1945.01.24.De Hypolite Worms.Note

Copie

Le PDF est consultable à la fin du texte.

Je fus arrêté le 7 septembre 1944 par l'autorité administrative puis relâché le lendemain et réincarcéré le même jour.
Après diverses allées et venues, du commissariat de police à Drancy, j'échouai, le 14 septembre, à Fresnes où je retrouvai Gabriel Le Roy Ladurie, arrêté le même jour que moi.
Le 19 septembre, nous fûmes inculpés "d'atteinte à la sûreté extérieure de l'État", conformément à l'article 75 du Code pénal et l'instruction s'ouvrit.
L'inculpation portait sur deux chefs :
1/ livraison de sous-marins à l'ennemi,
2/ relations de nos services bancaires avec des banques allemandes.
Après deux mois d'enquêtes, d'interrogatoires, d'expertises, d'audition de témoins divers, le juge d'instruction, Monsieur Thirion, estima que l'accusation était non fondée et qu'il y avait lieu de prendre vis-à-vis de nous une mesure de mise en liberté provisoire. II se réservait d'ailleurs de continuer son enquête sur les différentes activités de la Maison Worms et des sociétés qu'elle contrôlait.
Cependant, devant l'opposition du parquet, à la suite de diverses accusations portées contre certaines de ces sociétés dans lesquelles nous n'avions du reste souvent que des intérêts minoritaires, l'instruction fut reprise. Elle démontra l'inanité de ces allégations.
Le 13 novembre, le juge entérina alors la demande de mise en liberté que nous formulions nous-mêmes, mais que nous retirâmes, quelques jours plus tard, en raison de nouvelles insinuations, plus fragiles encore, dont nous avions à cœur de nous justifier.
Définitivement convaincu de notre innocence, Monsieur Thirion signa le 10 janvier 1945 notre mise en liberté provisoire, qui fut le jour même déposée au parquet.
En effet, l'instruction avait démontré d'une façon irréfutable que jamais, à aucun moment, pendant les quatre années d'occupation, la Maison Worms n'avait travaillé de sa propre initiative ou de bonne volonté avec l'ennemi. Les seules prestations - et elles sont pratiquement nulles - qu'elle-même ou les sociétés dont elle accepte la responsabilité ont dû fournir, ne l'ont été que sur les ordres formels du gouvernement français, ou par réquisition de l'occupant. En outre, la Maison Worms, malgré les dangers qu'elle courait, a toujours cherché, par tous les moyens en son pouvoir, à retarder ces livraisons ou à en réduire l'importance -ceci malgré la présence d'un commissaire allemand nanti de tous pouvoirs de gestion qui lui avait été imposé dès octobre 1940 et pendant toute l'occupation. Aucune banque française, aucun armateur français, aucun constructeur de navires, aucun importateur de charbon n'a eu à subir de la part de l'ennemi une telle mesure de coercition.
Je reprends ci-après les conclusions de l'expertise sur les livraisons de navires aux autorités allemandes :
- « d'une part, ce n'est que sur l'ordre du gouvernement français, en exécution des accords de Wiesbaden, et sous la pression allemande, que les Chantiers du Trait ont poursuivi, pour le compte de l'Allemagne, une partie des constructions en cours au 25 juin 1940 ; ils ne l'ont fait qu'après avoir attiré l'attention du gouvernement français sur la gravité que pouvait revêtir la livraison de matériel de guerre à l'occupant.
- d'autre part, la Maison Worms ne paraît pas avoir recherché ou sollicité les commandes allemandes ; elle semble, au contraire, s'être bornée à accepter celles qui lui furent imposées. »
« ... J'ai pu constater notamment de la part des Chantiers du Trait un freinage systématique des fabrications. »
Quant à l'activité bancaire, il est apparu que le pourcentage des opérations traitées par ma Maison avec les banques allemandes s'élève à 1,47% de l'ensemble des opérations des autres banques de la place de Paris et qu'il n'atteint même pas 1% des opérations traitées par les autres banques françaises sur tout le territoire (chiffres de la Banque de France). Je précise, en outre, qu'il ne s'agissait là que d'opérations bancaires courantes, sans la moindre cession de participation et qui représentent un pourcentage infime de l'activité générale de mes services bancaires.
