1944.11.22.De Worms et Cie.Notes sur les Établissements Japy Frères
Copies
Le PDF est consultable à la fin du texte.NB : Dossier intitulé "Japy" et constitué d'une "Note sur les Établissements Japy Frères", de tableaux indiquant le chiffre d'affaires des années de 1941 à 1944 et les bilans et comptes de pertes et profits des exercices 1940 à 1943 ; note intitulée "Prélèvement de main-d'uvre au titre de la relève pour le siège social, les ateliers du château d'eau et dépôt d'Aubervilliers" ; note intitulée "Prélèvement de main-d'uvre aux usines" ; note intitulée "Fabrication de matériel de guerre" ; note intitulée "Matières premières". Ces documents sont classés ensemble au 22 novembre 1944.
Note sur les Établissements Japy Frères
Société au capital de 105.000.000 de francs, créée en 1763, possède un groupe d'usines à Beaucourt, La Feschotte, l'Isle-sur-le-Doubs, Fesches-le-Châtel, Anzin, fabrication de machines à écrire, horlogerie, moteurs électriques de taille puissance (moins de 10 CV), pompes, articles de ménage, émail, aluminium, visserie, boulonnerie émaillerie, groupe environ 5.000 ouvriers et employés.
La société, dont la réorganisation a débuté en février 1939, a vu son chiffre d'affaires monter du fait même de cette réorganisation, au cours des années qui ont suivi. Un très gros effort d'investissement en machines-outils a été fait en 1939 de façon à permettre à la société d'accroître son activité, ce qui explique les chiffres ci-dessous :
[Rajout manuscrit : Le chiffre d'affaires aurait monté beaucoup plus vite si la guerre n'avait pas éclaté.]
1er juillet 1938 au 31 décembre 1939 | 229.861.718,29 |
1940 | 206.289.613,51 |
1941 | 228.708.268,45 |
1942 | 227.000.000,00 |
1943 | 320.000.000,00 |
les 7 premiers mois de 1944 | 210.000.000,00 |
Dès le mois de septembre 1940, la société a été l'objet de démarches de la part des autorités allemandes pour exiger une part très importante, sinon la totalité, des fabrications. L'administration de la société a fait l'impossible pour réduire les livraisons aux Allemands par rapport à celles destinées au marché français, mais les autorités d'occupation ont exigé, après des discussions interminables, que 70% au moins de la production des usines Japy leur soient réservés.
La direction devait donc s'incliner mais, par des moyens de fortune, et au risque de voir ses membres arrêtés, elle a organisé la falsification des états remis mensuellement aux autorités allemandes. Comme on le verra par les tableaux ci-joints, le pourcentage des fabrications réservées au marché français a varié entre 55 et 75%. Comme il était impossible de ne pas donner aux autorités allemandes le chiffre exact des livraisons qui leur étaient effectuées, celui des fabrications réservées au marché français était diminué sur chaque état. C'est ce qui explique le tableau ci-joint où il est indiqué, d'une part les chiffres français déclarés aux Allemands, et d'autre part les chiffres français réels. Ces états faux ont été fournis sur les instructions de la direction générale et avec l'accord et la connivence du personnel chargé de leur établissement. Des témoignages peuvent être recueillis auprès de Monsieur Albert Japy, Monsieur de Severac (état-major de l'armée Delattre de Tassigny), Madame Baraud et Mademoiselle Colomb.
Si l'on prend l'ensemble des chiffres d'affaires de 1943 et des sept premiers mois de 1944, on verra que les livraisons aux autorités allemandes ont été relativement faibles par rapport aux exigences de celles-ci. C'est ainsi qu'en 1942 les livraisons aux Allemands se sont élevées à 64.000.000 de francs sur un total de 228.000.000. En 1943 à [1]65.000.000 sur un total de 320.000.000. En 1944 à 61.000.000 sur un total de 211.000.000.
Ci-joint également un tableau pour 1943 et 1944 donnant le détail par industrie des livraisons effectuées aux Allemands, d'où il ressort que les principales d'entre elles ont été faites en machines à écrire et en quincaillerie. [NB : Ce passage est raturé ainsi que la phrase suivante.]
Ci-joint encore les bilans des différentes années avec les comptes de profits et pertes.
