1944.09.27.De Gabriel Le Roy Ladurie.Au juge Georges Thirion.Interrogatoire
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Interrogatoire de Gabriel Le Roy Ladurie
L'an mil neuf cent quarante quatre, le 27 septembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a été amené : l'inculpé Le Roy Ladurie, Gabriel, déjà entendu. Maître Bizos, son conseil régulièrement convoqué et à la disposition de qui la procédure a été mise la veille de ce jour, l'assiste.
Il déclare :
Je suis rentré à Paris, le 29 juin 1940, afin de remettre immédiatement de l'ordre dans la Maison Worms et de reprendre contact avec les clients. J'agissais en qualité de directeur général des Services bancaires.
Dès octobre, la Maison fut l'objet d'attaques forcenées, d'abord à Paris, puis dans la presse de province. Ces attaques eurent leur écho Outre-Rhin et au poste de Radio-Paris, notamment. Je noterai que, durant l'occupation, nous fûmes le seul établissement bancaire à être périodiquement et avec ténacité attaqué par la presse asservie et dans les meetings des partis politiques soudoyés par les Allemands. Mes informations me faisaient connaître que l'occupant avait décidé la liquidation forcée de la Maison Worms dont j'avais la charge.
Fin octobre, le capitaine Ziegesar était nommé commissaire-gérant avec des pouvoirs illimités. Cette mesure est absolument unique. Aucun autre établissement bancaire, à l'exception des banques juives, qui ont été détruites depuis, n'y était soumis.
L'origine de ces attaques peut être rattachée à trois causes différentes :
d'abord la question raciale. La Maison Worms pouvait être considérée comme une entreprise juive aux termes des ordonnances allemandes et des lois françaises.
En deuxième lieu, elle avait des attaches britanniques particulièrement solides.
Enfin, nous étions en butte à l'hostilité de certains milieux français qui fournissaient aux Allemands Ies éléments de la campagne qu'ils se proposaient d'entreprendre contre nous. M. Pierre Laval, notamment, s'est déclaré l'adversaire décidé de notre Maison.
Le moyen le plus sûr de frapper la Maison Worms était de viser son chef, M Hypolite Worms, particulièrement vulnérable en raison de ses origines raciales et de ses attaches britanniques. En présence d'une telle situation, je me devais de m'attacher à sauvegarder à la fois l'homme et la Maison. A cette fin, pendant quatre ans, j'ai eu une attitude dont je revendique seul la responsabilité et que je vais décrire dans la suite de mon exposé.
Relations de la Maison avec l'occupant
J'avais été délégué par M. Worms pour centraliser les rapports que la Maison pouvait avoir avec les Allemands (exception faite de ce qui concernait les Chantiers du Trait, les Services maritimes et les Services Charbons). Dès les premiers contacts avec le commissaire Ziegesar, qui était un homme médiocre, je me suis rendu compte que je pourrais aisément le mettre dans mon jeu et j'obtins aussitôt du ministère des Finances la désignation de M. Olivier de Sèze comme commissaire-adjoint, afin que celui-ci put éventuellement, en cas de difficulté, représenter Ie gouvernement français. Dès les premiers jours de son commissariat, je réussis à obtenir de Ziegesar que, contrairement à toutes les règles usuelles en matière d'administration provisoire, celui-ci n'accomplirait aucun acte de gestion directe et que, notamment il ne précéderait pas même à la confirmation des pouvoirs des personnes habilitées à traiter et à signer au nom de la Maison Worms. Chaque jour, Ziegesar prenait connaissance de l'intégralité du courrier de la veille. Par ailleurs, il assistait aux entretiens d'une certaine importance que je pouvais avoir avec les Allemands. En fait, je sentis très vite que, chez Ziegesar, l'intérêt d'employé de la Commerzbank qu'il était, l'emportait sur l'idée qu'il se faisait de ses devoirs de fonctionnaire. Il rêvait d'être un jour désigné comme représentant de la Commerzbank à Paris et il me fut aisé de jouer de cette ambition au profit des intérêts de la Maison Worms.
