1963.03.00.De Worms et Cie.Plaquette dédiée à Hypolite Worms
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Hypolite Worms
M. Hypolite Worms naquit à Paris en 1889. Petit-fils de celui qui avait fondé la Maison en 1848, il y entra en 1908. Il fit ses débuts à Cardiff, dans la succursale établie au cur de la grande région houillère du Pays de Galles. Il partit ensuite pour Port-Saïd, et acheva son apprentissage au Havre, auprès de M. Georges Majoux.
Quand la guerre éclata, il était de retour au Siège et déjà associé. Il était le collaborateur préféré de M. Henri Goudchaux qui avait succédé au grand-père de M. Hypolite Worms comme chef de la Maison. M. Henri Goudchaux suivit le gouvernement quand il quitta Paris pour Bordeaux, laissant la responsabilité de la marche des affaires à son jeune associé, qu'il avait d'ailleurs désigné pour lui succéder. En 1915, déjà gravement atteint dans sa santé, M. Henri Goudchaux se retirait. Il devait mourir en 1916 et c'est ainsi que, de 1914 à 1962, pendant plus longtemps qu'aucun de ses prédécesseurs, M. Hypolite Worms dirigea la Maison qui porte son nom, tellement identifié à elle que leurs deux vies se sont pratiquement confondues au cours d'un demi-siècle.
La guerre requit d'abord toutes ses forces. La Maison qui avait acquis, dans les 70 premières années de son existence, une importance considérable, était spécialisée alors dans le négoce du charbon avec l'Angleterre, et elle avait une grande expérience maritime. Elle se mit donc à la disposition du gouvernement, pour ravitailler en charbon anglais la Marine nationale, les services publics, les industries de guerre. M. Hypolite Worms donna dès ce moment la pleine mesure de ses dons d'organisateur : quand, en 1918, un débarquement en Syrie fut décidé afin de prendre à revers les troupes turques, c'est à lui que la Marine militaire fit appel pour organiser la base de débarquement. L'existence de la succursale de Port-Saïd facilita l'accomplissement de cette tâche. La Légion d'honneur décernée à M. Hypolite Worms au lendemain de la guerre devait récompenser les services rendus au pays dans ces années terribles.
Vinrent alors celles de la reconstruction. La flotte de la Maison, détruite à moitié, fut reconstituée, modernisée, augmentée. Des lignes nouvelles furent créées dans la Baltique orientale, dans la Manche, en mer du Nord. Des succursales charbonnières nouvelles furent fondées à Gand, Rotterdam, Duisbourg, Dantzig et Gydnia. La Maison fut vite en plein essor peu d'années après la guerre, et son jeune chef put donner libre cours alors à son esprit créateur.
En 1928, avec cette sûreté de jugement dans le choix des hommes qui ne devait jamais l'abandonner, il appelait auprès de lui un inspecteur des Finances de trente-cinq ans, qui avait déjà fait une très brillante carrière administrative, M. Jacques Barnaud. En pleine communion d'idées et de travail avec lui, il allait en quelques années transformer la Maison, pour en faire ce qu'elle est devenue.
A cette date, en effet, elle n'était encore qu'une Maison de commerce et d'armement au cabotage très solide, jouissant d'une réputation de premier ordre, et qui n'avait cessé de se développer - mais elle était loin d'atteindre le rang où elle est aujourd'hui. En quelques années, il la lança dans l'armement au long cours, dans l'armement pétrolier, dans la banque et les plus grandes affaires, lui faisant subir la plus étonnante des métamorphoses.
A la vérité la guerre avait déjà provoqué l'extension de ses activités dans un secteur nouveau, celui des constructions navales. Répondant à l'appel du ministre de la Marine marchande, M. Hypolite Worms accepta, en 1917, de créer les Chantiers du Trait. Par là, la Maison faisait son entrée dans l'industrie française ainsi qu'un premier pas vers des activités bien éloignées de celles de ses débuts.