Relève
Ci-joint une note sur les différentes négociations et les incidents qui se sont produits à propos des prélèvements de main-d'uvre. Il nous est malheureusement impossible de vous donner les chiffres exacts des prélèvements aux usines : ceux-ci se trouvent à Beaucourt et nous ne les aurons qu'au retour de Marin-Darbel.
Fabrication de matériel de guerre
La société n'a jamais produit de matériel de guerre, malgré les différentes pressions qu'elle a subies. Ci-joint une note détaillée sur ces opérations.
[Rajout manuscrit : ou elle n'en a livré qu'en quantité tout à fait provisoire.]
Ci-joint également une note expliquant par suite de quelles manuvres la société a pu obtenir les matières premières nécessaires pour les fabrications destinées au marché français. Tous les besoins pour compte allemand ont été majorés de 23 à 30 % malgré les contrôles continuels des services techniques allemands, ce qui a permis d'arriver comme il est dit ci-dessus au pourcentage des fabrications destinées au marché français par rapport à celles réservées aux Allemands.
II y a lieu de signaler qu'un comité d'épuration a été créé dès la libération aux Ets Japy Frères. Monsieur Jean Blanc, membre de la Résistance qui représente le personnel est tout prêt à témoigner en ce qui concerne l'activité de la Maison et l'attitude pendant l'occupation vis-à-vis des autorités allemandes.
[NB : Est portée en marge de ce paragraphe la mention BI]
22/11/44
[NB : Voir PDF pour les tableaux indiquant les chiffres d'affaires de 1941 à 1944.]
[NB : Voir PDF pour les bilans et comptes de pertes et profits des exercices 1941 à 1943.]
Paris, le 22 novembre 1944
Prélèvement de main-d'uvre au "titre de la relève"
pour le siège social, les ateliers du château d'eau et le dépôt d'Aubervilliers
1°) D'après la loi du 4 septembre 1942 nous avons été tenus de fournir à l'Inspection divisionnaire du travail, les renseignements sur l'ensemble de notre personnel.
Nous avons sciemment fourni des renseignements erronés, sur les ouvriers qualifiés et spécialisés et en avons même mentionné comme employés de bureau.
2°) Lorsque nous avons été convoqués devant les commissions mixtes franco-allemandes, nous avons fait de nombreuses démarches fournissant toujours un certificat de classement "Rustung" alors qu'en réalité ce certificat n'était pas valable.
Nous avons également mis en opposition plusieurs services allemands, notamment les bureaux de l'avenue Kléber de façon à nous éviter les prélèvements.
Pour nos services de la rue Marignan pour un effectif de 306 personnes, deux employés seulement sont partis au titre de la "relève" et ce parce que convoqués individuellement par leurs mairies.
Pour nos ateliers du château d'eau, sur un effectif de 103 personnes, 23 ouvriers sont partis ; plusieurs d'entre eux revenus en permission ont été envoyés par nos soins dans nos usines de l'est.
Pour notre dépôt d'Aubervilliers, sur un effectif de 46 personnes, trois seulement sont parties. Un d'entre eux étant revenu en permission a été envoyé dans-nos usines de l'est.
3°) Au moment où les bureaux d'embauche allemands devenaient plus sévères pour la "relève", nous avons fait partir des employés aux usines où les prélèvement étaient terminés.
4°) Parmi les ouvriers revenus en permission, nous en avons envoyé dans nos usines et leur avons procuré maintes fois de faux certificats de travail, et dans certains cas, nous avons embauché des ouvriers spécialisés et qualifiés, des dessinateurs et des ingénieurs, sans papier et que nous ne portions pas sur nos effectifs.
5°) Pour nos agences en province, nous avons réussi à éviter les départs en Allemagne en mutant nos ouvriers d'une agence sur l'autre, au fur et à mesure que les recensements étaient faits dans un endroit.
Prélèvements de main-d'uvre aux usines
Nous n'avons pu évidemment échapper totalement aux opérations dites de relève et différents prélèvements ont été effectués sur ordre du Rustungkommando de Besançon, au début de 1943.