Pour ce qui est du département charbon et des services maritimes, ils n'ont jamais été appelés à traiter avec l'ennemi d'opérations de quelque nature qu'elles soient.
Enfin, dans toutes ses filiales et participations, la Maison Worms a usé de l'influence dont elle disposait pour que soit observée la même réserve vis-à-vis de l'ennemi et assurée la même sauvegarde des intérêts français.
Je crois donc pouvoir affirmer, sans crainte de démenti, que la Maison Worms, malgré toutes les menaces dont elle a été l'objet, est parmi toutes les entreprises françaises, une de celles qui a le moins travaillé pour les Allemands.
Si, comme elle en a été accusée, elle avait voulu collaborer avec l'ennemi ou simplement profiter de l'occupation pour gagner de l'argent, il lui eut été facile de le faire. S'imagine-t-on l'importance des prestations qu'elle aurait pu fournir avec ses bateaux, ses chantiers navals, ses services bancaires, ses installations, ses parcs de stockage, les usines qu'elle possède ou qu'elle contrôle, les milliers d'employés et d'ouvriers qu'elle utilise ?
Et pourtant, elle n'a rien fourni, elle n'a rien livré - et ceci au prix de résultats financiers qu'il est bon de rappeler :
- les chantiers du Trait, pour avoir pratiqué le sabotage pendant quatre ans et refusé de travailler pour l'ennemi, ont perdu 30 millions. Presque complètement sinistrés actuellement, les destructions se montent à 290 millions ;
- le département "charbons" qui n'a pas voulu travailler pour l'ennemi mais a conservé à sa charge, en l'occupant à des besognes accessoires et non productives, l'intégralité de son personnel, employés et ouvriers, pour éviter qu'il soit déporté en Allemagne, a perdu 44 millions en l'espace de quatre ans.
Voilà le bilan.
Je voudrais maintenant ajouter quelques remarques qui me sont personnelles.
1. Mes sentiments intimes ne sont, je crois, ignorés de personne. Mon anglophilie est notoire. Elle n'est du reste pas récente. Elle date d'il y a maintenant plus de trente-cinq ans, c'est-à-dire au début de ma carrière, car c'est en Angleterre que ,j'ai appris à travailler.
J'ai épousé une Anglaise, ma fille unique a épousé un Anglais, mes trois petits-enfants sont de nationalité anglaise. La branche de la famille Worms à laquelle j'appartiens deviendra donc automatiquement anglaise à la prochaine génération.
D'autre part, la Maison Worms, presque centenaire (date de fondation 1848), est installée en Angleterre depuis 1853 et en Égypte depuis 1869. Elle possède des intérêts considérables en Grande-Bretagne où elle figure parmi les exportateurs de charbon les plus importants. Par contre, ses rapports commerciaux avec l'Allemagne, où elle n'avait depuis 1918 seulement qu'une seule succursale à Hambourg, ont toujours été peu développés et limités à une ligne de navigation au cabotage international qui reliait les ports français à Hambourg et Brème.
La Maison Worms ne pouvait donc pas, en collaborant avec l'ennemi, risquer de compromettre une situation basée depuis cent ans sur le commerce franco-anglais : c'est une question de bon sens.
Puis-je me permettre de rappeler ici les services que j'ai rendus à la cause alliée pendant la guerre, entre novembre 1939 et juillet 1940 ?
J'étais alors chef de la délégation française au Comité exécutif franco-anglais des transports maritimes, chargé de mettre en commun les ressources maritimes des deux pays :
1/ c'est moi qui ai réussi à affréter la flotte grecque après l'échec subi par le gouvernement britannique dans ses négociations ;
2/ en novembre 1939, nous n'avions à notre disposition en tout et pour tout que les trois millions de tonnes de la flotte française ; au moment de l'armistice, la France disposait de sept millions de tonnes, c'est-à-dire d'un tonnage suffisant pour assurer à plus de 100% ses besoins totaux d'importation de matériel de guerre et de ravitaillement ;
3/ c'est moi qui, de ma propre initiative, ai négocié et obtenu que le gouvernement britannique mette à la disposition de la France une part proportionnelle de sa construction navale marchande. L'accord était en cours de signature au moment de mon départ de Londres.
