1949.10.21.De Worms et Cie.Un Centenaire (1848-1948)
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Les pages qui suivent retracent la vie de la Maison Worms et Cie depuis un siècle.
Elles s'adressent d'abord à ses membres et à ses familiers. Elles ont été écrites pour leur faire parcourir les étapes d'une histoire qu'ils ne pouvaient connaître.
Elles veulent être vraies, dussent la fantaisie, la couleur, la légende même, en souffrir. C'est seulement ainsi qu'hommage peut être rendu aux milliers d'hommes qui ont été les ouvriers d'une uvre collective, patiemment, laborieusement édifiée sur les degrés du temps.
Mais l'histoire de cette Maison n'intéresse pas seulement ceux qui la servent. On a pensé, en l'écrivant, à ses amis et à ceux qui voudraient la mieux connaître. Ils trouveront ici la simple relation de ce qui fut. La vie d'aujourd'hui est née de l'effort d'hier, et l'exemple des morts est l'enseignement des vivants.
Origines et essor (1848-1877)
« Mon intention est de donner un grand développement au commerce de charbon pour la France. Mais, comme il faut un commencement à tout, je porte mon attention d'abord sur les vallées de la Seine-inférieure où se fait une forte consommation de charbons : et ces vallées, je veux les desservir au moyen du chemin de fer de Dieppe à Rouen concurremment avec la rivière la Seine et même par l'un et l'autre moyen, suivant que les frets seront plus favorables, soit au point de Dieppe, soit directement au point de Rouen. Je ne vous entretiendrai donc, quant à présent que des affaires à contracter pour le département de la Seine-inférieure.
C'est à Rouen, point culminant dudit département, que viennent se vendre, concurremment, les charbons anglais et les charbons belges. Les premiers, plus appréciés comme qualité, se vendent plus cher, et d'ailleurs les propriétaires des mines belges perdent sciemment quand il s'agit d'une fourniture importante pour l'enlever aux marchands de charbons anglais. Si donc, effaçant tout intermédiaire, opérant au comptant, un ou plusieurs propriétaires des mines de Newcastle ou Sunderland voulaient comprendre qu'avec mon aide et en limitant leurs prix de vente aux dernières extrémités du possible, je pourrais battre les charbons belges au moyen des charbons anglais, ils pourraient être assurés d'une consommation énorme dans ce seul département. Voilà, comme principe, voilà ce sur quoi vous aurez à travailler. »
Cette lettre, qu'Hypolite Worms adressait, le 23 décembre 1848, au directeur de la succursale qu'il venait de créer à Newcastle, peut être considérée comme l'acte de naissance de la Maison Worms.
Hypolite Worms jusqu'en 1848
Né à Metz le 8 novembre 1801, d'une famille de commerçants fixée à Sarrelouis dès 1683, Hypolite Worms s'établissait à Rouen, à 28 ans, commissionnaire et négociant en gros. Après son mariage avec Séphora Goudchaux, fille de banquiers lorrains, il était devenu, à Paris, en 1837, l'associé des frères G. & J. Goudchaux, banquiers eux-mêmes. Quand il les quitta, quelques années plus tard, leurs relations restèrent très confiantes. Aussi, lorsque Michel Goudchaux devint en 1848 ministre des Finances du gouvernement provisoire, et qu'il décida en conséquence de mettre fin à son activité bancaire privée, chargea-t-il Hypolite Worms d'être le liquidateur de sa banque.
Création de la Maison Worms en 1848
Depuis 1845, il s'occupait surtout de fabrication et de vente de plâtre. Comprenant de quelle aide seraient les chemins de fer dans la conquête des marchés, il avait installé ses dépôts dans la plupart des villes pourvues de gares. Suivant le rythme même de la construction des lignes nouvelles, on le trouvait, en 1847, à Bourges, Châteauroux, Vierzon, Rouen, Le Havre, Dieppe, etc. C'est ainsi qu'abordant la Manche, il regarda vers l'Angleterre pour y exporter du plâtre, assuré de trouver dans le charbon anglais le fret de retour nécessaire.
Un de ses amis de Londres, consulté, lui écrivait le 19 juillet 1848 :
« Je pourrais vous envoyer du charbon, et en combinant ainsi l'opération, elle devrait vous donner un débouché très considérable que nous pourrions étendre à plusieurs ports d'ici. »
La révolution industrielle née de la machine à vapeur créait alors en France de grands besoins de charbon, que la production nationale ne parvenait pas à combler. C'est pourquoi les importations passaient de 1.669.000 tonnes en 1842, à 2.549.000 tonnes en 1847, les fournisseurs belges y figurant pour 66%.
Hypolite Worms, qui songeait dès 1842 au commerce du charbon, fut séduit par la perspective de recourir au marché anglais pour entamer les positions de la houille belge. L'ouverture, le 1er août 1848, de la voie ferrée Dieppe-Malaunay, qui constituait un moyen de pénétration avantageux sur Rouen, pouvait lui fournir l'occasion d'une concurrence victorieuse, à condition de disposer en Angleterre d'une source régulière d'approvisionnement, à des prix aussi réduits que possible.
Il importait donc de résoudre le problème de l'achat direct aux mines. A titre d'essai, deux cargaisons arrivaient à Dieppe les 8 et 13 novembre 1848. Les prix de vente se révélèrent inférieurs de 10% à ceux des concurrents. L'expérience vérifiait donc ses prévisions et ses calculs. Des opérations plus importantes suivirent. La Maison Worms était créée. Elle vient donc d'avoir cent ans.
L'installation en Angleterre et en France
Cette première affaire le persuadait de la nécessité de bien choisir le combustible et d'en surveiller le chargement : cela n'était possible qu'en s'installant aux sources.
Newcastle, étant alors le premier port charbonnier des Iles britanniques, il y envoya un jeune Anglais qui y fonda une succursale le 19 décembre 1848.
Hypolite Worms lui adressa aussitôt la lettre qu'on a lue plus haut, véritable exposé de la politique commerciale qu'il entendait suivre pendant de longues années. En même temps, il s'installait en France aux points d'arrivée. Au début de 1849, il fondait à Rouen sa première succursale française. En avril, il s'établissait au Havre, et enlevait rapidement d'importantes adjudications.
Mais le chiffre croissant des importations de charbon anglais rendait plus aiguë la question du fret de retour. Mettant à profit la nécessité où se trouvait l'Angleterre d'importer des produits que son agriculture, sacrifiée à son industrie, ne lui fournissait plus, Hypolite Worms y expédiait des denrées alimentaires. Observant également que Newcastle exportait de la houille dans des pays avec lesquels la France était encore mal reliée, il pensa charger, sur des navires regagnant ce port, des produits français destinés à la Baltique. Hypolite Worms accordait ainsi son affaire à la politique économique de l'Angleterre au XIXe siècle. Elle reposait sur l'exportation du charbon, l'achat de produits agricoles, et l'exploitation d'une flotte transportant partout les produits que le monde entier faisait transiter dans ses ports.
On comprend ainsi que, dès l'origine, la Maison Worms ait pratiqué l'importation des charbons et les transports maritimes. Dès 1849, Hypolite Worms recommandait à son agent de Dieppe de se mettre en rapport avec des courtiers maritimes de Cette, Marseille, Bordeaux et Nantes, pour organiser des services de cabotage. Persuadé au surplus que la navigation à vapeur, en s'imposant définitivement, accroîtrait les besoins en charbon de soute, il se préoccupait déjà d'en obtenir.
Première liaison New York - Le Havre
Dans ses lettres à ses collaborateurs, il traçait toujours d'avance le cadre des activités de la Maison. A la fin de 1849, il définissait, pour son agent de Newcastle, ses buts prochains :
« Je n'ai pas encore abordé tout le littoral depuis Boulogne jusqu'à Bordeaux où je compte bien me procurer des débouchés. Il y a aussi des contrats avec le gouvernement. Si jusqu'à ce jour je n'ai rien fait, c'est que je ne suis pas parfaitement organisé. J'espère, à partir du 1er janvier prochain, être en position de donner une forte impulsion à ces affaires... »
Avant même de pouvoir s'y consacrer, il se trouva associé à l'un des grands événements maritimes de l'année 1850.
Cette année-là, une société de navigation américaine, la New York and Havre Steam Navigation Co décidait de créer la première ligne directe New York - Le Havre par bateau à vapeur. Le 19 octobre, après un voyage de 13 jours 5 heures, le Franklin entrait dans le port normand, accueilli avec enthousiasme par la foule havraise, impressionnée par la nouveauté de cette traversée, et par les dimensions du "gigantesque" navire - qui mesurait en fait 88 mètres de long.
Des personnalités importantes vinrent de Paris par train spécial. L'une d'elles eut ces paroles prophétiques :
« C'est bien ici que nous pourrons dire, sur ce vaisseau qui supprime les distances entre les nations : "Plus d'Atlantique". »
Six mois avant l'arrivée du steamer, Hypolite Worms avait passé un contrat pour la fourniture du charbon nécessaire aux navires de la ligne. Quand le "Franklin" quitta Le Havre, il avait à son bord 800 tonnes de charbon fourni par le dépôt Worms, qui alimenta ensuite les navires de la Compagnie sur cet itinéraire. La Maison participait ainsi activement au développement d'une ligne que l'avenir devait consacrer.
Reconnaissances dans le monde
Poursuivant l'exécution de son plan, Hypolite Worms s'était également tourné vers la marine de l'État, dont il allait devenir l'un des principaux fournisseurs.
Un premier marché, en mars 1850, portait sur 2.000 tonnes fournies à Cherbourg. Dix-huit navires français furent affrétés à cette fin. Quelques semaines plus tard, 2.500 tonnes étaient demandées pour la Martinique. C'était là le début d'une activité peu à peu étendue au monde entier, vers lequel regardait alors le commerce français, enfin sorti de la crise économique de 1847.
