1949.04.13.De M. Simoni.Aux Forges et Chantiers de la Méditerranée.Discours

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[Sur la chemise, il est indiqué :] Discours de M. Simoni

Mercredi 13 avril 1949

Lancement du "Château-Lafite"

Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi d'introduire dans nos très sérieuses fonctions la fantaisie d'une histoire qui me vient parfois à l'esprit lorsque arrive l'heure des discours. Sans doute est-elle assez souvent répétée, mais ceux qui la connaissent déjà, me le pardonneront.
C'était au temps où l'ont donnait à manger les chrétiens aux bêtes. L'un de ceux-ci parlant à l'oreille de l'animal chargé de le dévorer, réussissait chaque fois à tromper sa voracité et l'on assistait au spectacle peu banal de fauves affamés qui dédaignaient leur proie avec les signes d'un incontestable dégoût.
Lassé et intrigué tout à la fois par un manège qui se reproduisait invariablement, le maître des jeux se fit amener ce chrétien récalcitrant et lui demanda de lui confier, contre la vie sauve, le secret de ce mystérieux pouvoir. Et l'homme de s'exécuter : « Après le banquet, leur disait-il... il y aura des discours. »
Plus heureux que ce lion, nous avons tout ensemble, fait un excellent repas et entendu un agréable discours.
Mais c'est peut-être maintenant que va commencer pour vous comme pour moi l'heure du supplice, et je m'en excuse à l'avance.
Comment, en effet, pourrais-je renoncer à la parole et ne pas remercier les Forges et Chantiers de la Méditerranée en la personne de leurs directeurs, et plus particulièrement de leur directeur général adjoint, M. Chavalier, du très cordial accueil qu'ils ont bien voulu réserver à la Maison Worms, que je suis fier de représenter ici ?
Et comment ne pas les féliciter également, avec tout leur personnel de l'heureux lancement du "Château-Lafite" qui va enrichir notre flotte d'une nouvelle unité fort bien venue et digne de la lignée des constructions déjà fournies à notre armement ?
"Château-Lafite", succédant à son frère, "Château-Petrus", est le 5ème navire en effet, qui soit sorti pour nous de Graville.
Je ne puis lui souhaiter à mon tour, qu'une heureuse et pacifique carrière.
En exprimant ce souhait pourtant bien simple et normal, je sens ce qu'il contient cependant d'audacieux à une époque que guettent encore de nouvelles et redoutables menaces guerrières, lesquelles à vrai dire, n'ont jamais été complètement apaisées.
Mais dut-on écarter d'un pareil jour cette image trop pessimiste, il n'en demeure pas moins des soucis d'un autre ordre.
Ce navire qui naît, ne marque pas seulement un événement heureux, une technique réussie, un potentiel accru de l'outillage national, la récompense de louables efforts, la juste sanction, enfin, d'une politique audacieuse et intelligente - et je saisis ici l'occasion d'en rendre hommage, après d'autres bien plus qualifiés que moi, à une administration compétente et sage, dont beaucoup de représentants sont autour de nous à cette table.
Mais un nouveau navire c'est aussi, devant la crise économique qui s'annonce, et qu'on nous annonce de toutes parts, la source de préoccupations assez vives. Ces préoccupations sont d'ailleurs communes à nos deux industries.
Un bateau que vous lancez doit être remplacé sur la cale laissée vide, par un autre qui figure dans un programme de commandes qui soit assez largement pourvu.
Un navire que nous armons doit immédiatement trouver un aliment régulier et rémunérateur, en dépit de la concurrence que sa nouvelle présence aggrave.
Or nous touchons presque au point critique où le tonnage à transporter ne va plus suffire à l'appétit d'une flotte incomplètement reconstituée en nombre certes, mais dont l'efficience se trouve multipliée par son perfectionnement technique.
C'est ce point également à n'en pas douter qui, pour vous, risque de provoquer la saturation inopportune du marché des navires.
Mais je m'en voudrais de mettre une touche trop sombre à un tableau qui, la providence aidant, mérite de rester réconfortant.
Il suffirait sans doute que ce qui s'est révélé efficace et probant dans un domaine : celui du rééquipement de la Marine marchande, ne soit pas méconnu et négligé dans les secteurs voisins, rigoureusement complémentaires de notre activité.
A quoi servirait en effet de procurer des moyens perfectionnés de circulation à une économie figée et enserrée dans le réseau d'une réglementation administrative, trop étroite et rigide, et qui se révélerait dès lors, incapable de les utiliser ?
D'un autre côté, qu'aurait à faire une économie convalescente d'un instrument de transport rendu trop cher par des charges de pavillon excessives, produit également d'un dirigisme trop poussé - les assurances maritimes nous fournissent un exemple entre autre ?
J'ai dit tout à l'heure "la providence aidant". Est-ce optimisme ou pessimisme ? C'est évidemment selon l'importance que chacun lui accorde et l'avenir nous fixera sur la valeur des seules forces humaines. Sans doute serait-il sage dorénavant de faire moins de place au système et d'en donner davantage à l'action des lois naturelles qui, tôt ou tard, se vengent de l'oubli où on les a laissées.
Pour ma part, je ne suis pas convaincu que les éliminations engendrées pour d'autres raisons par le totalitarisme économique, dont certains se gargarisent, se soient révélées moins barbares que les éliminations trop sévères qu'on consentait à l'équilibre libéral de l'offre et de la demande, et par ailleurs, que penser des éliminations guerrières qu'aucun système n'arrive à enrayer ?
C'est pourquoi il conviendrait peut-être de revenir à la pratique de règles moins abstraites, à moins naturellement que pareil au chrétien du début de notre histoire, quelqu'un mette un jour à notre disposition la phrase magique qui décourage incessamment le Minotaure dévorant !
Mesdames et Messieurs, après tout, ce mot magique est peut-être à notre portée.
Et, paraphrasant pour finir une expression dont se servait un homme de lettres réputé pour conclure une conférence qu'il faisait récemment sur les deux entre-deux-guerres, et qui engageait, au seuil de la nouvelle aventure ses auditeurs à "mourir en vivant ", selon l'image du couple enlacé littéralement radiographié sur un mur épargné par l'explosion de Hiroshima, je vous dirai plus modestement et avec beaucoup moins d'éclat : "vivons en travaillant", chacun dans notre sphère et de notre mieux, le reste nous sera peut-être donné par surcroît.
Levant mon verre, je porte votre santé à tous.
Vive "Château-Lafite" ! Vive les Forges et Chantiers de la Méditerranée ! Vive la France !


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