En décembre 1940, je reçus la visite du docteur Hettlage, l'un des principaux dirigeants de la Commerzbank qui, très au courant du dossier de la Maison Worms, m'exprima son désir de voir se nouer des liens étroits entre sa maison et la nôtre. Celui-ci me fit comprendre, pour m'amener à composition, que je ne réussirais à sauvegarder la Maison Worms, étant donné sa situation particulière, que si je consentais à la création de ces liens qui, seuls, pourraient apporter des apaisements au Reich. A ce moment, la donation faite par M. Goudchaux à ses enfants de sa part sociale n'étant pas homologuée, le Dr Hettlag demanda à devenir associé-gérant en lieu et place de M. Goudchaux. J'opposais un refus catégorique à cette proposition, mais, pour adoucir ce refus, j'offris au Dr Hettlag d'établir entre nos deux maisons des liens normaux de correspondants.
J'indique que nous ne fûmes pas le seul correspondant français de la Commerzbank et il m'apparaît qu'aucun établissement bancaire, même sans la pression morale qui avait été exercée sur moi, n'aurait refusé d'établir de tels rapports. Le mouvement essentiel du compte de la Commerzbank dans nos livres fut causé par le règlement d'accréditifs documentaires ouverts pour expédition des marchandises françaises pour l'Allemagne sous le contrôle de différents services du ministère des Finances et plus spécialement de l'Office des banques. J'ai résumé dans les notes 1 et 2 que je vous dépose les modalités et le volume des opérations effectuées.
Je souligne que le volume de ces opérations est de F. 121.000.000 en chiffres ronds, alors que les exportations françaises sur l'Allemagne pendant la même période, ont été de 196 milliards. A titre de comparaison, pendant la même période, nous avons ouvert en Suède pour plus de 124.000.000 d'accréditifs documentaires. Les profits réalisés par ces sortes d'opérations sont de minime importance et couvrent à peine les trais généraux engagés.
En février et mars 1941, les attaques de presse contre notre Maison ayant redoublé d'intensité, je fus invité par le Dr Hettlag à me rendre à Berlin afin d'obtenir, sous certaines conditions, la neutralisation de cette campagne. Je fis établir mon passeport mais, sous un prétexte quelconque, je ne partis pas. J'indique que je ne suis jamais allé en Allemagne depuis juin 1939.
Je suis informé en juin 1941 par Ie Dr Hettlag que Ies autorités allemandes vont prendre contre la Maison Worms des mesures de rigueur. La première fut la révocation de Ziegesar considéré comme trop conciliant, puis la nomination du baron von Falkenhausen, muni d'instruction précises et rigoureuses, enfin une mission de contrôle dévolue à une société fiduciaire allemande à caractère officiel, chargée de faire sur la Maison Worms un rapport détaillé au parti nazi et à l'économie nationale. Le Dr Hettlag m'indique en outre que la liquidation forcée des intérêts d'un certain nombre de commanditaires lui parait inévitable et risque de se faire au profit du trust Goering. Renouvelant partiellement sa suggestion de décembre 1940, de céder à l'amiable à la Commerzbank au moins les parts de commandite Goudchaux, Hettlage se fait pressant et, devant cette extrémité, je lui écris une lettre fin juin 1941, protestant contre toute cession forcée, mais lui indiquant que, si une prise d'intérêt est inévitable, je suis disposé à donner la préférence à la Commerzbank. J'indiquai en tous cas que, si cette éventualité se produisait, le nouveau groupe allemand se trouverait devant la démission collective de tous les cadres de la Maison. Cette perspective fournissait à Hettlage un prétexte pour ne pas se dessaisir du dossier et permettait d'éviter toute autre nouvelle tentative visant une prise de participation.