Dès lors, Hypolite Worms étudia, et souvent réalisa, des affaires dépassant le cadre de l'Europe : envoi de charbon en Afrique occidentale combiné avec le retour de produits africains au Havre et à Rouen, adjudication de charbon aux colonies françaises d'Amérique, au Cap, à Singapour et à Shanghai, ainsi qu'aux compagnies assurant le service tout le long de la côte californienne, agitée depuis 1848 par la fièvre de l'or. En 1851, Hypolite Worms allait jusqu'en Amérique du Sud, et on le consultait sur la possibilité de ravitailler les navires à vapeur en charbon de soute, dans les ports d'escale de l'Atlantique, comme Madère ou Ténériffe.
Expansion en Méditerranée
Bientôt l'occasion lui fut donnée de pénétrer en Méditerranée.
En 1851, les Messageries nationales avaient repris à l'État le service maritime postal à vapeur Marseille-Constantinople, créé en 1837. Elles recherchèrent donc du charbon. La première adjudication eut lieu à Marseille, pour tous les ports du parcours. Attributaire de 40.000 tonnes sur 50.000, la Maison Worms s'engageait à effectuer ses livraisons à Civitavecchia, Le Pirée, Athènes, Smyrne, Constantinople et Alexandrie.
La navigation à vapeur était déjà florissante en Méditerranée, où les traversées brèves permettent de réduire la soute et d'augmenter la cale. Troisième port du monde après Londres et Hambourg, Marseille apparaissait comme un dépôt charbonnier de grand avenir. Hypolite Worms s'y attacha d'autant plus qu'il devenait en 1855, dans ce port même, fournisseur de toutes les lignes créées peu à peu par les Messageries. Cette présence en Méditerranée devait être capitale pour sa Maison, à ce moment même.
Installation à Cardiff
Insensiblement, le charbon de soute gagnait en importance. Encore peu connu en France, la réputation du "Cardiff" était grande en Angleterre. Dès septembre 1851, Hypolite Worms avait décidé de s'installer dans le grand port gallois.
Présent désormais à Newcastle et Cardiff, c'est-à-dire dans les deux principaux centres de l'exportation houillère, il annonçait son intention d'« aborder les plus grandes affaires dans tous les points du globe où l'on consommait du charbon », et de « livrer partout aussi bien que toute maison anglaise ». Au surplus, Cardiff le rendait plus fort vis-à-vis de Newcastle, tenté d'abuser d'une suprématie jusqu'alors incontestée. Il écrivait dès cette époque à son agent du Pays de Galles :
« Le charbon de Cardiff est appelé à jouer un grand rôle. Bien des maisons de Newcastle qui ont des relations par tout le globe reçoivent et recevront des ordres en charbon de Cardiff, ordres qu'elles ne peuvent remplir. Offrez mes services à ces maisons, je leur vendrai le charbon à aussi bas prix que les mines à cause de mes contrats, et je ferai leurs affrètements. »
C'est ainsi qu'Hypolite Worms devenait le plus gros acheteur français de charbon en Angleterre, et le principal affréteur français de navires naviguant sous pavillon britannique.
La guerre de Crimée allait mettre à l'épreuve la force et les capacités de sa jeune Maison.
La Maison Worms et la guerre de Crimée
La guerre opposa, on le sait, en 1854 et 1855, la Russie de Nicolas 1er à l'Angleterre de Palmerston, alliée à la France de Napoléon III, pour la maîtrise de la Méditerranée orientale.
Le manque de frontières communes entre les belligérants contraignit les deux alliés à opérer des débarquements sur les côtes russes, les uns en mer Baltique, les autres, beaucoup plus importants, dans la péninsule de Crimée. Le transport d'une armée qui finit par compter 200.000 hommes, à 3.000 kilomètres de ses bases, ainsi que du matériel nécessaire pour la campagne, exigeait une flotte nombreuse et de gros tonnages de charbon. Le gouvernement impérial eut donc brusquement besoin de charbon de soute. Or, la pénurie était telle que le maréchal de Saint-Arnaud, commandant en chef du corps expéditionnaire, résumait ainsi la situation :
« II n'y a de charbon nulle part, et Ducros[1] ordonne de chauffer avec le patriotisme des marins. »
En effet, et on l'a trop peu remarqué, cette guerre était la première dans laquelle la navigation à vapeur était appelée à jouer un rôle décisif.
Dans cette conjoncture critique, Ducros fit venir le fondateur de la Maison Worms. Il connaissait la qualité de ses fournitures à la Marine, et les vastes possibilités que lui donneraient ses relations avec les Messageries impériales en Méditerranée. Il lui laissa carte blanche. Hypolite Worms réussit à obtenir des conditions très avantageuses pour le gouvernement français, malgré les nombreuses demandes encombrant le marché du fret. Il répondait d'ailleurs à la confiance du ministre en écrivant à ses agents du Havre :
« Cette liberté illimitée entraîne pour des gens honnêtes une grande responsabilité morale. »
En fait, il mettait sa grande expérience des affaires à la disposition du directeur du matériel du ministère, et par conséquent de l'État, qui put traiter au meilleur compte. Ce sens scrupuleux de l'intérêt général se passe de tout commentaire.
On aura une idée du trafic global en se souvenant que les seules "subsistances" exigèrent 1.800 navires, tandis qu'il en fallait près de 250 pour assurer une liaison constante entre la France et les lointains champs de bataille, sans compter ce qu'exigea le débarquement dans la mer Baltique.
Ainsi, à son rang, qui n'était pas négligeable, Hypolite Worms fut l'un des artisans de la victoire. Sans le charbon, elle n'eût pas été possible. Et c'est le charbon aussi qui fit de cette guerre la première guerre moderne.
Création des Services maritimes
A ce point du développement de la Maison Worms, la marine marchande française ne s'était pas encore relevée d'une décadence commencée en 1789. La crainte d'un nouveau conflit avec l'Angleterre, en 1840, restreignit encore les investissements dans le secteur maritime. Le retour progressif de rapports normaux avec Londres provoqua un nouvel essor des affaires maritimes. Hypolite Worms fut des premiers à y participer.
C'était le moment historique du remplacement des navires à roues par les navires à hélice. Le fondateur de la Maison avait suivi les expériences décisives par l'intermédiaire de ses agents de Newcastle. Il vit le parti que l'on pouvait tirer de leur utilisation dans le transport charbonnier, et l'accroissement de trafic qui devait en résulter. Deux navires "héliciers", comme on disait alors, furent donc mis en chantier à Hull.
Armateur dès la fin de 1855, Hypolite Worms possédait, un an plus tard, une flotte de quatre navires à hélice, les plus modernes des bateaux de charge alors en service.
Ligne de Hambourg
et pénétration dans les mers du nord
Dès son installation à Newcastle, Hypolite Worms avait vendu du charbon aux riverains de la Baltique. En 1854 il en fournit à Kiel, en prévision de la campagne contre la Russie. Deux de ses bateaux, le "Séphora" et "Emma", avaient été affrétés à la fin de 1857, pour deux voyages vers le Nord. Il envisagea ensuite de créer une ligne régulière entre Bordeaux et Hambourg.
Le premier parcours était inauguré entre le 16 et le 22 février 1859 par le "Séphora", dont le pont même regorgeait de marchandises. Six navires de 4 à 600 tonneaux équipaient ensuite cette ligne qui fut la première de l'Armement Worms. Elle survécut aux deux premières guerres franco-allemandes. La dernière, en revanche, lui a porté une atteinte qu'on veut espérer momentanée.
D'autres lignes régulières apparurent : Bordeaux-Rouen en 1868, Bordeaux-Anvers en 1869, orientées comme la précédente vers les mers du nord de l'Europe, et délimitant, dès les premiers jours, un domaine maritime qui s'est maintenu jusqu'à nos jours.
Installation à Grimsby
La liaison régulière avec l'Angleterre avait été établie dès 1856, dans des circonstances qui valent d'être rappelées, car elles montrent l'interdépendance du développement des affaires charbonnières et des affaires maritimes.
L'attention d'Hypolite Worms s'était portée sur le charbon de Hull. Il lui fallait en effet de nouvelles sources d'approvisionnement pour satisfaire de croissantes demandes. Grimsby, port naturel des charbons du Yorkshire, offrait l'avantage d'un faible encombrement et d'un équipement convenable. Le Manchester Sheffield and Lincoln Railway recherchant un partenaire pour la création d'une Société franco-anglaise de navigation, destinée à développer ce port, Hypolite Worms constitua le groupe français avec ses amis havrais et rouennais.
En mars 1856, la Société anglo-française de navigation, au capital de 100.000 Livres, était fondée, tandis que la Maison Worms s'installait également à Grimsby, et confiait sa succursale à Henri Josse. Un mois plus tard ses navires reliaient Grimsby à Dieppe, Le Havre et Rouen. L'introduction du charbon de Yorkshire sur le marché français, jusqu'à la région parisienne, fut ainsi facilitée. L'importance du trafic dans les deux sens provoqua la création d'une liaison régulière Dieppe-Grimsby, profitable aux deux ports.
Équipement de la France du sud-ouest
Avec l'ouverture de la ligne de chemin de fer Paris-Bayonne, le Sud-Ouest offrait, à son tour, un important débouché aux charbons anglais. Il devait également fournir aux héliciers leur fret de retour.
Hypolite Worms négociait aussitôt avec Émile Pereire, Président du Conseil d'Administration des Chemins de fer du Midi et obtenait à Bordeaux la fourniture de 20.000 tonnes de Cardiff. Dès qu'ils étaient déchargés, les navires regagnaient le Canal de Bristol, avec des marchandises embarquées sur les quais de la Gironde. Il créait dans les Landes des chantiers de fabrication de traverses de voie ferrée, de bois de mines et de poteaux télégraphiques. Il en exportait jusqu'aux Indes.
Hypolite Worms se trouvait donc associé aux travaux d'équipement de cette région, activement poussés sous le Second Empire.