5/ j'en viens maintenant aux accords, appelés plus tard "accords Worms" que j'ai négociés seul et signés avant de quitter l'Angleterre, le 7 juillet 1940.
Au moment de l'armistice, la France avait en affrètement direct deux millions de tonnes de navires neutres qui devenaient inutilisables, mais qui représentaient une charge énorme, tant par la location des navires qui avaient été affrétés pour la durée de la guerre (et dans les accords interalliés de tonnage, la guerre ne finissait pas avec l'armistice franco-allemand), que par la valeur des navires qui, en cas de perte, devaient être remboursés aux armateurs. La responsabilité de la France à cet égard était considérable. J'ai, après l'armistice, négocié de ma propre initiative, sans autre mandat qu'un pouvoir que Monsieur Rio, ministre de la Marine marchande, m'avait signé avant de quitter Paris avec le gouvernement français, le transfert amiable de cette flotte de deux millions de tonnes à l'Angleterre. Celle-ci, en échange, acceptait de prendre en charge tous les engagements présents ou à venir du gouvernement français et, en outre, de nous créditer à leur prix d'achat, de toutes les cargaisons saisies par elle, tant sur ces navires neutres que sur tous les bateaux français et anglais, soit en mer, soit dans tous les ports du monde.
Ce document, je l'ai signé le 7 juillet 1940, c'est-à-dire quinze jours après l'armistice, sur un vague télégramme de l'amiral Darlan émanant vraisemblablement de Clermont-Ferrand.
Pour apprécier la portée de ces accords et l'ordre de grandeur des responsabilités personnelles que j'ai prises dans le but unique de servir les intérêts français et anglais, on pourrait utilement faire appel au témoignage de Monsieur Emmanuel Monick, alors attaché financier à Londres et actuellement gouverneur de la Banque de France, qui a assisté à toutes les négociations conduites par moi et les a complétées par un protocole financier qui en a assuré l'exécution.
III. Quelle a été mon attitude au moment de l'armistice et dès mon retour en France ?
Je voudrais à cet égard signaler deux faits déjà exposés par moi au cours de l'instruction.
1/ Quelques jours avant la demande d'armistice, étant à Londres et ayant la conviction que le gouvernement français ne se rendait pas compte de la volonté farouche, non seulement du gouvernement anglais mais aussi du peuple tout entier, de poursuivre la guerre quoi qu'il arrive, je suis allé trouver le même Monsieur Monick, le plus éminent des représentants de l'ambassade de France restés à leur poste et je l'ai incité à partir en avion pour Bordeaux, dans l'espoir que l'exposé qu'il ferait de l'état d'esprit anglais amènerait le gouvernement français à penser qu'il y avait peut-être une autre solution que celle de demander l'armistice.
II effectua ce voyage qui, malheureusement, n'eut pas de succès.
2/ Parti d'Angleterre le 17 juillet et arrivé à Vichy le 1er août, je suis immédiatement allé voir les membres du gouvernement que je connaissais pour leur redire la certitude que j'avais que l'Angleterre - et l'expérience a montré que je ne m'étais pas trompé - poursuivrait la guerre jusqu'au bout.
Rentré à Paris, après avoir réglé la liquidation de ma mission, je ne me suis plus occupé que de la conduite des affaires de ma Maison. Je n'ai plus eu le moindre contact avec aucun des membres des différents gouvernements qui se sont succédé, en dehors du ministre de la Marine, chargé de la Marine marchande et, ce, professionnellement en ma qualité d'armateur.
IV. Dans ces conditions, certains peuvent se demander pourquoi je ne suis pas resté en Angleterre.
Si je n'avais écouté que mes sentiments intimes, je l'aurais certainement fait. J'avais avec moi ma femme, ma fille, mes petits-enfants ; la défense des intérêts de ma Maison en Angleterre et en Égypte aurait suffi à m'occuper.
