1944.12.07.De Anatole Bucquet - NCHP.Au juge Georges Thirion.Déposition
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Le PDF est consultable à la fin du texte.NB : Ce document provient d'un dossier intitulé "Département maritime" et daté du 7 décembre 1944.
7 décembre 1944
Déposition de Monsieur Bucquet
L'an 1944, le 7 décembre, devant nous, Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance du département de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a comparu :
Monsieur Bucquet, Anatole, 52 ans, directeur général de la Nouvelle compagnie havraise péninsulaire, demeurant à Paris, 20, avenue d'Eylau, témoin qui, serment prêté conformément à la loi,
dépose :
Je dépose en ce qui concerne l'activité de la Nouvelle compagnie havraise péninsulaire de navigation, une note que j'ai rédigée à votre attention, et dont je confirme purement et simplement les termes.
Il en résulte que la compagnie que je dirige n'a en aucune manière travaillé pour l'ennemi.
Et signe après lecture.
Note déposée par Monsieur Bucquet
Créée en 1882, la Compagnie havraise péninsulaire de navigation (CHP) a connu jusqu'après la première guerre mondiale une activité prospère.
C'est vers 1924 que son activité, par suite d'une gestion défectueuse, commença à décliner.
Au mois de mai 1930, la CHP était à la veille d'une faillite, avec un passif d'obligataires et créanciers chirographaires de soixante-douze millions.
A la demande du gouvernement de l'époque et de l'armement français, c'est-à-dire sous la double intervention politique et professionnelle, Monsieur H. Worms accepta de tenter de renflouer l'affaire dans laquelle, jusque-là, sa maison n'avait eu aucun intérêt.
C'est ainsi que furent constituées successivement, en 1930, la Société d'exploitation de la compagnie havraise péninsulaire de navigation à vapeur (SEGHP), société en gérance provisoire, puis, en février 1934, la Nouvelle compagnie havraise péninsulaire de navigation (NCHP) au capital de vingt-deux millions.
Les obligataires et les créanciers chirographaires de l'ancienne CHP, depuis lors actionnaires de la NCHP, doivent à cette initiative de conserver aujourd'hui une situation parfaitement saine, alors que la liquidation pure et simple ne leur aurait rien laissé.
Ce résultat n'a été acquis qu'au prix de longues années d'efforts dont le succès est à attribuer à la gestion prudente et éclairée à laquelle la Maison Worms, majoritaire, a apporté le concours de son organisation technique et de son expérience éprouvée d'armateurs.
Monsieur H. Worms personnellement, d'abord comme administrateur membre du comité de direction et, depuis 1937, comme président du conseil d'administration, a été l'animateur incontesté du redressement de la société.
L'activité de la NCHP pendant la guerre a été celle de toutes les compagnies de navigation françaises.
L'application de la loi sur l'organisation de la nation en temps de guerre a entraîné la réquisition de toute la flotte marchande française par un service d'État, le service des transports maritimes de la marine de commerce, au ministère de la Marine marchande.
Les navires de la NCHP ont, à partir de septembre 1939, été successivement affrétés par la Direction du service des transports maritimes qui en a confié la gérance à la même NCHP.
Notre société, pendant la guerre, a donc été exclusivement le mandataire de l'État français. L'exécution de ce mandat de gérance ne comporte aucune possibilité d'initiative dans la disposition ou l'exploitation des navires. Les recettes de l'armateur gérant ont été et sont encore exclusivement constituées par les indemnités d'affrètement payées par l'État en exécution de la charte-partie qui le lie à l'ensemble de l'armement français, et qui est communément appelée la charte-partie du 15 septembre 1940.
De septembre 1939 à juin 1940, la CNHP a géré, sous ce régime, les neuf navires lui appartenant et un navire appartenant à l'État.
A partir de juin 1940, le même régime continue mais la flotte de la compagnie est éprouvée :
- un navire en réparations à Nantes y est saisi le 9 juin 1940 par l'armée allemande ("Ville-de-Reims"),
- deux navires immobilisés à Bordeaux à la même époque sont réquisitionnés par la Marine allemande ("Ville-de-Metz", et "Malgache", appartenant à l'État).
Puis de mars à juillet 1941, quatre navires sont arraisonnés en mer par l'amirauté britannique et transférés sous pavillons anglais. Ce sont, dans l'ordre : "Ville-de-Majunga", "Ville-de-Tamatave", "Ville-de-Rouen". Ces deux derniers ont été coulés en mer au service des Alliés, respectivement en janvier 1943 et décembre 1942.
