1944.12.29.De Gaston Bernard.Au juge Georges Thirion.Note n°4
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Affaire contre Worms et autres
Note n°4 de l'expert comptable Bernard
Monsieur le juge d'instruction,
Par votre ordonnance en date du 12 septembre 1944, vous avez bien voulu me commettre dans cette affaire.
Je vous prie de bien vouloir trouver, ci-après, le résultat de mes investigations en ce qui concerne les opérations effectuées avec les autorités occupantes par les Établissements Japy d'une part, les Établissements Puzenat, d'autre part, dont la Maison Worms détient une partie plus ou moins importante du capital figurant dans les livres de ladite Maison Worms à un compte "Participation".
Affaire Japy
Les Établissements Japy frères, dont le siège est 8, rue de Marignan, à Paris, sont constitués sous la forme d'une société anonyme.
Des investigations effectuées, il résulte que c'est en 1938 que la Maison Worms a commencé à s'intéresser à la réorganisation des Établissements Japy Frères. En juillet 1939, le capital de ceux-ci était de F 20.000.100 sur lesquels la Maison Worms possédait, en valeur nominale, F 3.000.000 de titres, soit 15%. En décembre 1940, le conseil décida de doubler le capital social et de le porter à F 40.000.200 pour parer à des difficultés de trésorerie. La Maison Worms garantit cette augmentation de capital, ce qui lui laissa en mains un solde d'environ 125.000 actions pour un chiffre d'investissements total, en valeur nominale de l'ordre de F 18.500.000 sur un capital porté à F 40.000.200 soit une participation de 45%.
Enfin, en novembre 1943 le capital fut de nouveau élevé jusqu'à F 105.000.000 sur lesquels la Maison Worms possède 270.000 titres, soit une participation qui peut être chiffrée, en valeur nominale, à F 40.000.000 représentant 38% du capital social.
En ce qui concerne la participation des membres du Groupe Worms à l'administration de la Société des établissements Japy Frères les investigations effectuées ont abouti aux résultats ci-après exposés.
Monsieur Pucheu ayant participé aux négociations engagées en 1938 pour le renflouement des Établissements Japy, fut nommé président directeur général de ceux-ci. Il conserve ce poste jusqu'en 1940, époque à laquelle il fut amené à démissionner pour se consacrer aux affaires publiques.
De 1940 à 1943, la société Japy fut à nouveau dirigée par des membres de la famille Japy, avec Monsieur Albert Japy lui-même comme président directeur général, mais il apparut alors que la complexité des activités de la société était telle qu'elle nécessitait la présence simultanée d'un président et d'un directeur général.
Monsieur Albert Japy garda le poste de directeur général et Monsieur Marin Darbel fut de son côté, nommé président.
Des renseignements recueillis, il résulte que Monsieur Marin Darbel est un ami de la Maison Worms, tant par des liens personnels avec Monsieur Le Roy Ladurie que par les fonctions qu'il occupait par ailleurs. D'autre part, Monsieur Worms avait nommé comme représentants au conseil Messieurs Jean Vinson et Fred de la Rozière.
Par ailleurs, l'intervention de la Maison Worms s'est manifestée par son rôle de banquier. Dans ce cadre la Maison Worms a, en effet :
- consenti aux Établissements Japy Frères des ouvertures de crédit qui ont été utilisées ;
pour attendre les capitaux qui devaient procurer les augmentations de capital successives,
sous forme d'escompte de billets de la Caisse des marchés, pour permettre la mise en fabrication en série de machines à écrire, sous forme d'escompte de traites commerciales,
- accordé sa participation lors de l'émission d'obligations faite en 1943 pour F 40.000.000 avec le concours des grands établissements de crédit.
Dans le cadre de ces facilités, les découverts consentis par la Maison Worms aux Établissements Japy ont commencé en janvier 1939, avec un chiffre initial de F 3.500.000. En juin 1940, ce découvert atteignit F10.084.402,27 et, de 1940 à 1943, il a varié constamment. Le découvert maximum a été atteint en février 1943, avec un total de F 51.551.452,02.
Par ailleurs, les cautions délivrées par la maison Worms pour le compte des Établissements Japy, à des clients qui passaient commande, ont été assez nombreuses. Les relevés mensuels de ces cautions montrent que, en juin 1940, elles représentaient déjà : F 6.809.522,65 et que, par la suite, elles ont atteint un maximum de F 11.096.254 en septembre 1942.
Les escomptes ont également atteint des chiffres non négligeables, mais le montant total de ceux-ci à un moment donné n'a jamais excédé F 4.500.000 environ.
En ce qui concerne les crédits sur la Caisse nationale des marchés de l'État et sur les collectivités et établissements publics le fonctionnement a été le suivant.