Quelques années plus tard, en 1929, M. Hypolite Worms la lançait dans l'armement long-courrier. Cette année-là, en effet, il fit prendre par la Maison, la direction et le contrôle de la Compagnie havraise péninsulaire, fondée en 1882, qui devint bientôt la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire. Président de cette société, qui assurait la desserte de Madagascar, de la Réunion et de l'Ile Maurice - il en fit l'une des plus belles compagnies de navigation françaises, modernisant et développant sa flotte, l'implantant solidement dans les trois îles, lui donnant un rôle sans cesse croissant dans le trafic entre la France et ces territoires. La Compagnie élargit aussi son aire d'influence, en entrant dans la Conférence du golfe Persique, première compagnie française à participer au trafic régulier de tous les ports du golfe, aux côtés de compagnies étrangères installées là depuis de longues années. M Hypolite Worms restait fidèle ainsi aux plus anciennes orientations de la Maison : son grand-père, puis M. Henri Goudchaux avaient fait de Suez l'un des piliers les plus solides de leur affaire. En envoyant les bateaux de la Havraise dans les ports situés au-delà de Mascate, jusqu'aux bouches du Tigre et de l'Euphrate, et au-delà, il continuait ainsi l'uvre séculaire de ses deux devanciers, pour lesquels sa vie durant, il garda le plus émouvant respect, dont il évoquait fréquemment le souvenir, et sur l'uvre desquels il méditait longuement - surtout dans les dernières années de sa vie où il philosophait volontiers sur l'histoire d'une Maison qu'il incarnait pleinement.
Mais l'année 1929 devait être marquée d'une création plus importante encore que la reprise de cette Compagnie de navigation. Cette année-là, en effet, il décida de créer un département bancaire. Il était frappé depuis longtemps par les services que rendirent à l'économie anglaise ces "merchant bankers" qui avaient donné tant d'essor à l'économie de leur pays. Il avait la conviction que les relations commerciales de la Maison, existant dans le monde entier, et parfois vieilles de plusieurs décennies, seraient un appoint efficace pour une telle activité. Au surplus, tout ce que la Maison faisait dans de nombreux pays, tant sur le plan charbonnier que sur le plan maritime, nécessitait de nombreuses opérations bancaires : pourquoi ne serait-elle pas elle-même son propre banquier ? Ainsi naquit la Banque commerciale, édifiée sur la confiance des clients de la vieille Maison, bientôt doublée par une banque d'affaires sur laquelle M. Jacques Barnaud veilla et qu'il développa à ses côtés, dans une collaboration de chaque instant ; collaboration dont l'évocation aujourd'hui est d'autant plus émouvante que M. Jacques Barnaud devait disparaître quelques semaines seulement après M. Hypolite Worms.
Cette banque, par son dynamisme, devait devenir le plus important de tous les départements de la Maison. Sa création en a transformé la physionomie traditionnelle à un point tel qu'on pense à elle d'abord, bien souvent, quand on parle de la Maison. En ce sens il n'est nullement exagéré d'écrire que M. Hypolite Worms qui n'était pas un financier (répondant aux questions sur sa profession, il déclarait toujours qu'il était armateur), en adjoignant la banque à la Maison qu'il avait reçue lui donna une seconde naissance, et à la lettre la recréa.
Loin de se contenter d'un tel accroissement de ses responsabilités, le chef de la Maison devait répondre en 1938 à un grave appel du gouvernement français. L'insuffisance de la flotte pétrolière française inquiétait les pouvoirs publics. Ils demandèrent à la Maison son concours pour pallier cette faiblesse. C'est ainsi qu'elle réalisa, d'accord avec l'État, l'achat de 110.000 tonnes de tankers, dans des conditions particulièrement avantageuses, en préservant complètement le secret nécessaire à la réussite d'une telle opération. En même temps, la Maison formait rapidement le personnel capable d'utiliser cette flotte qui représentait à l'époque le quart de la flotte pétrolière nationale.
La création de cette Société française de transports pétroliers, dont M. Hypolite Worms prit la présidence, qu'il conserva jusqu'en 1962, fut d'une grande importance, à la veille de la guerre : elle signifiait un renforcement effectif de la défense nationale. La société paya un lourd tribut pendant les hostilités. Mais sous l'impulsion de son président, elle se reconstitua rapidement. Quand il mourut, la société avec ses 15 navires totalisant 365.000 tonnes de port en lourd (trois fois plus qu'en 1939), et deux tankers de 51.000 tonnes en construction, était la troisième société française d'armement pétrolier. Au surplus, en même temps qu'elle jouait un rôle prépondérant dans la direction de la SFTP, la Maison prenait d'importantes participations dans plusieurs autres sociétés de transports pétroliers, si bien qu'en 1962 elle se trouvait en fait à la tête du tonnage pétrolier le plus important du pays.