Enfin, le 8 novembre 1942, la "Ville-du-Havre" était torpillée et coulée sous Casablanca et la "Ville-d'Oran" (actuellement Madagascar) se mettait à Dakar au service des Alliés.
Un seul navire sur les dix restait, à partir de novembre 1942, sous le contrôle de la Direction des transports maritimes de Vichy et sous gérance de la NCHP ; le "Condé". Ce navire était entré le 11 octobre en grandes réparations à Marseille. Le devis des réparateurs agréé par la Direction des constructions navales de la Marine marchande comportait un programme de deux mois de travaux imposés par le Bureau de classification, auquel le navire était inscrit : le Lloyd Register.
C'est dans cette situation que le navire fut atteint par les accords connus sous le nom "accords Laval-Kauffmann" aux termes desquels la presque totalité des navires se trouvant dans les ports français de la Méditerranée était réquisitionnée par la Marine allemande. A aucun moment les armateurs français n'ont eu à intervenir dans l'exécution de ces accords, qui a été réalisé entièrement entre l'autorité allemande et le Service des transports maritimes, celui-ci se contentant de dénoncer le contrat de gérance qui le liait aux armateurs gérants.
S'agissant du "Condé", la marine allemande s'en empara le 23 mars 1943 ; il fut un des derniers navires réquisitionnés, la compagnie ayant mis tout en uvre avec les réparateurs pour faire durer cent quarante huit jours des réparation prévues pour soixante, et ayant supporté les frais de ce travail au ralenti.
"Condé" est resté sous réquisition allemande jusqu'en mars 1944, date à laquelle les Allemands l'ont ramené à Nice en grandes avaries et remis au Service des transports maritimes, qui en a confié le gardiennage à la NCHP, jusqu'au 8 juillet 1944, date à laquelle la marine allemande le réquisitionnait à nouveau pour le couler finalement le 7 août 1944 dans le port de Nice, où son renflouement est actuellement en cours.
Ce rapide exposé montre quelle a été l'activité des navires de la compagnie, mais il ne révèle pas suffisamment l'esprit du pavillon.
En dehors de la réparation du "Condé", ci-dessus mentionnée, nous devons citer quelques exemples qui manifestent cet esprit.
C'est le cas de "Ville-de-Majunga" qui, en juin 1940, après avoir subi des avaries graves par bombardement allemand sur rade du Havre, se réfugie à Brest où l'arsenal entreprend de le réparer. Mais l'armée allemande arrive et plutôt que de se laisser prendre, le capitaine, en dépit des ordres, prend sur lui, après avoir embarqué plus de deux cents marins de l'arsenal, des armes et du matériel de guerre, d'appareiller dans son état d'avarie et réussit à mener son navire à Casablanca.
C'est le cas des cinq navires arraisonnés en mer par les forces navales britanniques et dont pas un n'exécute les ordres formels de sabordage reçus au départ de France de la Marine nationale. Le capitaine d'un de ces navires, rapatrié en France après transfert de son navire sous pavillon anglais, reçut par décision d'une commission d'enquête un blâme pour ne pas s'être conformé à ces ordres et fut suspendu de tout commandement pendant six mois.
Ce sont ces faits qui ont motivé qu'à l'époque une certaine presse imprima que les navires contrôlés par Monsieur Worms avaient ordre de se livrer aux Anglais.
II reste qu'à l'heure actuelle la NCHP ne possède plus que trois navires en état de navigabilité. Tous trois sont sous le contrôle du Pool interallié.
Du point de vue des bénéfices des exercices de guerre la situation de la NCHP est la suivante : depuis sa création (1934) la société n'a jamais distribué de dividendes et les exercices 1939, 1940, 1941, 1942 et 1943 ont été clos sans bénéfice ni perte, après imputation du solde créditeur du compte profits et pertes à une provision pour reconstitution du matériel naval, que la situation de la flotte exposée ci-dessus justifie pleinement.
En terminant cette déposition, je considère comme un devoir de déclarer que Monsieur Hypolite Worms est unanimement vénéré par le personnel navigant et sédentaire de la compagnie comme un chef éminent, animé d'un véritable esprit social, il est comme disent les marins, un chef "juste" et généreux.