En 1940, la Caisse nationale des marchés de l'État a accordé aux Établissements Japy Frères un crédit général réalisable par voie d'aval conditionnel et d'acceptation d'accompagnement de F 25.000.000 garanti par le nantissement de différents marchés passés avec les administrations publiques (ministère de l'Air, de la guerre, de la Marine et des PTT).
La participation de la Maison Worms dans ce crédit a été de F 20.000.000, le complément étant fourni par la Banque nationale pour le commerce et l'industrie. Son utilisation a eu lieu de mars 1940 à octobre 1941.
En 1943, le secrétariat d'État à la Production industrielle a délivré aux Établissements Japy une lettre d'agrément pour la production de machines à écrire, fabrication qui devait être entreprise le 1er mars 1943 et terminée le 1er mars 1946.
Comme il est d'usage en la matière, la Caisse nationale des marchés de l'État a ouvert deux crédits :
- l'un de F 288.640.000 (valeur de fabrication) pour le stockage éventuel des machines, crédit qui n'a jamais été utilisé ;
- l'autre, pour le financement de la production, de F 50.000.000,
actuellement utilisé à son plein et par l'intermédiaire de la Maison Worms.
Enfin, en octobre 1939, la Maison Worms a ouvert aux Établissements Japy pour une durée de trois mois, un crédit d'acceptation d'un montant de F 8.000.000 en mobilisation des sommes dues par les administrations publiques au titre de différents marchés. Ce crédit n'a pas été renouvelé, et a eu son prolongement dans le premier crédit de la Caisse des marchés de l'État.
De tout ceci, il résulte que la Maison Worms n'a jamais eu la majorité au sein de la société Japy Frères et n'a eu, parmi les membres du conseil d'administration de cette société, que trois représentants sur douze. Cependant, elle était le plus fort actionnaire, ou tout au moins un des plus gros, et son aide financière (qui, pour les seuls découverts, a atteint, à un moment donné, plus de cinquante millions) lui donnait un droit de regard certain sur l'activité de l'entreprise.
Ceci a d'ailleurs été parfaitement reconnu par Monsieur Worms lui-même qui, lors de son audition du 25 novembre 1944, a déclaré que sa Maison était tenue au courant de la politique générale de la société Japy, et qu'elle s'efforçait même, dans la mesure du possible, d'inspirer cette politique.
Afin d'établir quelle a été l'activité des Établissements Japy pendant l'occupation allemande, et dans quelles conditions exactes elle a été amenée à exécuter des commandes allemandes, j'ai demandé à la Maison Worms et au directeur des Établissements Japy eux-mêmes, de me fournir toutes indications et tous documents à ce sujet. Je me suis, d'autre part, rendu au siège desdits Établissements, 8, rue de Marignan, à Paris, à l'effet de recueillir des renseignements complémentaires et d'y procéder à toutes investigations utiles.
En l'état actuel des recherches, et sous réserve de ce qui pourrait résulter d'une étude approfondie de la comptabilité et de tous les documents complémentaires qui seraient versés au dossier, ces investigations ont abouti aux résultats ci-après exposés.
La société Japy qui possède un groupe d'usines à Beaucourt, Voujaucourt, l'Isle-sur-le-Doubs, Fesches-le-Chatel et Anzin, a quatre groupes de fabrication, à savoir :
- mécanographie (principalement machines à écrire) - horlogerie
- moteurs électriques et pompes
- articles de ménage, visserie et boulonnerie, émaillerie.
Ce dernier groupe de fabrication est le plus important et représente à lui seul environ 55% des chiffres réalisés.
L'ensemble de ces activités occupe environ 5.000 ouvriers et employés.
En raison de son importance, la société Japy a, comme toutes les entreprises analogues, été l'objet dès septembre 1940 de sollicitations de la part des autorités allemandes.
A ce moment, ses usines ont eu à répondre à des questionnaires extrêmement détaillés qui leur étaient adressés par les sections économiques des kommandantüren locales.
A la suite de ces questionnaires, les Établissements Japy furent obligés d'exécuter un certain nombre de commandes destinées soit au secteur civil allemand, soit à l'équipement des troupes (gamelles, etc.).
Il n'apparaît pas que la société ait jamais produit du matériel de guerre proprement dit. D'ailleurs, c'est seulement en 1942 que les usines Japy furent considérées comme usines d'armement et classées dans la catégorie "rustung". Des explications fournies par la direction de la société, il résulte que malgré cette classification, la mise en route des fabrications d'armement ne fut pas effectuée en dépit de grosses difficultés nées du fait que l'entreprise se trouvait pratiquement sous le contrôle de l'autorité allemande qui avait délégué un de ses officiers de Besançon, le Baurat Hertzner pour contrôler les usines.