Et là encore, M. Hypolite Worms, en créant du neuf, en élargissant l'activité du groupe qu'il dirigeait, restait fidèle aux origines mêmes de sa Maison, quand son grand-père, puis M. Henri Goudchaux, se trouvèrent associés aux débuts internationaux de Sir Marcus Samuel, fondateur de la Shell, et l'un des pionniers de cette industrie du pétrole qui devait transformer le monde. Rien n'est plus émouvant, et rien n'est plus riche de leçons, dans la vie de M. Hypolite Worms que cette fidélité aux sources, et cette volonté de dépasser toujours ce que ses prédécesseurs avaient commencé, tout en restant dans la ligne de ce qu'ils avaient voulu ou entrevu. Dans cette continuité et dans cette volonté d'aller toujours au-delà réside l'un des secrets de la Maison, et plus qu'un autre il en était conscient. Même aux moments les plus critiques, il y resta fidèle.
La seconde guerre mondiale lui posa, comme à tous et à toute la Maison, d'immenses problèmes. Elle l'éloigna d'abord de Paris. Le gouvernement l'appela en effet à Londres, dès 1939, pour exercer les fonctions de chef de la délégation française au Comité exécutif anglo-français des transports maritimes, qu'il assuma jusqu'au-delà de l'armistice, assisté de M. Raymond Meynial, qui devait devenir plus tard son associé. Il avait été choisi pour cette tâche délicate, où son succès fut complet, d'abord pour son exceptionnelle connaissance du métier d'armateur, mais aussi pour celle qu'il possédait de l'Angleterre. Ce pays, dont il parlait parfaitement la langue, il le connaissait et l'aimait comme une seconde patrie, et il était uni à lui, depuis de longues années, par les plus intimes liens de famille. Cette connaissance profonde des hommes et des choses de Grande-Bretagne lui permirent de dominer les problèmes posés par le fonctionnement harmonieux de l'alliance franco-anglaise en 1939-1940. On lui doit ces accords franco-anglais du 4 juillet 1940, postérieurs à l'armistice, qui permirent de faire bénéficier la flotte anglaise de tous les affrètements réalisés par la flotte française, et d'augmenter ainsi son rendement, dans un moment où, face à la pression allemande, elle en avait particulièrement besoin.
De retour à Paris, où les risques pour lui étaient considérables, il assista à la destruction, totale ou partielle, de ses diverses flottes, à l'écrasement de ses chantiers sous les bombardements. Mais, il continuait néanmoins à développer la Maison. En 1940, il créait à Marseille une succursale de la Banque afin qu'elle puisse fonctionner aussi hors de la zone occupée. En 1942, il en installait une autre à Alger, qui devait être le point de départ de toute une uvre nouvelle, poursuivie au Maroc, puis au Sahara. Et, quand la paix revint, courageusement, la Maison entreprit simultanément la reconstruction de ses chantiers navals, la reconstitution des flottes de toutes les sociétés maritimes qui dépendaient d'elle, le développement, chaque jour plus ample des activités bancaires, avec ce qu'il impliqua de participation à l'essor économique du pays, à son expansion dans le monde. Jusqu'au bout, tant en sa qualité de chef direct de la Maison, qu'en celle d'administrateur d'affaires importantes, auxquelles il apportait le concours d'une expérience sans seconde, il ne cessa d'agir pour renforcer le potentiel industriel et commercial du pays. La cravate de commandeur de la Légion d'honneur qui lui fut décernée en 1956, vint récompenser un labeur de cinquante ans. En la recevant il tint, avec sa réserve habituelle, à en reverser les mérites sur tous ceux qui, à ses côtés, avaient fait de la Maison ce qu'elle était devenue.