Nous avons toutefois limité au maximum le départ de nos ouvriers en agissant de la façon suivante :
1°) A chaque fois que nous étions l'objet d'une taxation de la part du Rustungkommando, nous avons fait intervenir les organismes centraux de Paris qui surveillaient l'exécution des commandes pour le compte des autorités allemandes, et en les mettant en antagonisme, nous avons réussi à maintes reprises, à réduire le chiffre primitivement fixé et même, comme ce fut le cas en avril 1943, où 113 de nos ouvriers de Fesches le chatel étaient désignés, à faire annuler un ordre de départ en Allemagne. Jusqu'à la fin des opérations de "relève", nous avons pu user de cette tactique qui a donné d'excellents résultats ; tant que duraient les discussions entre les différents services allemands ; que nous mettions en opposition, les ouvriers restaient, et ceux qui étaient visés pouvaient, sur nos indications, prendre le large.
2°) A chaque départ ou à chaque désignation, il y avait naturellement un déchet important de l'ordre de 30%. Malgré les visites fréquentes de la Feldgendarmerie, nous avons réussi à soustraire aux recherches la plupart de nos ouvriers, et jouant de l'éloignement de nos usines de la région de l'est, nous avons pu réembaucher, à différentes reprises, les réfractaires dans une autre usine que leur usine d'origine, soit sous une fausse identité, soit sous leur identité réelle.
Nous avons d'ailleurs eu cette besogne assez délicate facilitée par les services de la main-d'uvre française de la région qui nous accordaient en fraude les certificats de travail et les autorisations d'embauche indispensables.
De cette façon, près de 200 ouvriers désignés pour partir en Allemagne ont échappé à la déportation et ont pu cependant continuer à travailler dans nos usines.
3°) Parmi les ouvriers qui étaient partis en Allemagne et nombreux sont ceux qui au cours de leur première permission, sont venus nous demander conseil pour ne pas retourner là-bas. Nous leur avons facilité naturellement, dans la mesure du possible, leur embauche dans d'autres régions ou d'autres établissements.
Fabrication de matériel de guerre
[Rajout manuscrit : Cette note est établie d'après les indications que nous avons recueillies chez Worms, mais seuls les dirigeants de Japy sont qualifiés pour donner des éléments définitifs.]
Dès le début de l'occupation, nous avons été sollicités à différentes reprises, soit par des organismes locaux contrôlant directement nos usines (Inspection de l'armement de Dijon, services économiques de Montbéliard et de Besançon), soit par les organismes centraux de Paris, en particulier par la Direction de l'aviation allemande, rue du Faubourg Saint-Honoré, pour effectuer dans nos usines des commandes d'armement proprement dites, en particulier des pièces d'aviation.
[Rajout manuscrit : Alors qu'elles venaient de mettre au point des fabrications de guerre pour la France.]
Notre politique générale a toujours été de refuser les dites commandes sous le prétexte que nos usines ne disposaient ni de la main-d'uvre qualifiée, ni des machines-outils nécessaires pour entreprendre de telles fabrications qui sont des fabrications de précision.
Nous avons insisté sur la vétusté de notre outillage et ces prétextes ont été suffisants pour nous permettre d'éviter toutes les commandes d'armement, jusqu'à fin 1942. D'ailleurs, nos usines n'étaient pas considérées, pendant les premières années de l'occupation, comme usines d'armement (Rustung), et c'est simplement par arrêté en date du 1er décembre 1942, que nos Établissements de Beaucourt, Isle-sur-le-Doubs, Voujaucourt et Fesches-le-Chatel ont été classés Rustung, et sont passés sous le contrôle du Rustung-kommando de Besançon, colonel Dietrich.
Par lettre en date du 9 janvier 1943, cet organisme allemand nous avisait que, mensuellement, 70% au moins de la capacité de production de nos usines devaient être employés pour l'exécution de commandes allemandes.
Malgré cette classification de Rustung, nous avons continué à nous opposer à mettre en route des fabrications d'armement proprement dites. Nous avons eu de grosses difficultés à le faire car, depuis cette date, nous étions pratiquement sous le contrôle de l'autorité allemande qui avait délégué un de ses officiers de Besançon, le Baurat Hertzner, pour contrôler nos usines. Cet officier était, d'ailleurs, plusieurs fois par semaine à Beaucourt et exigeait de la direction technique tous les renseignements qu'il jugeait utiles.