C'est dans ces conditions que la société Japy fut contrainte d'accepter de la maison Schuster, de Vienne, une commande de 250.000 vis de forme entrant dans la fabrication des fusées, mais elle ne livra que 112.000 pièces en quatre mois, alors que la capacité de production était évaluée à 150.000 vis par mois.
Quoi qu'il en soit, il résulte des recherches effectuées, que les commandes de matériel destiné aux Allemands (commandes civiles et commandes militaires) étaient en règle définitive passées aux Établissements Japy par l'intermédiaire des comités d'organisation et syndicats français qui répartissaient entre leurs adhérents les demandes allemandes. Dans de nombreux cas, il était au préalable demandé aux Établissements Japy de faire des offres de prix. En l'état actuel, il n'a pas été trouvé trace d'offres dont les Établissements Japy auraient pris l'initiative.
A la suite du classement de ces Établissements dans la catégorie "rustung", le Rustungskommanti de Besançon fit connaître à ceux-ci, par lettre en date du 9 janvier 1943, que 70% au moins de leur production devait être employée pour l'exécution de commandes allemandes.
Tous les mois, les Établissements Japy devaient remettre des états montrant si ce pourcentage avait été respecté. Etant donné que les pourcentages des commandes françaises exécutées étaient sensiblement supérieurs au maximum de 30% prévu par les Allemands, les états établis à l'intention de ceux-ci étaient volontairement faussés, le montant des commandes françaises étant minoré, et celui des commandes allemandes majoré. De cette manière, des réclamations trop violentes étaient évitées.
L'examen de la documentation comptable produite par les Établissements Japy permet, quant à présent, de dégager les points suivants :
1- Pour les exercices 1942, 1943 et 1944, les chiffres d'affaires réalisées sur commandes allemandes ont été, par rapport à l'ensemble, ceux donnés par le relevé suivant :
chiffre total d'affaires | commandes allemandes | |
1942 | 227.911.495 | 64.043.969 |
1943 | 320.264.714 | 165.809.518 |
1944 (7 mois) | 210.941.759 | 61.403.377 |
Total des 3 années | 759.117.968 | 291.256.864 |
Les chiffres d'affaires allemands ont été constitués principalement par des ventes de quincaillerie et de machines à écrire.
2 - L'augmentation du chiffre d'affaires telle qu'elle ressort du relevé ci-dessus n'est pas due à un accroissement d'activité mais uniquement à la hausse des prix.
La comparaison des tonnages réalisées avant et pendant la guerre montre, en effet, que, en ce qui concerne notamment les deux compartiments particulièrement importants de la quincaillerie et de la visserie boulonnerie, ces tonnages ont été en régression, ainsi que le fait ressortir le tableau ci-après :
Quantités produites
Visserie boulonnerie | Quincaillerie | |
1937 | Chiffres non établis | 6.693 |
1938 | 246.07 | 5.699 |
1939 | Chiffres non établis | 5.458 |
1940 | 321.13 | 4.611 |
1941 | 200.70 | 3.822 |
1942 | 200.70 | 3.923 |
1943 | 252.81 | 3.975 |
1944 (7 mois) | 180.58 | 2.322 |
3 - Enfin, les Établissements Japy n'ont exécuté qu'une partie des commandes qui leur ont été passées. C'est ainsi que :
- pour les articles émaillés, ils n'ont livré que 4.706.828 K° sur 10.012.584 K° dont ils avaient reçu commande,
- pour la visserie et la boulonnerie, ils n'ont livré que 692.487 K° sur les 1.069.911 K° qui leur avaient été commandés.
De tout ceci, il résulte donc, en l'état actuel de la documentation réunie, que les Établissements Japy n'ont pas sollicité les commandes allemandes et qu'ils se sont bornés à faire des offres de prix lorsque cela leur était demandé et à exécuter les commandes qui leur ont été passées d'office et ce tout en maintenant aussi élevée que possible leur production destinée au secteur français.
Affaire Puzenat
Les Établissements Puzenat sont constitués sous forme de société anonyme au capital de F 11.000.000. C'est au printemps de 1939 que la Maison Worms a commencé à s'intéresser à ces établissements dont elle a assuré la réorganisation.
A ce moment, en effet, la Société Puzenat se trouvait dans une situation financière telle qu'elle avait dû déposer son bilan à fin juin 1938, en demandant le bénéfice de la liquidation judiciaire.
La Maison Worms consentit, en 1939, à garantir l'exécution du concordat de 100% et elle avança à Monsieur Puzenat la somme nécessaire pour rembourser les F 5.000.000 dont il était débiteur vis-à-vis de sa propre société.