Navigation à vapeur
Dépôts charbonniers
Le commerce du charbon demeurait en ce temps-là l'essentiel de l'activité de la Maison. Dès 1858, la succursale de Marseille était ouverte et pourvue de charbons anglais. D'importantes fournitures étaient faites aux chemins de fer et aux industries gazières d'Espagne et d'Italie, ainsi qu'à la Marine sarde : la Maison posséda même une agence à Gênes et une usine à gaz à Turin. En mer Adriatique, le Lloyd autrichien enrichissait à son tour une clientèle de plus en plus vaste. La Maison fournissait également les chemins de fer algériens et les dépôts de la Marine française en Extrême-Orient.
Mais déjà, le charbon de soute prenait une grande importance dans le commerce charbonnier. L'avenir de la navigation à vapeur s'élargissait grâce à des perfectionnements techniques efficaces. Hypolite Worms entreprit de multiplier le nombre de ses dépôts pour profiter de cet essor.
Les Messageries impériales, concessionnaires en 1860 du réseau postal de l'Atlantique Sud, lui demandaient d'organiser leur ravitaillement à Lisbonne et Rio-de-Janeiro. En 1863, créant au départ de Marseille un service sur la Cochinchine, avec transbordement par le chemin de fer d'Alexandrie à Suez, la même Compagnie le chargeait de constituer des stocks à Aden, Pointe-de-Galle (le port de Ceylan) et Calcutta.
Participant ainsi à l'équipement des routes maritimes du monde, Hypolite Worms ne pouvait se désintéresser d'une uvre aussi décisive que le percement de l'Isthme de Suez.
La Maison Worms et le creusement du canal de Suez
En fait, il était déjà en relations d'affaires avec l'Égypte. Il fournissait en charbon les dépôts des Messageries, les chemins de fer, et diverses industries. Les travaux du Canal, commencés à Port-Saïd en 1859, exigeaient un outillage mécanique puissant, qui posait le problème de la fourniture de charbon aux entrepreneurs, notamment à Borel, Lavalley et Cie. Hypolite Worms s'en chargea à partir de 1865. Il s'agissait de quantités considérables, à livrer promptement, ce qui accroissait les difficultés nées de la pénurie des navires. Il devenait en outre le fournisseur de la Compagnie. L'ouverture de l'écluse du Canal d'eau douce allait transformer le trafic. Le 15 août 1865, une cargaison de 300 tonnes de houille sur chalands suivit le Canal maritime de Port-Saïd au lac Timsah, puis gagna Suez par le Canal d'eau douce depuis Ismaïlia.
Pour la première fois, on allait de Méditerranée en Mer Rouge par voie d'eau, sans transbordement. Pour la première fois, du charbon venant de la Méditerranée arrivait par eau à Suez, afin de ravitailler les navires venant de l'est. La Maison Worms en avait fourni la plus grande part. Elle devenait alors en 1867, le fournisseur à Suez des Messageries impériales. Elle proposait à la Peninsular de lui expédier du charbon par la même voie. Il arrivait à Port-Saïd, et des chalands le transportaient à Suez, où les navires des deux Compagnies en prenaient livraison.
Hypolite Worms fut ainsi amené à créer une succursale à chaque extrémité du Canal : Port-Saïd et Suez. Il entendait y vendre du charbon et y développer ses activités de transitaire et de consignataire. Il pensait aussi aux opérations de banque, nées du mouvement de fonds provoqué par le passage de nombreux navires.
En juin 1869, l'un de ses plus anciens collaborateurs arrivait à Port-Saïd. Il devait notamment se mettre en mesure de ravitailler les navires qui devaient participer aux fêtes de l'inauguration. Opération importante, qui portait, à son estimation, sur 6 à 8.000 tonnes, entraînant des frais de premier établissement, d'achat, de transport et de stockage, véritablement énormes pour l'époque et pour un seul homme.
On imagine difficilement aujourd'hui le risque couru par Hypolite Worms. On croit qu'en misant sur le succès du Canal, il ne faisait que suivre l'opinion. Rien n'est plus faux. Pour une bonne part, elle croyait à l'échec de cette entreprise titanesque. La nature désertique semblait invincible, non seulement en s'opposant aux travaux, mais en rendant impossible le maintien du Canal en état de navigabilité. En Angleterre plus qu'ailleurs déferlait une vague d'hostilité. Les objections techniques, favorisées par la prépondérance encore existante de la navigation à voiles, rejoignaient celles que suscitaient les besoins financiers de l'entreprise. Hypolite Worms, au contraire, avait confiance dans l'avenir du Canal, pièce maîtresse de la nouvelle route de l'Océan Indien.
Pourtant son optimisme était soumis à rude épreuve par ses agents locaux, aux prises avec de lourdes difficultés, et qui, quinze jours avant l'inauguration, croyaient que l'affaire serait un irréparable échec. Ils lui écrivaient des lettres désabusées, où ils répétaient qu'ils n'avaient aucune foi dans les destins du Canal, que la lutte à mener était impossible, et qu'en mettant les choses au mieux, le passage ne serait jamais qu'un "tour de force, mais non une chose pratique".
L'inauguration du Canal et le charbon Worms
L'inauguration, fixée au 17 novembre 1869, ne mit pas fin à leurs doléances. Malgré quelques incidents, elle réussit. Le fait le plus spectaculaire fut la rencontre à Ismaïlia des bateaux partis de Suez et de ceux venant de Port-Saïd. Mais l'affluence des steamers n'avait provoqué qu'une demande de 500 tonnes de charbon. Et ce calme devait durer. Huit jours après, l'un des agents d'Ismaïlia écrivait qu'il n'y aurait sans doute qu'un petit nombre de vapeurs « qui entreprendraient régulièrement le voyage d'Europe vers l'Inde par le Canal ». Et celui de Port-Saïd renchérissait, le 9 décembre. Signalant qu'aucun navire n'était en vue, il concluait : « Le Canal est raté », pour résumer la situation, quelques jours plus tard, par ces mots : « Ici calme de mort ».
Nous avons peine à concevoir aujourd'hui que le Canal n'ait pas attiré immédiatement la navigation. Pourtant, il n'y eut que 9 passages en décembre, 16 en janvier 1870, 20 en février. Les pessimistes pouvaient triompher, et ne s'en privaient pas.
Hypolite Worms n'avait jamais ni désespéré, ni renoncé. Son charbon était là avant l'achèvement du Canal, ce qui avait permis d'ailleurs à son agent de Port-Saïd d'écrire le 9 décembre 1869 à Ferdinand de Lesseps :
« Seule, ma Maison n'a pas hésité à faire venir des charbons, et sans son concours, toutes les marines de France et des autres puissances représentées ici le 17 novembre eussent littéralement manqué de combustible. »
La veille, Hypolite Worms avait énergiquement réconforté son agent :
« Vous semblez désespérer de l'avenir du Canal. Je ne sais où vous puisez vos craintes que je suis loin de partager. Avant peu, la plus grande activité régnera dans cette partie de l'Égypte, ce sera le plus grand passage de l'Inde, chaque jour vous verrez passer des steamers. »
II continua donc la lutte, et l'on sait dans quel sens l'histoire a tranché ce débat.
Essor de la succursale de Port-Saïd
Le chef de la Maison consacrait tous ses soins à Port-Saïd. Un matériel coûteux fut acheté, le dépôt constamment approvisionné. D'importants armements le choisirent comme consignataire. Au lendemain de la guerre de 1870, il envoya son jeune collaborateur Henri Goudchaux à Londres pour prospecter les armateurs anglais. Il le chargea notamment de prendre contact avec la Maison James Burness & Sons, avec laquelle il était en rapport depuis la guerre de Crimée. Elle avait des dépôts à Gibraltar et à Malte d'une part, à Aden, Pointe-de-Galle et Singapour d'autre part, jalonnant ainsi la route d'Angleterre aux Indes, à l'exception de la zone du Canal. Une entente avec les Burness fut conclue en 1872. Ils devenaient les agents de Worms à Londres, lequel renonçait à établir des dépôts là où ils avaient les leurs.
A la fin de 1872, la succursale égyptienne avait livré près des trois-quarts du charbon aux navires en transit. Trois ans après l'inauguration du Canal, la Maison était solidement installée. On voit encore près des bureaux actuels, une tourelle en bois de trente mètres de hauteur. Les guetteurs s'y succédaient pour signaler l'arrivée d'un navire. Ceux qui devaient le ravitailler se préparaient. Les bateliers vêtus de longues robes multicolores, uniforme de la Maison, partaient en ramant aux accents d'une mélopée orientale. Et l'on essayait d'enlever la fourniture...
La guerre de 1870
Cependant que les affaires d'Égypte débutaient, la guerre de 1870 éclatait. La ligne de Hambourg était interrompue. Les bateaux de la Maison étaient affrétés par le gouvernement, et Hypolite Worms devait assurer d'importantes fournitures de charbon à la Marine Nationale à Cherbourg, Brest et Toulon. En même temps, il prenait une large part à l'équipement de l'Escadron des éclaireurs de la Seine, qui s'illustrait à la bataille de Champigny. Son gendre, le commandant Franchetti, y fut mortellement blessé, cependant que Lucien Worms, son fils, y gagnait la Légion d'Honneur pour sa conduite au feu.
Après la guerre, Hypolite Worms sauva la ligne de Hambourg que les Allemands auraient voulu exploiter pour leur compte. Peu de temps après, la Maison cessa d'être la propriété exclusive de son fondateur. En 1874, il s'adjoignit comme associé son collaborateur Henri Josse, avec lequel il constitua la Société en nom collectif Hypolite Worms et Cie au capital de 4.500.000 francs, ramené à quatre quelques années plus tard, et conservé ainsi jusqu'en 1940. Le siège, transféré 7 rue Scribe en 1865, se déplaça à nouveau en 1877. Ses bureaux s'installèrent 45 boulevard Haussmann, dans une maison que le fondateur de la Maison, lui-même, fit construire.
