les Services maritimes vus par le commandant André Ragault
J'ai débuté à la Maison Worms le 13 septembre 1926 dans les fonctions de lieutenant à bord du s/s "Léoville" qui assurait alors un service hebdomadaire entre Le Havre, Anvers et Rotterdam.
Un mois plus tard, pour des questions de navigation, je fus muté sur le s/s "Margaux", puis sur le s/s "Château-Palmer", l'un et l'autre affectés à la ligne Bordeaux-La Pallice-Le Havre-Dunkerque-Hambourg et éventuellement Brême, avec les s/s "Château-Latour" et s/s "Suzanne-et-Marie", cette dernière remplaçant s/s "Séphora-Worms" qui venait d'être déclarée innavigable.
A l'époque la flotte était composée de 28 unités d'un DW variant d'environ 800 à 3.300 tonnes, ce qui permettait une grande souplesse d'exploitation.
En dehors des deux lignes précitées presque tous les ports français de Dunkerque à Bayonne étaient reliés les uns aux autres par des services réguliers. Étaient en outre desservis différents ports de la côte est d'Angleterre et de la Manche, de Bristol au départ de Dieppe, Rouen et Le Havre.
Trois charbonniers, ainsi que les s/s "Lussac", "Château-Lafite", "Château-Yquem" (ces deux derniers avaient été construits aux Chantiers du Trait en 1923, en vue de créer une ligne sur Leningrad !) étaient utilisés au transport de bois, cellulose et plus rarement de charbon, entre les ports baltes et polonais et les ports français mais, en cas de besoin, pouvaient suppléer les navires des lignes régulières.
La direction générale des Services maritimes avait son siège au Havre où se trouvaient également l'armement, le service technique - avec son ponton-atelier - et les différents services commerciaux et administratifs.
Le Havre, avec ses bourses du café et du coton, était en effet la plaque tournante du cabotage, à la fois port d'éclatement des produits importés par les longs-courriers et port de groupage des marchandises destinées à l'exportation, collectées dans les autres ports français.
L'année 1930 fut marquée par l'entrée en service, presque simultanée, de quatre nouveaux navires : "Château-Larose", "Château-Pavie", d'une part, "Médoc", "Pomerol", d'autre part, versions modernisées de caboteurs datant d'avant 1914. Cet événement parut d'autant plus marquant que les autres armements français et étrangers subissaient durement la crise économique mondiale.
C'est alors que la Compagnie havraise péninsulaire (CHP) se trouva dans des difficultés financières telles qu'une société d'exploitation (la Sechap) dut être créée - avec une large participation de la Maison - pour maintenir ses lignes de long-cours, axées principalement sur Madagascar, La Réunion et l'Île Maurice et que la gérance technique de sa flotte nous fût confiée.
Ultérieurement la Sechap devint la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire mais ceci est une autre histoire...
L'avènement du Front populaire en 1936, avec son cortège de grèves et de nationalisations fut la cause de nombreux troubles dans l'exploitation de nos lignes traditionnelles qui, au cabotage national, eurent en outre de plus en plus à lutter contre une âpre concurrence du rail et de la route.
Par ailleurs, les échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne et surtout l'Allemagne, faiblirent énormément. Les importations de bois polonais et baltes, soumises à contingentement depuis plusieurs années, n'alimentaient plus suffisamment nos "tramps". Il fallut rechercher une nouvelle diversification de nos activités.
La NCHP affréta deux des plus gros navires pour desservir son ancienne ligne Le Havre-Algérie et nous créâmes une ligne Marseille-Ports du nord, ce qui nous permit de nous familiariser avec les conditions d'exploitation spécifiques à la Méditerranée.
En 1938 survint la constitution de la Société française de transports pétroliers. L'achat des premiers navires avait été négocié dans le plus grand secret par la direction de notre succursale de Rotterdam. Leur mise en service sous pavillon français fut réalisée par les soins de nos services armement et technique et la grande majorité des états-majors et des équipages "puisés" dans notre propre personnel navigant.
La guerre de 1939-1945 apporta de profonds bouleversements dans les Services maritimes.
Huit navires de moyen ou petit tonnage furent réquisitionnés par la Marine nationale pour être transformés en patrouilleurs. Cinq parmi eux furent perdus sous pavillon français ou anglais par naufrage ou faits de guerre. Les autres furent affrétés par les Transports maritimes qui nous en laissèrent la gérance technique et nous confièrent en plus, celle de plusieurs unités de France Navigation.
A l'évacuation du Havre, lors de l'invasion allemande en juin 1940, la DGSM se replia à Nantes où elle trouva asile dans les locaux de la SNCO. Elle y demeura quelques mois avant de venir se fixer définitivement à Paris, près du siège social, où elle disposait depuis fort longtemps d'une antenne appelée bureau des services maritimes (BSM).
A l'armistice de 1940 une partie des navires, restés sous notre contrôle, fut saisie par les Allemands en zone occupée. Les autres purent gagner la zone libre, où ils furent administrés par une direction des services maritimes qui s'installa à Marseille, indépendamment de notre succursale locale.
Ces derniers navires continuèrent à naviguer tant bien que mal, suivant les directives des Transports maritimes, entre la France Sud, l'Afrique du Nord et même la COA, jusqu'au moment où les relations furent coupées en novembre 1942, lors du débarquement des Alliés en Afrique du Nord.