En échange de ce concours total, la Maison Worms a demandé et obtenu :
- différents avantages financiers, dont une option valable pendant deux ans sur 30% du capital ;
- le droit de désigner un directeur général sous la responsabilité du président, Monsieur Puzenat, afin de pouvoir suivre la gestion financière de la société.
C'est dans ces conditions que Monsieur Bernard Verdier, alors inspecteur à la Société générale, fut pressenti par la Maison Worms et accepta le poste de directeur général. C'est également dans ces conditions que la Maison Worms leva, en septembre 1940,
une première partie de son option, soit 2.110 titres sur 11.000 (19% du capital) et, en mars 1941 le solde de cette option. Depuis mars 1941, la participation de la Maison Worms dans la société Puzenat s'élève donc à 3.200 actions, sur 11.000 titres, constituant le capital, soit 29,40% de celui-ci.
Ladite Maison Worms a désigné comme représentant pour siéger au conseil d'administration, d'abord Monsieur Pucheu et Monsieur Laroudie, président au Tribunal de commerce de la Seine, puis, à la suite de la démission de Monsieur Pucheu et de la mort de Monsieur Laroudie, Monsieur de La Rozière et Monsieur Labeyrie, qui n'appartenaient d'ailleurs, à aucun titre, à la Maison Worms.
Il résulte donc que celle-ci n'a jamais eu la majorité dans la société Puzenat mais que, cependant, elle en était un des plus gros actionnaires. Par ailleurs, l'aide financière apportée par elle lui donnait un droit de regard certain sur la gestion. Comme dans le cas des Établissements Japy, il s'agissait là encore, ainsi que l'a d'ailleurs déclaré Monsieur Worms lui-même, d'une maison dont la politique était non seulement connue mais inspirée, dans la mesure du possible, par la Maison Worms.
En ce qui concerne l'activité des Établissements Puzenat durant la période d'occupation, il résulte, en l'état actuel des renseignements recueillis, que ces Établissements, dont la fabrication normale était celle des machines agricoles, n'ont exécuté aucune commande d'armement pour les Allemands.
Ils ont dû, par contre, satisfaire à certaines exigences allemandes en ce qui concerne leur fabrication normale mais, en l'état de la documentation, il n'apparaît nullement qu'ils aient sollicité ces commandes ou fait des offres aux Allemands.
Les fournitures effectuées à ceux-ci ont porté essentiellement sur des râteaux et des trieurs de pommes de terre et le montant de ces ventes a d'ailleurs été très faible par rapport a l'ensemble du chiffre d'affaires ainsi que le montre le relevé ci-après :
chiffre total 'affaires | commandes allemandes | |
exercice 1940-1941 | 69.413.367,50 | 2.997.825,30 |
exercice 1941-1942 | 54.188.163,25 | 473.383,80 |
exercice 1942-1943 | 52.470.568,51 | 942.797,50 |
exercice 1943-1944 | 50.971.250 | 8.797.259,00 |
227.043.358,26 | 13.211.265,60 |
Ainsi qu'on le voit, le total des ventes aux Allemands de la période d'occupation a représenté moins de 6% du chiffre d'affaires total de ladite période.
Enfin, il y a lieu d'observer que si les chiffres d'affaires se sont maintenus à peu près constants de 1940 à 1944, c'est en raison de la hausse des prix. En l'état de la documentation réunie, il apparaît, en effet, que les tonnages produits ont été en régression depuis 1938, ainsi que le font ressortir les chiffres ci-dessous :
moyenne d'avant | 8.000 tonnes |
1940-1941 | 6.700 tonnes |
1941-1942 | 5.300 tonnes |
1942-1943 | 3.800 tonnes |
1943-1944 | 2.600 tonnes |
En l'état actuel de la documentation réunie, rien ne permet de dire que les Établissements Puzenat aient sollicité des commandes allemandes ou qu'ils aient fait des offres volontaires, il semble qu'ils se soient bornés à exécuter les commandes qui leur ont été imposées et qui ont d'ailleurs représenté des chiffres très faibles par rapport à l'ensemble du chiffre d'affaires.
Tels sont, Monsieur le juge d'instruction, en l'état actuel des recherches et, ainsi qu'il a été dit, sous réserve de ce qui pourrait résulter de l'étude détaillée de la comptabilité et de tous les documents qui seraient ultérieurement versés au dossier de l'expertise, les résultats de mes premières investigations en ce qui concerne l'activité de la société Japy et de la société Puzenat.
Veuillez agréer, Monsieur le juge d'instruction, l'assurance de mes sentiments respectueusement dévoués.
Paris, le 29 décembre 1944
Bernard