La fin d'Hypolite Worms
Jusqu'au bout, Hypolite Worms dirigea ses affaires. Ses forces déclinaient néanmoins et, en 1877, dans sa 76e année, il s'éteignait, vingt-neuf ans après avoir fondé sa Maison.
Il avait été un représentant typique des grands hommes d'affaires du Second Empire. Précurseur et pionnier en maintes circonstances, il aimait le risque mais gardait le sens du possible. Il comprenait dès le principe l'importance des chemins de fer, ajustait l'extension de sa Maison à leur progression, et orientait ses affaires d'après leur tracé. Il croyait à la navigation à vapeur quand, la voile triomphait, parce qu'il concevait les possibilités ouvertes par la substitution de l'hélice à la roue. Son intuition la plus profonde fut d'imaginer, dès 1848, le rôle que jouerait la houille anglaise dans l'économie moderne. C'est pourquoi il s'établissait en Angleterre, et y prenait une place de premier ordre dans l'exportation du charbon, qu'il contribuait en outre, plus qu'aucun autre, à introduire en France.
Il prenait place, enfin, au Canal de Suez, quand les Anglais mêmes doutaient encore du succès. Marqué par l'influence saint-simonienne, qu'il avait subie comme tant d'autres, il voulait être présent sur la plus grande voie maritime du monde. Il était donc le premier à Port-Saïd, dont il étendait promptement et largement les installations initiales.
Dès 1871, il assurait 7% de l'exportation charbonnière de la Grande-Bretagne dans le monde entier, soit environ un million de tonnes. La place qu'il occupait dans ce domaine était d'autant plus significative qu'il était Français, et qu'il partageait ainsi avec dés Anglais l'une de leurs principales activités commerciales. A ce titre, il mérite d'être considéré comme ayant contribué directement au développement économique des Iles britanniques au XIXe siècle.
Toutes les marines de l'Europe étaient ses clientes. Il organisait des lignes de navigation importantes en un temps de crise grave pour la marine marchande française. Résolu, dès le début, à exporter le charbon anglais en se chargeant lui-même des affrètements, il décidait rapidement d'acquérir des bateaux. En même temps, il décentralisait au maximum ses activités. Moins de vingt ans après avoir créé la Maison, il se trouvait donc à la tête d'une dizaine de steamers, et de treize succursales ou agences françaises et étrangères. Il réduisait fortement le déficit charbonnier de la France, et facilitait ainsi son industrialisation, cependant que ses navires lui gagnaient des marchés. Et l'on ne peut oublier le rôle important joué par sa Maison au cours de la guerre de Crimée.
Mais la marque distinctive de l'uvre d'Hypolite Worms était dans le caractère personnel qu'il donnait à son uvre, en un temps où les affaires évoluaient vers l'anonymat. A une époque où disparaissait le négociant-armateur, dont Jacques Cur a donné le modèle, et où les grandes affaires s'organisaient en Compagnies, du Lloyd autrichien (1836) à la Compagnie générale transatlantique (1862), il devenait précisément ce négociant-armateur, engageant ses seuls capitaux dans ses entreprises, dont il assurait l'entière direction.
Cette empreinte indélébile de la forte personnalité d'Hypolite Worms est plus significative encore, pour l'histoire de sa Maison, que les voies qu'il lui a ouvertes, et que les résultats obtenus. Car ses successeurs d'aujourd'hui assument, selon les mêmes principes, de pareilles responsabilités.
Extension et consolidation
1877-1914
La Maison allait donc être dirigée par Henri Josse. Né en 1818, il avait dû s'exiler à Londres, au lendemain du coup d'État du 2 décembre 1851, à cause de ses convictions républicaines. Il s'était fait naturaliser Anglais. Il devint le collaborateur d'Hypolite Worms en 1854. Directeur de la Succursale de Grimsby en 1856, il fut associé en 1874. Après avoir siégé à la Chambre des Communes, il n'avait pas demandé le renouvellement de son mandat, car il l'estimait incompatible avec ses responsabilités dans une Maison française.
En 1881, de nouveaux associés entraient dans la société qui s'appela désormais Worms, Josse & Cie. Henri Goudchaux était du nombre, qui deviendra le chef de la Maison, en 1893, à la mort d'Henri Josse.
Henri Goudchaux
Dès 1881, le jeune associé jouait un rôle considérable dans la Maison, bien avant d'en être le chef incontesté.
Né à Paris en 1846, il était le neveu du Ministre des Finances de 1848, et le cousin par alliance d'Hypolite Worms. Il voulait être reçu à l'École Normale Supérieure. Mais le fondateur de la Maison l'appela auprès de lui en 1863, et l'envoya à Cardiff où il rendit de grands services. Il le chargea de missions diverses, notamment à Londres, au lendemain de la guerre de 1870, pour régler les affaires de Port-Saïd. La différence d'âge n'altérait pas l'intimité réelle de leurs relations. Peu à peu, la part d'Henri Goudchaux dans l'activité de la Maison s'élargissait. A partir de 1893, il la dirigea pleinement et presque exclusivement. L'apport de son travail personnel y était considérable, et s'étendait au détail même. Ceux qui l'ont connu racontent que ses Directeurs, avant le rapport quotidien, relisaient attentivement leurs dossiers, pour répondre sans erreur aux questions précises qu'il posait...
Henri Josse, puis Henri Goudchaux, gouvernèrent la Maison dans une période d'âpre concurrence. Ils luttèrent vigoureusement pour maintenir, consolider, et étendre ses conquêtes. Devant eux se dressaient, non seulement l'Angleterre au faîte de sa puissance, mais encore de jeunes géants en pleine croissance, les États-Unis, l'Allemagne, le Japon. Le charbon anglais trouvait devant lui le charbon allemand. Partout naissaient lignes nouvelles et nouveaux dépôts. Et la voie ferrée, qui s'étendait largement, portait des coups renouvelés au cabotage national.
En face de ces difficultés, d'autres facteurs plus favorables existaient heureusement : croissance des besoins en charbons industriels et de soute, apogée du libre commerce entraînant un développement corrélatif de la marine marchande, naissance d'activités économiques nouvelles, comme celle du pétrole, auquel la Maison ne resterait pas étrangère. Il serait certes passionnant de retracer toutes les luttes qu'elle soutint, mais il y faudrait un cadre plus vaste que ce bref mémorial. Le seul tableau de sa croissance en donnera néanmoins une idée suffisante.
Charbons industriels et charbons de soute
La Maison continuait, comme les années précédentes, à passer d'importants marchés de fourniture de charbons industriels, notamment pour l'industrie gazière à laquelle Henri Goudchaux vouait une attention particulière. La Maison s'intéressait également aux dépôts de charbon de soute. Mais, à cause de l'âpreté de la concurrence, elle entendait se limiter. Henri Goudchaux croyait en effet que seuls pourraient vivre les dépôts qui étaient installés dans des stations charbonnières de premier ordre, comme Alger ou Port-Saïd.
En d'autres ports, pourtant, la Maison s'établit, et parfois durablement. Dans les quarante dernières années du XIXe siècle, elle ne cessa de ravitailler la ligne de l'Atlantique Sud. Elle avait commencé à approvisionner le dépôt de Dakar dès 1861 pour le compte des Messageries impériales. Elle s'intéressait à la création de plusieurs autres, notamment à St-Vincent du Cap Vert, mais cette activité était gênée par le retard économique de la zone sud de cet Océan et la difficulté d'obtenir la clientèle anglaise, dont l'importance était décisive.
Au contraire, l'océan Indien, en bordure de l'Afrique, était plus actif. La Maison nouait alors des liens avec La Réunion et Madagascar. Elle eut un dépôt à Zanzibar en 1885, dont le développement fut entravé par la signature du traité anglo-allemand de 1890.
Création de la succursale d'Alger
C'est en Afrique du Nord qu'Henri Goudchaux créait en 1892 sa principale succursale africaine. Bien avant 1848, Hypolite Worms avait envisagé la mise en valeur de vastes terrains en Algérie, et l'exploitation d'une mine de plomb à Constantine. Dès 1851, il livrait du charbon à Alger. A partir de 1856, il approvisionnait les dépôts des Messageries à Oran, Alger, Bône et Tunis; et en 1888, la Maison commençait de fournir les chemins de fer algériens.
La situation du port d'Alger justifiait la création d'un dépôt. De nombreux bateaux y charbonnaient, et la Maison avait intérêt à s'y établir, pour concurrencer indirectement Gibraltar et Malte et consolider sa position sur le canal de Suez.
Après bien des traverses, la succursale fut ouverte. Le premier navire chargé de charbon gallois arrivait le 11 janvier 1892. Une flottille de chalands marseillais et un remorqueur gallois équipaient le dépôt dans la lutte qui s'engageait. Quatre maisons rivalisaient avec Worms, et d'autant plus sévèrement qu'il s'agissait de Maisons algéroises, spécialisées elles aussi dans l'exportation du charbon. Un vieil employé qui a connu la succursale en 1898, évoque ainsi les méthodes de travail :
« II fallait se battre pour obtenir un ordre... On devait se rendre au devant du client à la rame. Aussi, dès qu'une fumée était aperçue au large, les commis s'apprêtaient à se présenter à bord aussitôt l'amarrage pour essayer d'obtenir une commande parfois modeste. »
La Maison Worms était gênante et on l'attaquait vivement. Comme elle avait obtenu dès les premières semaines une grosse adjudication pour la Marine française, la presse locale l'accusait d'être une maison anglaise. La Bataille du 28 février 1892 paraissait avec ce titre sensationnel :
« L'amirauté d'Alger - Les fournitures pour la flotte française confiées aux Anglais. »
Mais d'autres journaux, mieux informés, n'hésitaient pas à souligner les avantages que la présence de cette Maison française, déjà vieille, pourrait valoir au port d'Alger. Ils insistaient notamment sur la possibilité de concurrencer les dépôts charbonniers de Gibraltar et de Malte.