On ne saurait clore cette brève évocation de l'uvre de M. Hypolite Worms sans insister encore sur quelques aspects de ce qu'elle fut.
Jusqu'à la fin, il suivit dans le détail les activités de la Maison. Tout ce qui s'est fait porte sa marque, en ce sens qu'il assuma la responsabilité de tout. Elle s'agrandissait sans cesse, étendait ses prolongements en Afrique, en Asie, en Amérique. Mais elle ne lui échappa jamais. Il ne se contentait pas d'en suivre la croissance. Il s'y associait étroitement, et il avait encore des enthousiasmes de jeunesse pour les chantiers nouveaux où entrait la Maison. Il était le chef, et il le resta jusqu'en 1962.
Il l'était pleinement. Il avait une aptitude innée pour choisir et se décider, pour commander et s'assurer que ses ordres étaient exécutés.
C'était un homme d'action prompt, persévérant, dont le jugement était d'un exceptionnel équilibre. Comme tous les vrais chefs il savait s'entourer. La liste des hommes de premier ordre qu'il a appelés à travailler auprès de lui, dans tous les secteurs, montre toutes ses ressources pour juger les êtres. Quand il avait donné sa confiance, il laissait chacun jouer pleinement son rôle : nul ne fut moins susceptible, et n'écouta jamais plus simplement les objections et les critiques de tous. Rien n'était plus facile que de lui dire pourquoi l'on ne partageait pas son point de vue. C'est parce qu'il savait écouter qu'il sut si souvent se faire écouter, et qu'il créa tant de choses.
Car cette Maison qu'il a quittée voici un an, il la rendait tout autre qu'elle était, cinquante-trois ans plus tôt quand il y entra, plus grande encore, et plus puissante. Il sut lui garder son esprit traditionnel, tout en lui insufflant le sien. Ce sont ses méditations qui ont engendré tout ce qu'elle est devenue, et que tout le monde sait. Jusqu'au bout il aura été son âme, et c'est pourquoi sa disparition a été si douloureusement ressentie par tous.
Derrière sa réserve, en effet, un grand cur battait. Il a aimé tout le personnel placé sous ses ordres, et c'est ainsi qu'il a suscité tant de dévouements, dont l'expression, aujourd'hui qu'il n'est plus là, n'est ni moins fréquente, ni moins forte - mais bien plus émouvante. L'émotion le gagnait quand il évoquait la vie d'un de ses anciens collaborateurs. Il sentait profondément que la force de la Maison était faite d'une chaîne plus que centenaire d'efforts désintéressés, dont les plus humbles étaient ceux auxquels il était le plus attaché. Il avait la passion du travail, et celle de la justice, et c'est sans doute pourquoi il sentait mieux qu'un autre tout ce que signifiait le labeur des hommes.
Parlant à ses collaborateurs, lors du centenaire de la Maison, il disait : « Notre force est dans notre sincérité, dans la transparence de nos desseins, dans la limpidité de nos actes. Nous sommes forts parce que nous sommes simples, parce que nous sommes vrais, en un siècle où ces vertus ont tendance à se perdre. » En ces quelques formules, on dirait qu'il définissait inconsciemment quelques-uns des côtés les plus attachants non seulement de son uvre, mais de sa personne. Faisant le bilan d'un siècle d'activité, il disait aussi : « Considérant ce que nous avons tenté de faire, nous nous en remettons à nos successeurs de dire si nous avons mérité de prendre place dans la lignée de ceux qui ont uvré avant nous. »
Maintenant qu'il n'est plus là, il est permis de répondre à la question qu'il posait. Sans manquer au souvenir ni au respect de ceux qui l'ont précédé - et qu'il avait plus qu'aucun autre - on peut écrire qu'il a été cinquante ans durant le prestigieux chef d'une Maison centenaire, transformée par la puissance de son empreinte, à laquelle il a donné chaque instant de sa vie. Rares sont les existences humaines qui se confondent pareillement avec une uvre, et auxquelles le travail donne tant d'unité.
Cette leçon-là, faite de fidélité, de ténacité et de simplicité, de courage aussi, c'est celle que M. Hypolite Worms, de sa tombe, donne à ceux, de tout rang, qui poursuivent sa tâche et continuent sa Maison.