Mais j'ai toujours, dans ma carrière déjà longue, fait passer mes intérêts personnels après ce que je considérais comme mon devoir.
Or, mon devoir de chef de Maison était de rentrer en France.
Je n'aurais pas été digne d'être "patron" si j'avais abandonné à l'ennemi toute la force économique que représente la Maison Worms dont plus des trois-quarts des intérêts se trouvent en territoire métropolitain.
Je n'aurais pas été digne d'être patron si j'avais abandonné des dizaines de milliers d'employés ou d'ouvriers (si l'on tient compte des industries dans lesquelles ma Maison a une influence prépondérante, matérielle ou morale) à la merci des occupants.
Si j'étais resté en Angleterre, la Maison Worms et tout ce que représente sa force pour l'économie du pays, auraient été détruits par l'ennemi.
En effet, la Maison Worms n'est pas une société anonyme où l'on peut, à volonté, remplacer le président ou le directeur général sans gêner la marche des affaires, mais une société en commandite simple avec des associés-gérants dont je suis le chef.
Moi parti, la Maison ne pouvait plus fonctionner. II ne restait que deux associés, dont l'un, israélite, était amené à prendre sa retraite. D'autre part, la Maison Worms, en partie israélite, était par conséquent particulièrement vulnérable. Je savais que les Allemands, devant cette situation raciale mal définie et la fuite de son chef n'auraient pas manqué de la détruire ou de s'en emparer.
Je suis donc rentré pour me battre, car, personnellement et bien que racialement 50% israélite, je suis né et baptisé catholique et que, de plus, ayant épousé une protestante, aucune des lois raciales introduites par les Allemands en France ne m'était applicable.
Je suis revenu enfin, parce que je venais de signer à Londres des accords d'une grande portée pour et après la guerre et je voulais être à même de justifier mes actes, s'ils avaient dû être critiqués. Je le devais à ma conscience, mais je le devais aussi au gouvernement anglais qui m'avait fait confiance et vis-à-vis duquel il fallait que mes actes fussent avalisés par le gouvernèrent français, ce qui fut fait.
Voilà pourquoi je suis rentré, en laissant en Angleterre ma femme qui n'a pu venir me retrouver, avec les plus grandes difficultés, que dix mois plus tard et en quittant ma fille unique et mes petits-enfants que je n'ai pas vus depuis cinq ans.
V. On m'a accusé d'avoir joué un rôle politique. Pendant quatre ans, la presse asservie - et je retrouve maintenant les mêmes insinuations - a prétendu que j'inspirais le gouvernement de Vichy.
Sur ce point, je serai bref : je me contenterai de déclarer de la façon la plus formelle et je défie quiconque de prouver le contraire - que, ni moi, ni ma Maison, depuis qu'elle existe, n'avons fait de politique.
Je n'ai jamais vu de ma vie le maréchal Pétain. Je n'ai eu, à mon retour de Londres, que trois courts entretiens avec l'amiral Darlan, alors ministre de la Marine, pour le mettre au courant des accords que j'avais signés avec l'Angleterre et pour obtenir qu'il les entérine et me donne quitus de ma gestion.
Je n'ai vu qu'une fois dans ma vie Monsieur Pierre Laval fin septembre ou début d'octobre 1940, lorsque j'ai eu avec lui un quart d'heure d'un entretien fort désagréable, que j'ai relaté au cours de mon instruction.
Sur les quelque soixante-cinq ministres qui ont formé pendant quatre ans les différents gouvernements de Vichy, je n'en ai pas connu dix et encore pour les avoir rencontrés avant la guerre, sur le plan professionnel. Je n'en ai revu aucun, après les visites que je leur ai faites à mon retour de Londres ainsi que je l'ai indiqué plus haut.
Voici ce que je tenais à dire au sujet de l'inculpation dont je suis l'objet et des attaques dont ma Maison et moi-même sommes les victimes depuis près de cinq ans.

Hypolite Worms

24.1.45

Retour aux archives de 1945