Malgré cette campagne, la Maison Worms consolidait sa position. De nombreux navires anglais prenaient l'habitude de charbonner à son dépôt, et il en résultait un effort de l'administration pour améliorer l'équipement du port. La grève galloise de 1893, la création de dépôts allemands, ne ralentirent pas le développement de la succursale algéroise.
Développement du dépôt de Port-Saïd
Dans le même temps, la succursale de Port-Saïd se développait d'autant plus qu'Henri Goudchaux lui vouait une prédilection certaine. De Londres en 1871, quand il négociait à son propos avec les Herring et les Burness, il écrivait à Hypolite Worms :
« Attachons-nous à Port-Saïd exclusivement, je ne crois pas que nous nous en trouvions mal. »
Par sentiment et par raison, il était l'homme de Port-Saïd.
En 1891, 4.206 navires franchissaient le Canal, attestant les prodigieux progrès accomplis en vingt ans. Cette même année, la succursale fournissait 500.000 tonnes à 1.548 navires, soit la moitié du tonnage du charbon embarqué dans le port. La Maison Worms ne cessera pas d'être le principal fournisseur de charbon dans la zone du Canal.
Pourtant, la concurrence y était sévère, et des dépôts nouveaux s'y créaient. Mais la Maison restait le fournisseur exclusif des Messageries maritimes, comptait parmi ses clients les Marines de guerre d'Angleterre, d'Autriche-Hongrie et d'Italie, et rayonnait jusqu'aux Indes et en Extrême-Orient. L'activité de la succursale était telle que, dès 1882, elle possédait une flottille de 62 chalands de fer, à peine suffisante pour son incessant trafic. Port-Saïd s'affirmait ainsi comme le plus grand dépôt de la Maison.
Le rôle de la Maison la mêlait à toute la vie du Canal et en 1887, par exemple, elle fut l'un des principaux instruments d'une utile amélioration du trafic.
L'accroissement du nombre des navires provoquait un perpétuel encombrement, et une forte élévation de la durée du transit. La navigation de nuit pouvait pallier cette difficulté, mais elle nécessitait à l'avant des navires de puissants projecteurs. La Compagnie n'envisageait pas de les en pourvoir, et les armateurs hésitaient devant les frais à engager. La Maison Worms décida d'en faire fabriquer, de les entreposer à chaque extrémité du Canal et de les louer aux navires. Le premier trajet de nuit eut lieu en juin. Les passages nocturnes se multiplièrent et la Maison Worms en assura un grand nombre : les lenteurs qui entravaient le trafic furent ainsi surmontées.
Malgré la grève de 1893 et la concurrence de Maisons anglaises et allemandes, le dépôt se développa. Il avait acquis, à la fin du siècle, de nouveaux clients : les marines impériales de Russie et du Japon, ainsi que la flotte volontaire russe et la grande société japonaise Nippon Yusen Kaisha, qui avait établi, en 1896, un service régulier vers l'Europe.
En 1904, la tension russo-japonaise augmenta soudain la demande de charbon à Suez, où les navires de guerre des deux pays charbonnaient en général. La Maison y livra en quelques jours, au prix d'un effort intense, autant de charbon qu'en une année. Quand les hostilités se déclenchèrent, l'Amirauté russe la sollicita plusieurs fois pour d'importantes fournitures à sa flotte de haute mer, qui devait aller au devant de la marine nippone.
La Maison Worms et le pétrole de la Shell
L'installation de la Maison à Port-Saïd l'orienta au même moment vers l'une de ses activités les plus originales.
Dans les dernières années du XIXe siècle, la Maison Marcus Samuel & Co de Londres, faisait son entrée dans les affaires de pétrole. Elle décidait de faire passer par le Canal des navires-citernes transportant le pétrole en vrac. L'intervention d'Henri Goudchaux fit accepter ce projet par la Compagnie du Canal. Celle-ci lui demanda de cautionner certains engagements financiers de Samuel, nécessaires à l'exécution de son entreprise. Il le fit. En même temps, il devenait l'agent général de Samuel en Égypte, et son fournisseur de charbon, de Constantinople à Colombo. Depuis ce moment, les relations des deux maisons n'ont jamais cessé, pas plus que celles existant avec les Burness de Londres.
En 1897, la Shell venait d'être créée par la Maison Samuel pour prendre en charge l'ensemble de ses intérêts pétroliers. La vente du pétrole pour la navigation se développait, et exigeait qu'on organisât des dépôts sur les grandes routes maritimes, comme trente ans plus tôt on y installait des dépôts de charbon. La Shell désirait équiper d'abord la route d'Europe en Indochine, afin d'utiliser ses puits indonésiens. Elle demandait donc à la Maison Worms d'être son agent à Marseille, Port-Saïd et Suez, où sa situation exceptionnelle faciliterait la solution de bien des difficultés.
La Maison acceptait et obtenait elle-même l'autorisation d'établir des réservoirs à chaque extrémité du Canal. Trois d'entre eux, de 4.000 tonnes, étaient rapidement construits à Port-Tewfik. La première cargaison de "liquid fuel", de 6.050 tonnes, y arrivait sur le Nérite le 18 octobre 1899, et on la déchargeait dans le temps record de 31 heures. On sait que depuis cette date le pétrole a pris une place largement prépondérante dans le trafic du Canal, et l'on mesure mieux ainsi le rôle d'Henri Goudchaux dans cette entreprise.
Comme Agent général de Samuel, puis de la Shell, la Maison Worms avait le monopole de la vente en Égypte et au Soudan. Elle ouvrit donc des succursales au Caire et à Alexandrie et établit des dépôts dans les villes et villages égyptiens. Son rôle dans le commerce de l'or noir était tel qu'au début du siècle le bidon de pétrole, en Égypte, s'appelait un "worms". Néanmoins, malgré la très grande extension prise par la vente du pétrole, le charbon garda sa prépondérance à Port-Saïd jusqu'à 1918. La Maison Worms, dans cette période, participait à 50% du trafic du Canal de Suez, et il lui arriva, plus tard, de fournir jusqu'au tiers des recettes décadaires de la Compagnie.
Extension des Services maritimes
Le développement de toutes ces affaires marchait de pair avec celui des services maritimes.
En 1881, une importante modification intervint dans leur organisation. La Maison Worms racheta totalement l'armement F. Mallet du Havre, avec lequel existaient des rapports très étroits depuis trente ans, et dont le rôle avait été important. Désormais le cabotage national et international tint plus de place encore dans la politique de la Maison. Elle l'effectuait avec une flotte dont les ports d'attache étaient Le Havre, où siégeait la Direction des services maritimes, et Bordeaux, où Hypolite Worms avait débuté comme armateur.
Henri Goudchaux fit de profonds changements dans les services maritimes quelques années après la mort d'Henri Josse. Sous son impulsion les lignes de la Maison prirent dans les vingt années suivantes un grand développement.
Les lignes Worms au début du XXe siècle
La ligne Bordeaux-Hambourg, par Le Havre, restait le fleuron de la Maison. Elle nécessitait quatre départs par mois, presque depuis sa création. C'était pour cette ligne qu'on mettait en construction, en 1913, la série des quatre "Château", afin d'avoir une flotte homogène et d'un port en lourd suffisant.
La ligne était l'objet d'une concurrence constante émanant de maisons hambourgeoises, d'un armement danois et même de maisons françaises. Elle y résistait par la régularité de son service, et la pratique d'ententes avec les diverses compagnies. Afin de la protéger, la Maison ouvrait en 1896 deux succursales à Dunkerque et Rouen. Elle comptait ainsi ramener à Dunkerque une partie du trafic de la région du Nord, détourné jusque-là vers Anvers, et améliorer le service des transports vers Paris.
Parallèlement à cette ligne, fonctionnait celle de Bordeaux à Anvers, créée en 1869, et développée en accord avec l'armement Deppe. Elle comportait également un départ hebdomadaire. Son existence consolidait la ligne de Hambourg. L'intérêt que la Maison portait à la mer du Nord la rendait attentive à l'ouverture du Canal de Kiel, en 1895. Le rôle de Hambourg s'en trouvant accru, elle lui envoyait davantage encore de marchandises, dont beaucoup en transit, à destination de l'est de la Baltique, où elles parvenaient à bord de caboteurs des pays riverains.
Il existait aussi, au départ de Bordeaux, une autre ligne, en direction du port espagnol de Pasajes. Enfin, le service du cabotage international se complétait, en 1905, par la ligne Dieppe-Grimsby. En la sauvant de la disparition, la Maison reprenait le contrôle de la ligne qu'elle avait contribué à créer, cinquante ans plus tôt, lors du lancement de Grimsby. Modernisée, elle subsiste encore.
A côté des lignes au cabotage international, celles du cabotage national se renforçaient également. Après Bordeaux-Rouen, la plus ancienne, s'organisaient celles de Nantes à Bordeaux, de Nantes à Bayonne, de Bordeaux à Bayonne. Les départs étaient fréquents. S'y adjoignait ensuite un service entre Nantes et Pasajes. En 1911, la création des succursales de Brest et de Boulogne annonçait la mise en exploitation des lignes Brest-Boulogne-Dunkerque, et Brest-La Pallice-Bordeaux. Elles étaient partagées avec l'armement Chevillotte, ainsi que la ligne Le Havre-Brest qui remontait, elle, à 1894. Telles étaient les principales.
Un chiffre résumera le développement des services maritimes dans cette période. De 1893 à 1914, le tonnage de la flotte accusait une augmentation de plus de 100%. Comme toujours dans les uvres humaines, c'était l'action d'une individualité remarquable qui expliquait un pareil essor. En l'occurrence, il s'agissait de Georges Majoux, Directeur des services maritimes au début du siècle, associé depuis 1915, et qui exerça une grande influence sur le développement de l'armement Worms jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale.