En janvier 1942 nous avions eu à déplorer la perte corps et biens, par violent mistral, du s/s "Jumièges" (commandant André Mataguez) qui faisait route de Toulon sur l'Algérie, avec un chargement complet de charbon. Robert Gruss relate le sinistre dans son ouvrage "Sillages disparus" [paru en 1969].
Quelques mois auparavant notre armement avait déjà été endeuillé par la disparition du commandant François Desguez et de plusieurs de nos officiers et marins, embarqués sur le s/s "Guilvinec", dont nous avions la gérance technique, lorsqu'il fut torpillé par un sous-marin italien au large d'Arcachon.
Les navires qui étaient en France Sud furent saisis en 1943 par les Allemands lorsque ceux-ci eurent envahi la zone libre, à l'exception des s/s "Château-Larose" et "Château-Yquem", qui assurèrent un service sur la Corse jusqu'à ce que le "Château-Yquem" fut torpillé à la sortie d'Ajaccio.
Les navires qui étaient en Afrique continuèrent à naviguer mais cette fois pour les besoins des Forces françaises libres. Certains participèrent aux opérations sur la Corse et la Provence, notamment le s/s "Château-Latour".
Notre succursale d'Alger fut chargée de leur gérance technique et de celles des autres unités du groupe dans la même situation.
A la fin des hostilités une faible partie de notre tonnage d'avant-guerre restait utilisable et le remplacement des navires perdus demanda un certain nombre d'années. La flotte de la Maison ne retrouva d'ailleurs jamais son importance d'antan. Les courants commerciaux qui l'alimentaient avant-guerre avaient disparu et nos lignes traditionnelles de cabotage national et international ne purent être rétablies valablement, à l'exception de celle du Havre sur l'Algérie (rachetée à la NCHP). Seul le tramping charbonnier fut assez florissant.
En revanche, l'expérience que nous avions acquise en Méditerranée nous permit d'instituer des services réguliers entre Marseille et les ports algériens et tunisiens.
Citons seulement pour mémoire l'essai malheureux d'une ligne Marseille-mer Rouge avec les s/s "Le-Trait" et "Pomerol", dont nous ne savions que faire.
Cette mutation posa des problèmes difficiles à résoudre car les études faites pendant la guerre sur les types de navires à construire en vue de retrouver notre ancien potentiel avaient été basées sur l'hypothèse d'une reprise progressive de nos activités antérieures.
Les "rescapés" de la guerre - tous des vapeurs de types plus ou moins périmés - et les nouveaux navires achetés ou construits après 1945 formèrent un ensemble hétérogène, mal adapté techniquement et commercialement à nos besoins.
Le ponton-atelier coulé pendant la guerre fut de son côté remplacé par un nouvel atelier pourvu d'un outillage moderne, construit quai Lamandé au Havre qui, dans l'esprit de la direction générale, devait servir, comme avant la guerre, pour l'entretien et les réparations courantes de notre flotte, ainsi que des navires de la NCHP et éventuellement de la SFTP. Mais ces deux sociétés avaient acquis leur complète autonomie et préféraient s'adresser à nos concurrents. Nos navires exploités dans le nord ne lui assurant pas un aliment suffisant, cet atelier dut être cédé à Loire Normandie.
C'est seulement à la fin des années 1950 qu'une deuxième génération plus rationnelle commença à entrer en service sur nos lignes de Méditerranée et au tramping international.
La fin de la guerre d'Algérie marqua le glas de nos lignes régulières France-Afrique du Nord. D'autre part, les charges trop lourdes supportées par les caboteurs pondéreux les rendaient de plus en plus difficilement exploitables sous pavillon français.
Worms Compagnie maritime et charbonnière qui avait regroupé les départements maritimes et combustibles de Worms et Compagnie au début de 1957, décida de disperser progressivement la flotte. Certains navires furent vendus à des tiers - français ou étrangers - d'autres, affrétés, puis cédés à la NCHP pour ses services de cabotage dans l'océan Indien. Nos intérêts au tramping pondéreux furent transférés à la SNCO.
Quant aux états-majors et équipages, ils furent reclassés à la NCHP et à la SNCO, à leur choix, dans le plus large esprit de compréhension et de collaboration des armements concernés.
Quel fut le bateau le plus célèbre de la flotte Worms ?
Je nommerai sans hésiter le s/s "Bidassoa", appelé familièrement, sinon affectueusement, "la Bidasse".
Construit en 1901, à Portishead, doté d'une machine à vapeur Compound à deux cylindres, il filait péniblement 8 noeuds et portait à peine 800 tonnes mais son faible tirant d'eau lui permettait l'accès dans tous les petits ports de la Manche et de l'Atlantique.
Il était particulièrement apprécié dans ceux de Douarnenez, Concarneau et Lorient.
Pendant la guerre de 1914-1918 il fut "camouflé" un certain temps en bateau piège pour la lutte contre les sous-marins allemands.
Saisi en juillet 1940 par les Anglais à Falmouth, il participa, sous pavillon britannique, au débarquement sur les plages du Calvados en juin 1944.
Il nous fut rendu en 1945 et continua à naviguer sur les côtes de France jusqu'en 1950.
Après 49 ans de "bons et loyaux services" - un record -, nous le vendîmes alors pour être démoli en Hollande.
Paris, le 20 juin 1977