C'est à ce moment que nous avons été obligés, sur pression encore plus violente, d'accepter de la Maison Schuster à Vienne, une commande de vis de forme (formerschrauben) qui étaient des pièces rentrant dans la fabrication de fusées. Après des discussions que nous avons fait traîner plusieurs semaines, nous avons été obligés d'entreprendre une commande de 250.000 vis de forme, et, alors que le Rustungkommando de Besançon estimait que nous avions la possibilité technique de fabrication de 150.000 pièces, par mois, nous avons mis 4 mois pour fabriquer 112.000 pièces. Ces pièces d'ailleurs ont été l'objet de violents litiges entre le Rustungkommando et nous-mêmes et nous avons été à maintes reprises, en particulier en juin, juillet et août, accusés de malfaçon et de sabotage. C'est ainsi que sur les 18.000 pièces de la première livraison, 48 seulement ont été acceptées.
[Cette commande étant partiellement exécutée à des prix qui d'ailleurs étaient inférieures à nos prix de revient réels, au lieu de nous conformer aux instructions du Rustungkommando, qui étaient de prendre] de nouveaux contrats, nous n'avons pas bougé et nous avons laissé les choses en l'état jusqu'au moment où, en septembre 1943, Monsieur Schuster est venu personnellement de Vienne à Paris et a convoqué à ses bureaux de la rue La Boétie, deux personnes de la direction générale de Japy, les a accusées de sabotage, les a menacées d'arrestation et a exigé que le président du conseil d'administration vienne de suite avec lui au Rustungkommando de Besançon pour examiner la situation.
[NB : Le passage entre crochets, dans le paragraphe précédent, est raturé.]
Convoqués en septembre et octobre, à différentes reprises à Besançon, nous avons été contraints d'accepter, fin septembre, une nouvelle commande de vis de forme, sur l'ordre impératif qui nous en a été donné le 17 septembre 1943, par le Rustungkommando.
Nous avons donc été obligés de reprendre cette fabrication, mais comme pour la première commande, nous avons freiné au maximum la production. Nous avons été aidés en cela par l'explosion d'un transformateur, et ensuite, la fabrication a été complètement stoppée, les machines à décolleter ces places, qui comprenaient 3 tours Gridley et 1 tour New Britain ayant sauté, au début de janvier 1944, avant même que nous ayons pu effectuer une première livraison sur cette nouvelle commande.
A ce moment-là, nous avons eu de très grosses difficultés d'une part avec Monsieur Schuster et d'autre part, avec le Rustungkommando, qui nous ont accusé d'avoir favorisé le sabotage des machines, et en date du 3 février 1944, nous avons été l'objet d'une réquisition des machines qui étaient employées à cette fabrication, comprenant des tours automatiques, des fraiseuses, perceuses et tours revolvers, ces machines devant être, suivant les instructions formelles de Besançon, mises à la disposition de la Maison Schuster, qui les répartirait chez d'autres sous-traitants pour effectuer cette fabrication.
En effet, une partie des machines en état de marche, a été affectée aux Établissements Siamec à Nevers, au début de mars et une seule machine aux Établissements Vimeux à Fourchambault (Nièvre). A cette date d'ailleurs, des camions et forces armées allemands sont venus procéder eux-mêmes à l'enlèvement des machines.
Pour les machines qui étaient endommagées, à savoir les 4 tours automatiques, et qui représentaient une réelle capacité de production, nous avons pu, grâce à la complicité des services du ministère de la Production industrielle (ingénieur Courtoux) et des réparateurs de machines américaines (Hortsmann et Fenwick) éviter que les machines ne soient expédiées en Allemagne, sous le prétexte de les faire réparer par nos propres soins à Paris. Bien entendu la réparation n'a pas été effectuée, mais les tours ont été démontés et cachés dans nos usines.
Aucune autre commande d'armement n'a été exécutée pendant toute l'occupation par les Établissements Japy Frères.
Matières premières
Pour l'exécution des commandes allemandes, nous étions obligés, comme tous les autres industriels, d'établir des demandes de matières premières. Ces matières premières nous étaient attribuées par les offices de répartition français, sur ordre naturellement, des organismes allemands correspondants.
Etant donné les faibles contingents qui nous étaient accordés pour l'exécution des commandes françaises, nous avons toujours majoré de 25 à 30% nos besoins réels pour l'exécution des commandes allemandes (malgré le contrôle et les justifications qui nous étaient demandées à maintes reprises) de façon à pouvoir distraire une partie des matières premières fournies pour les commandes allemandes, pour l'exécution d'articles destinés au marché français.
Ceci nous a permis d'ailleurs, pendant toute la durée de l'occupation, d'augmenter considérablement notre pourcentage de produits destinés à la consommation intérieure.