Cet essor était d'autant plus significatif qu'il se produisait au milieu d'une période de crise de la flotte de commerce française. Latente durant tout le XIXe siècle, elle atteignait son paroxysme au début du XXe siècle. A ce moment, le tonnage net de la flotte marchande était inférieur à ce qu'il était en 1870. L'opinion, et même le gouvernement, restaient indifférents aux choses de la mer.
Émus et inquiets, les armateurs s'unirent pour vaincre la crise. Ils fondèrent en 1903 le Comité Central des Armateurs de France. Henri Goudchaux prit une part très active à sa création, et y laissa un souvenir exceptionnel.
La Maison Worms à la veille du premier conflit mondial
Au moment où le monde va abandonner les activités pacifiques pour entrer dans une crise guerrière dont il n'est pas encore sorti, il convient de décrire brièvement l'évolution de la Maison depuis 1877.
En 1895, elle se donnait le nom qu'elle porte depuis lors. Elle devenait la Maison Worms et Cie, que de nouveaux statuts régissaient. En 1911, sa direction s'augmentait de deux nouveaux associés : Hypolite Worms, petit-fils du fondateur, et Michel Goudchaux, fils d'Henri. Michel Goudchaux restera associé jusqu'à 1940.
Dans toute cette période, la Maison eut à soutenir de sévères combats. Après la flambée industrielle du milieu du siècle, qui avait facilité les initiatives audacieuses, étaient venues les dures rivalités des années 1900. A côté de la concurrence anglaise, chaque jour plus sévère, d'autres se précisaient, et d'abord celle de l'Allemagne. C'est pourquoi il était parfois plus nécessaire de consolider ce qui existait que de l'étendre. C'est pourquoi la Maison ne fondait dans cette période qu'un nombre limité de nouveaux dépôts de charbon de soute. Elle savait que les navires anglais prenaient l'habitude de se servir chez leurs compatriotes, et que la défense du grand dépôt de Port-Saïd postulait des concessions ailleurs. Cette situation invitait à la prudence. La Maison en montrait à bon escient, dans ces trente années précédant la guerre, au cours desquelles la lutte économique entre les grandes puissances était acharnée.
En 1914, la Maison Worms restait la première maison française pour l'importation du charbon anglais. Elle était installée solidement dans le Proche-Orient. Son pavillon flottait de Suez à la Baltique. Elle avait vingt et une succursales, et une flotte de cabotage circulant sur des lignes régulières dans toutes les mers du nord de l'Europe, vers l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, l'Allemagne et la Scandinavie. Depuis que son fondateur se proposait de concurrencer à Rouen le charbon belge elle avait grandi au-delà même de ses espérances.
Dans la crise mondiale
1914-1948
Depuis 1914, la vie de la Maison a été fonction des événements dramatiques dont le monde fut le théâtre depuis plus de trente ans, et de la direction qui lui fut donnée, durant ce laps de temps, par son nouveau chef.
Mort d'Henri Goudchaux
La guerre de 1914 coïncida pratiquement avec la disparition d'Henri Goudchaux. Peu de temps avant la bataille de la Marne, il avait suivi le gouvernement à Bordeaux, renouvelant le geste du fondateur de la Maison en 1870. Michel Goudchaux étant mobilisé, la direction du siège social restait à ses deux associés Hypolite Worms et Paul Rouyer. L'année suivante, une crise terrassait Henri Goudchaux, l'éloignant définitivement des affaires. Il devait mourir au début de 1916 cependant que Paul Rouyer, malade lui aussi, abandonnait la Maison.
Avec Henri Goudchaux, s'éteignait une intelligence vaste et ouverte, dont la culture débordait largement le secteur de ses propres affaires. Travailleur infatigable et méthodique, il disparaissait après avoir consacré cinquante-trois ans de sa vie au service de la Maison.
Cette puissance de travail jointe à une force de caractère peu commune lui furent d'autant plus nécessaires que la période durant laquelle il tint le gouvernail fut celle de sévères rivalités commerciales. Ces difficultés ne l'empêchèrent ni de consolider ce qui existait avant lui, ni de l'étendre, comme on le vit avec le développement considérable des lignes de navigation de la Maison ou de ses activités en Égypte.
Lorsqu'il mourut, le rayonnement de la Maison Worms n'avait jamais été plus grand. Si son fondateur a pu apparaître comme un type caractéristique de son époque, Henri Goudchaux ne le fut pas moins de ces hommes d'affaires tenaces, scrupuleux et probes, qui contribuèrent à faire la France riche et prospère de la première entre-deux guerres.
Hypolite Worms
Pour le remplacer, il avait désigné Hypolite Worms, petit-fils du fondateur. Entré dans la Maison en 1908, son chef actuel en a pris la direction en 1916. Leurs vies se confondent donc depuis une quarantaine d'années.
Arrivé à ce point de notre récit, il n'est plus possible de poursuivre selon la méthode et dans le ton qui précèdent. L'histoire de la Maison, depuis cette époque, a été faite par ceux qui la dirigent encore. D'autres, se penchant sur les archives conteront un jour, dans le détail et la sérénité de l'histoire, ce que furent la pensée et l'action des chefs d'aujourd'hui.
Pour nous, nous ne voulons plus que tracer à larges traits l'évolution de la Maison, et décrire brièvement son organisation actuelle. Certes, les réalisations de cette époque ont été considérables ; mais on ne parle point des vivants comme on parle des morts.
Les trente années qui viennent de s'écouler ont été marquées, pour la Maison Worms, par de grandes destructions et d'importantes créations. Sa flotte a été presque anéantie à deux reprises, au cours des deux guerres mondiales, et les chantiers navals qu'elle a construits au lendemain de la première, ont été ravagés de fond en comble pendant la seconde. Ses services traditionnels ont été transformés par l'évolution économique contemporaine, mais de nouvelles et vastes activités se sont offertes à elle, dans le domaine de la navigation au long cours, des constructions navales et plus récemment de la banque. Aux côtés d'Hypolite Worms, plusieurs associés ont participé à la direction de la Maison. Ce furent successivement Michel Goudchaux, Georges Majoux, Jacques Barnaud, Robert Labbé, ancien Inspecteur des Finances, petit-fils d'Henri Goudchaux, et Raymond Meynial. Ces deux derniers nommés, associés en 1944, et qui le sont encore, ont joué un rôle considérable au cours des années qui viennent de s'écouler.
La Maison Worms comprend donc aujourd'hui quatre départements : les charbons, les services maritimes, les constructions navales, la banque. C'est l'esquisse de leur vie au cours de cette période, et leur physionomie actuelle, que nous voulons nous borner à exposer maintenant.
Les Services charbonniers depuis 1914
Pendant la première guerre mondiale, la Maison assura d'importantes fournitures de charbon anglais pour la Marine militaire, pour les services publics, ainsi que pour les industries de guerre, grâce à la coopération de ses succursales anglaises. En 1918, quand les Alliés résolurent de débarquer en Syrie afin de prendre à revers les troupes turques, la Marine française fit appel à Hypolite Worms pour organiser la base de débarquement, car l'existence du dépôt de Port-Saïd permettait d'accomplir cette tâche. Le directeur de l'agence partit immédiatement pour Beyrouth avec le personnel et le matériel nécessaires. Le débarquement eut lieu grâce à la base créée et équipée en quelques jours. Ce fut le principal titre à la Légion d'Honneur d'Hypolite Worms au lendemain de la guerre.
En 1918, les circonstances amenèrent la Maison à renoncer à son orientation charbonnière exclusive vers l'Angleterre. Elle fonda des succursales à Gand, Rotterdam et Duisbourg. Cette évolution fut provoquée par les modifications du marché européen du charbon : alors que celui de l'Allemagne et de la Pologne progressait, celui de l'Angleterre déclinait, en particulier à la suite des deux grèves de 1921 et 1926.
Chargée de recevoir et de transporter en France le charbon de la Ruhr livré au titre des réparations, la Maison Worms continua son activité dans cette région après la cessation de ces livraisons. Elle doubla ses achats de charbon allemand entre 1929 et 1937. Elle importait, vers 1930, 15% de la houille polonaise introduite en France : elle avait d'ailleurs crée une succursale à Dantzig et Gdynia. A partir de 1931, elle concurrença les célèbres anthracites gallois avec ceux de Hongay. Elle s'assura en 1936 l'exclusivité de la vente en France et en Afrique du Nord du charbon turc d'Héraclée. Les chiffres, ici, parlent clair. De 1848 à 1923, les seuls fournisseurs de la Maison étaient les Britanniques. En 1929, les charbons anglais représentaient encore 85% de ses ventes. En 1937, ce pourcentage était tombé à 60, le reste étant fourni, au premier rang, par l'Allemagne, la Pologne et le Tonkin. A la veille de la seconde guerre mondiale, la Maison fournissait donc au marché français une partie importante du charbon acheté à l'étranger.
Le fait capital, dans ces vingt dernières années, fut le recul accentué du commerce des charbons de soute, par suite de la prédominance croissante des navires chauffés au mazout. On ne construisait plus guère de navires chauffant au charbon, et l'âge éliminait une à une les vieilles unités. Pourtant, pendant la seconde guerre mondiale, la succursale et le dépôt charbonnier de Port-Saïd furent utilisés à plein par l'Angleterre, à laquelle ils rendirent d'immenses services.
Néanmoins, l'impossibilité d'importer des charbons ralentit considérablement le fonctionnement des services charbonniers métropolitains entre 1940 et 1944. Ils se bornèrent à distribuer la houille française et à pratiquer quelques activités de remplacement. L'équipement de nombreux véhicules au gazogène, l'utilisation du bois comme combustible, orientèrent la Maison vers les exploitations forestières et la carbonisation. Diverses réalisations datant de cette époque ont subsisté.
A partir de 1945, la suppression complète des exportations britanniques, le ralentissement de celles de l'Europe centrale, le nouveau développement du chauffage au mazout, et la politique des nationalisations, ont fortement retenti sur la physionomie du département charbonnier. L'État se chargeant désormais de l'achat du charbon, la Maison ne peut plus exercer son métier traditionnel d'importateur. Mais ses installations dans les ports lui permettent de recevoir, de stocker, et de vendre le charbon acheté, notamment pour les services publics. Cette activité des succursales de la Maison donne au département charbonnier un caractère industriel plus marqué, en raison des nombreux travaux de manutention qu'elle exige. Sur le plan commercial, c'est comme négociant intérieur et non plus comme importateur que le plus ancien service de la Maison continue à se développer. Le problème des combustibles liquides retient également son attention et dépend de lui.
Les Services maritimes depuis 1914
En 1914, comme tous les autres armements, Worms et Cie mit sa flotte au service de l'État. Ses bateaux transportèrent surtout du ravitaillement et des matières premières pour les armées. La moitié de la flotte Worms fut détruite pendant ces quatre années.
Au lendemain de la guerre de 1914, les services maritimes, bientôt dirigés avec une grande maîtrise par le Commandant Delteil, se transformèrent peu à peu. Ils se tournèrent vers la Baltique orientale, ouvrirent des succursales à Hambourg et Dantzig notamment, et ressuscitèrent les liaisons d'autrefois avec St-Pétersbourg devenu Leningrad. De nombreux services de cabotage dans l'Atlantique, la Manche et la Mer du Nord complétèrent les lignes de l'armement. La flotte, rapidement restaurée, avait, en 1939, un tonnage supérieur de 40% à celui de 1914 ; ses unités portaient les plus beaux noms du vignoble bordelais et de la Seine Maritime. Enfin, les activités annexes de consignation, manutention et transit, très anciennes, prirent une importance plus grande.
A partir de 1929, la Maison étendit ses activités maritimes au trafic long-courrier, en s'intéressant aux problèmes posés par la situation de la Compagnie Havraise Péninsulaire. Fondée en 1882, cette Compagnie disposa longtemps de la seule ligne de navires de charge entre Madagascar et la métropole. Elle se trouva, en 1929, en difficultés. La Maison Worms en prit alors la direction et le contrôle. Elle la réorganisa et on ne peut oublier à cette occasion le rôle joué par le Commandant Denis, Secrétaire Général de Worms et Cie. Un peu plus tard, elle créa la Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire. Elle commença à moderniser la flotte de la Nouvelle Compagnie qui s'élevait à 70.000 tonnes en 1939. Sa plus belle unité était le "Malgache", construit aux chantiers du Trait. La Compagnie jouait, et joue toujours, un rôle très important dans les liaisons maritimes entre la France, Madagascar et l'Océan Indien.
Peu d'années après la réorganisation de la Havraise, la Maison Worms créa la Société Française de Transports Pétroliers. L'insuffisance de la flotte pétrolière française, en 1938, inquiéta les pouvoirs publics. La Maison, ayant conçu une formule originale de société d'économie mixte, le gouvernement la chargea de l'exécution de ce projet. L'État put obtenir ainsi 110.000 tonnes de tankers dans d'excellentes conditions. En même temps, la Maison formait le personnel capable d'utiliser rapidement cette flotte, représentant le quart de la flotte pétrolière française. A la veille de la guerre, cette réalisation revêtait une importance d'autant plus grande pour le pays que la Société unissait la puissance de l'État à la souplesse de la libre entreprise, selon une formule efficace. En participant aux transports pétroliers sur toutes les mers, la Maison élargissait considérablement son champ d'action traditionnel, et achevait de donner à ses activités maritimes une physionomie nouvelle.
La seconde guerre mondiale leur porta les plus rudes coups. La flotte Worms fut réquisitionnée par l'État en 1939, et la Maison cessa ainsi de l'administrer pendant cinq ans. Quatorze unités sur vingt-quatre furent détruites, dont les plus belles. La Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire et la Société Française de Transports Pétroliers, eurent elles aussi de lourdes pertes, atteignant près de la moitié de leur tonnage total.
La reconstruction fut entreprise dès la fin des hostilités. L'armement Worms dispose d'un tonnage déjà équivalent à celui de 1939. Le cabotage national, en pleine réadaptation, a vu reparaître la Maison en Méditerranée. Sur le plan du cabotage international, elle se tourne plutôt vers la Scandinavie. Le pavillon bleu à disque blanc flotte donc fréquemment dans les mers du nord, où il s'est montré pour la première fois en 1855.
Le développement des activités de consignation, manutention et transit est devenu considérable. En effet, la lenteur des opérations dans les ports faisant souvent perdre aux navires une partie du temps gagné grâce à leur rapidité, on essaye de pallier cet inconvénient par une mécanisation poussée des moyens de chargement et de déchargement. La Maison a donné une grande attention à ce problème, ce qui a entraîné une sorte d'industrialisation de ses services maritimes. Son ancienneté, jointe au nombre de ses succursales françaises et étrangères, lui assurent la consignation d'importants armements.
La création de services de consignation aérienne, depuis 1946, à Paris, Alger et Tunis, a élargi également le cadre des activités de la direction générale des Services maritimes.
Un effort parallèle de reconstruction a été fait dans les deux compagnies animées par la Maison. La Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire a mis en route un programme de modernisation de sa flotte. A son achèvement, d'ici peu d'années, les services des lignes de la Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire seront assurés par une flotte homogène de cargos rapides à moteur, qui compteront parmi les plus modernes de la marine marchande française.
Quant à la Société Française de Transports Pétroliers, elle exploitait, au 1er janvier 1949, dix pétroliers d'une portée en lourd de 136.800 tonnes, soit 20% du tonnage de la flotte pétrolière française au long cours. En 1952, sa flotte sera de 180.000 tonnes, en augmentation de 50% sur celle de 1939. Dès aujourd'hui, la Société Française de Transports Pétroliers transporte cinq fois plus de combustibles liquides qu'en 1939, en provenance, pour l'essentiel, du Golfe Persique.
Hypolite Worms préside le conseil d'administration de la Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire et de la Société Française de Transports Pétroliers.
Les chantiers du Trait depuis 1917
On aborde, avec les constructions navales, un chapitre nouveau dans l'histoire de la Maison. En 1916, Anatole de Monzie, ministre de la Marine marchande, redoutant la pénurie de navires, au lendemain de la guerre, demanda à quelques groupes industriels de s'intéresser à la construction navale. Parmi eux se trouvait Worms et Cie. Les chantiers de constructions maritimes du Trait (Seine-inférieure) furent fondés en 1917. A la veille de l'armistice, les premiers ateliers s'élevaient, grâce aux efforts de Georges Majoux.
Au cur de la forêt normande, en aval de Rouen, le village du Trait menait une vie somnolente, avec ses trois cents habitants groupés autour de leur église. Toute trace d'industrie avait disparu vingt ans plus tôt, quand les derniers chantiers de La Mailleraye, sur la rive opposée, avaient cessé leur activité.
Dans cette plantureuse campagne s'édifièrent les premiers chantiers navals bâtis en pleine nature. C'était une initiative audacieuse, que celle qui consistait à créer une grande industrie au cur d'un pays rural. Elle a eu des imitateurs. D'autres usines très importantes sont venues s'établir au voisinage des chantiers, pour constituer, avec eux, le nouveau secteur industriel de la Seine maritime. Aujourd'hui, le Trait compte plus de 4.000 habitants. Mais la petite ville a gardé son caractère campagnard. La Maison Worms l'a faite ce qu'elle est devenue, en y construisant une cité ouvrière de huit cents logements, où les maisons fleuries, de style normand, égaient le paysage sans le défigurer. Beaucoup de travailleurs sont d'ailleurs devenus propriétaires de leur maison.
Pour peupler le Trait, il fallut recruter au loin une main d'uvre qui faisait défaut sur place. De Dunkerque et de Nantes vinrent des professionnels qualifiés. On se préoccupa d'en préparer d'autres en ouvrant une école d'apprentissage. Un réseau étendu d'uvres sociales, atteste que la Maison a toujours vu des hommes dans ses ouvriers et ses employés. Leur nombre s'éleva rapidement à un millier et le dépassa même largement.
Cette politique sociale facilita le développement technique des Chantiers. Ils s'étendaient sur 25 hectares, avec huit cales de construction et des ateliers équipés pour la fabrication des navires, des machines marines et des chaudières à vapeur. Le 21 novembre 1921, le premier bateau fut lancé. C'était un charbonnier de 4.700 tonnes, le "Capitaine-Bonelli". Jusqu'à 1939, une centaine le suivirent. Ce qui caractérisait la construction des Chantiers, c'était son extrême diversité : tous les types de navires de charge ont été lancés au Trait. Le premier et le seul navire de recherches océanographiques de la France, "Président-Théodore-Tissier", y fut construit en 1933. Le "Shéhérazade", était, lors de son lancement en 1935, avec ses 18.870 tonnes, le plus grand pétrolier français et l'un des plus grands du monde. La Marine militaire leur passa très rapidement des commandes. Ils lui livrèrent des sous-marins du type "Antiope" et des torpilleurs de la classe "Basque".
Les Chantiers firent également de la grande chaudronnerie, ainsi que de la fabrication de matériel pour l'industrie pétrolière.
La guerre les frappa très durement. En 1939-40, ils travaillèrent activement pour la Marine militaire. Ils furent évacués le 10 juin 1940, sur les positions de repli assignées par la Marine. Les Allemands s'y installèrent et imposèrent la continuation du travail. Grâce aux dispositions prises par la direction, les prestations furent réduites au strict minimum. En particulier, aucun navire ne fut réparé pour le compte de l'Allemagne.
Ce travail forcé se déroulait sous de meurtriers bombardements de l'aviation alliée. Les premiers datent du deuxième semestre de 1941. Après le 15 août 1944, au moment de la bataille de la Seine, ils devinrent quotidiens. Des duels d'artillerie les aggravèrent sensiblement. Tous ces bombardements firent d'immenses dégâts. Les destructions furent achevées à terre par les Allemands lors de leur retraite.
Privés de grues, avec leurs toitures effondrées, leurs installations détruites, leurs navires éventrés, les Chantiers présentaient alors le plus navrant spectacle de mort. Il ne subsistait à peu près rien des 36.000 mètres carrés de leurs surfaces couvertes. Ils avaient subi des dommages supérieurs à ceux de la plupart des établissements similaires. Leur capacité productrice était réduite à rien. Mais, sans désemparer, les hommes du Trait se mirent au travail. L'ère de la reconstruction commença aussitôt.
M. Pierre Abbat effectua alors un voyage d'enquête aux États-Unis et en Scandinavie, qui lui permit d'établir un plan de reconstitution qui, à l'échelle européenne et française, tient compte des enseignements de la guerre et de l'évolution de la technique. L'existence, préalablement au montage sur cale, d'éléments préfabriqués, a conduit à disposer, suivant un circuit aussi court et aussi continu que possible, les différents postes de travail où se succèdent les opérations de fabrication : parc de réception des matériaux, ateliers de tôlerie et d'assemblage, plate-formes de montage, et cales de construction.
Cet effort de reconstruction, déjà très avancé, n'a jamais interrompu le travail de production. Depuis 1945, les Chantiers ont lancé un sous-marin, un pétrolier, trois caboteurs, trois chalands citernes, et ont actuellement sur cale ou en commande trois cargos rapides et quatre pétroliers. Ils ont également livré des chaudières et machines diverses. Ce travail a été permis grâce à une reconstitution de leurs surfaces couvertes qui seront portées à 56.000 mètres carrés cette année.
Bientôt, les Chantiers totalement reconstruits occuperont une main d'uvre plus nombreuse qu'en 1939, et qui continue à travailler dans le climat de confiance qui a toujours régné aux ateliers du Trait.
Création de la Banque
Il reste à étudier les origines et le développement de la Banque, qui est certainement la création capitale de la Maison au cours de ces vingt dernières années.
Comme il est toujours difficile de parler des activités bancaires, qui donnent matière à tant de commentaires fantaisistes, on pourrait être tenté, pour esquiver l'obstacle, de parodier Kipling et d'écrire : « En 1929 enfin, Hypolite Worms fonda la Banque qui porte son nom. Mais ceci est une autre histoire... » Parmi toutes les raisons qui conduisent à rejeter cette solution séduisante, l'une est décisive à elle seule : et c'est qu'il ne s'agit pas d'une autre histoire, mais bien de la même.
Le fondateur de la Maison avait été banquier avant 1848, et à Port-Saïd il avait songé, dès l'origine, aux activités financières. En 1881, les opérations de banque figuraient dans l'acte social où Henri Goudchaux apparaît comme associé. Tout cela était certes peu de chose, mais il est significatif que la Maison ait pensé, dès longtemps, aux opérations de banque.
En 1929, Hypolite Worms décidait de créer un département bancaire. Depuis l'année précédente, il avait auprès de lui, Jacques Barnaud, ancien inspecteur des Finances. Nommé associé en 1930, il jouera un rôle d'une extrême importance dans le développement de la Banque d'abord, dans celui de tous les autres départements ensuite.
A quels mobiles Hypolite Worms obéit-il en engageant la Maison dans les affaires financières ? Il était frappé des services rendus à l'économie britannique par les banquiers que les Anglais appelaient, et appellent encore, "merchant bankers". Il pensait que la Maison pourrait se développer utilement sur un plan analogue. Il souhaitait pouvoir, de la sorte, aider efficacement les industriels et les négociants de toutes catégories. Il avait en outre la conviction que les relations commerciales de sa Maison, étendues au monde entier, et vieilles parfois de près d'un siècle, seraient un appoint précieux pour une telle tentative.
Ce furent les capitaux propres de la Maison qu'on engagea tout d'abord dans l'affaire, et cette décision situait l'effort dès l'origine. Il ne s'agissait pas de collecter l'épargne de tous, mais bien d'engager les réserves amassées depuis longtemps. Au surplus, l'activité charbonnière et maritime de la Maison, ses activités de transitaire et de cosignataire, son rôle à l'étranger et notamment aux deux extrémités du canal de Suez, nécessitaient d'incessantes opérations bancaires. Elle commença donc par être son propre banquier.
Les clients vinrent bientôt, et d'abord ceux qui lui confiaient leurs marchandises pour les transporter. Ainsi naquit la banque commerciale, qui exécutait les opérations classiques de ce genre d'établissement, et dont le développement fut ininterrompu jusqu'à la guerre.
La banque d'affaires
La transformation progressive en banque d'affaires fut accélérée par le choix, comme directeur des services bancaires, de Gabriel Le Roy Ladurie. C'était une personnalité rayonnante pour qui les hommes comptaient avant tout. Ils venaient lui parler de leurs difficultés, et il leur répondait en leur ouvrant de nouveaux champs d'action. En étroite union avec Hypolite Worms et Jacques Barnaud, ce praticien hors de pair, dont l'intelligence maîtrisait parfaitement une technique exceptionnelle, a marqué la banque d'une empreinte ineffaçable.
Il n'est pas facile d'entrer dans le détail des affaires, car il n'est pas de banque sans discrétion. Parler de soi, c'est parler des autres qui vous confient leurs intérêts, et leur réputation. Le secret professionnel y est donc aussi légitime que dans la médecine ou la judicature.
Les créateurs de la banque peuvent se flatter d'avoir marché à contre-courant de l'évolution historique. Jusqu'au XVIIIe siècle, les armateurs devenaient banquiers en utilisant dans la banque la fortune amassée dans le négoce, ainsi qu'on le voyait à Bordeaux ou à Nantes. Mais depuis lors la vie économique s'est transformée, et c'est la banque souvent qui crée les affaires. Passer de l'armement à la banque, c'est donc revenir à l'une des plus constantes pratiques des grands armements de l'ancienne France. L'adjonction d'un département bancaire aux activités de la Maison, se place ainsi dans le droit fil d'une tradition séculaire.
Deux aspects caractéristiques de l'activité de la Banque doivent pourtant être soulignés. Elle s'intéressa d'abord aux petites et moyennes entreprises, et seulement à des affaires françaises. Elle les aida en leur fournissant des forces nouvelles pour se développer. La règle était de soutenir les hommes de valeur dans tous les secteurs de l'activité économique. Elle donna de même son appui aux vieilles affaires de famille, dont les propriétaires risquaient d'être dépossédés par l'évolution du capitalisme moderne. Elle chercha toujours à sauvegarder leurs droits, à leur donner les moyens de survivre et de grandir.
Pendant la guerre, l'activité de la Maison, et surtout celle de la Banque, fut strictement surveillée par l'occupant, qui installa chez elle un contrôleur allemand. C'était une conséquence de la méfiance résultant des importantes fonctions exercées par Hypolite Worms à Londres, en 1939-40, comme chef de la délégation française au Comité exécutif anglo-français des transports maritimes, et signataire des accords passés avec le gouvernement anglais, le 4 juillet 1940.
L'occupation provoqua la création de deux succursales de la Banque : à Marseille en 1940, et à Alger en 1942. Il s'agissait de donner aux clients plus de sécurité, en leur permettant de déposer leurs capitaux ailleurs qu'en zone occupée. Depuis 1944, les activités bancaires ont continué à se développer largement en France surtout, et à l'étranger, notamment en Suède. En Afrique du Nord, elles ont débordé sur le Maroc, avec l'ouverture d'une succursale à Casablanca en 1946, et se sont étendues à de nombreuses affaires. Ainsi se confirme l'orientation vers l'Afrique, déjà notée à propos des services maritimes. Cette extension de Worms et Cie vers le continent africain est l'un des faits majeurs de sa vie actuelle. Il confirme au surplus son caractère essentiel. La Maison Worms n'appartient pas à ce qu'on nomme parfois la finance internationale. Elle s'intéresse, pour ainsi dire exclusivement, aux affaires françaises, de la métropole ou de l'Union française.
Tels sont, brièvement résumés, les principaux aspects de l'effort accompli de nos jours par Worms & Cie que dirigent, cent ans après la création de la Maison, Hypolite Worms, Robert Labbé et Raymond Meynial.
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Ce livre n'a pas besoin de conclusion. Le rappel d'une histoire vieille d'un siècle suffit à dégager la signification d'un labeur dont les origines remontent au premier tiers du XIXe siècle.
La Maison Worms a efficacement contribué au développement économique de la France. Importation du charbon anglais nécessaire à l'industrie nationale, expansion du commerce maritime, participation à la construction des flottes militaires et marchandes françaises, création d'une banque d'affaires dont le soutien aux entreprises métropolitaines et coloniales n'a cessé de croître, voilà les principales têtes de chapitre de son activité. Cela n'a d'ailleurs pas interdit de nouer avec l'étranger des relations profitables pour le pays, et de conquérir des positions économiques privilégiées, notamment en Angleterre, en Égypte et en Suède.
La Maison a grandi comme une maison de famille, travaillant avec ses propres capitaux et engageant la responsabilité directe de ses chefs. Si importante qu'elle soit devenue, elle demeure une entreprise où les contacts personnels ont été maintenus entre tous ceux qui la servent. Ils forment une équipe au service d'un pavillon. Rien de plus éloigné, par conséquent, du capitalisme anonyme et dépersonnalisé que la Maison Worms et Cie. Elle garde même quelque chose d'artisanal dans ses méthodes comme dans son climat.
Ce parfum de jadis, cet attachement à tout ce qui vaut d'être maintenu dans la tradition, ne diminuent ni sa solidité, ni son dynamisme. Elle y puise la force qu'il faut pour construire un avenir digne de son passé séculaire.
[Organigramme : siège, succursales en France et à l'étranger]
[1] Ministre de la Marine en 1854.