Comme Hettlage se proposait d'ouvrir une succursale de la Commerzbank à Paris, il nous demanda de lui céder une participation dans la Société privée d'études et de banque, au capital de F 1.000.000 et alors en complet sommeil. Pour me concilier Hettlage, je lui consentis une option de principe sur cette participation, sous réserve de l'accord du gouvernement français, mais je m'empressai d'obtenir de M. Brunet, directeur du Trésor, qu'il refuse en tout état de cause son agrément. Dans ces conditions, l'option ne fut jamais levée et mes relations avec Hettlage furent considérée comme terminées.
Sur l'injonction des deux commissaires allemands successifs, la maison Worms a consenti à un certain nombre de fournisseurs de la Kriegsmarine des escomptes de factures qui ont, en définitive, laissé pour F. 3.000.000 de créances irrécouvrables (note 6).
Dès juin 1941, plusieurs experts de la société fiduciaire allemande prenaient possession de nos bureaux pour dresser un rapport sur notre activité. Ce contrôle dura dix-huit mois.
Sous le commissariat de Falkenhausen, nommé en 1941, nous eûmes de graves difficultés avec les autorités allemandes établies en Hollande au sujet d'une société holding, la Franconed, nous appartenant en totalité. Ces difficultés se sont terminées par la vente forcée, à des conditions dérisoires aux SS d'un immeuble historique que nous possédions à Dantzig et ce, malgré nos protestations. Ce différend fait l'objet de la note n°3 que je vous dépose.
Falkenhausen, qui avait une situation importante dans le groupe de la Deutsche Bank, exigea un certain nombre d'opérations :
ouverture d'un petit nombre d'accréditifs documentaires par la Deutsche Bank,
ouverture d'un compte créditeur au profit du Rustung Kontor, service d'achat du ministère de l'Armement.
Je note que j'ai refusé une semblable opération pour le compte de l'Aerobank, dépendant du trust Goering. Je crois que nous sommes une des rares banques à avoir décliné cette offre.
Participations
La Maison Worms possède de nombreuses participations dans des affaires commerciales et industrielles, lesquelles peuvent être rattachées à trois catégories :
celles où notre influence est prépondérante,
celles où notre action est relativement occasionnelle,
celles dans lesquelles nous n'avons pas à intervenir.
Seules les premières méritent une explication.
Bien que nous ayons fait l'objet de sollicitations pressantes concernant la cession d'une partie de nos participations, nous avons toujours opposé un refus absolu. Les deux affaires qui donnèrent lieu aux débats les plus difficiles, voire même les plus dangereux, sont celles relatives au département minier et à la société de corps gras Fournier Ferrier, que nous parvînmes à soustraire l'une et l'autre aux convoitises allemandes.
Je vous dépose à cet égard les notes 4 et 5.
Certaines sociétés dans lesquelles nous avions des intérêts ont été amenées à prendre des commandes allemandes, mais aucune de ces commandes ne portait ni sur des munitions, ni sur des armes, ni sur des matières premières servant à la fabrication d'armements. Parmi celles qui ont exécuté ces commandes, figurent les Établissements Japy : machines à écrire, objets émaillés, petits moteurs électriques. Les usines Japy qui étaient agencées pour produire du matériel de guerre, n'en ont cependant pas fourni, ce qui n'a pas laissé de créer une situation très tendue à leur président, M. Marin-Darbel et à moi-même. Grâce à ces commandes il a été possible pendant quatre ans de maintenir en activité plus de 5.000 ouvriers et employés et d'empêcher le départ pour l'Allemagne d'un outillage de haute valeur.
Étaient également équipés pour les fabrications de guerre, les Établissements Puzenat, qui n'ont jamais fait la moindre livraison à l'Allemagne, malgré toutes les pressions qui ont eu lieu.
Enfin, la Société des entreprises de grands travaux hydrauliques, qui était dotée d'un gros outillage pouvant servir aux travaux de fortification, a toujours refusé, en plein accord avec la Maison Worms, de passer le moindre contrat avec l'occupant.
Mes relations personnelles avec l'occupant
La difficile et périlleuse défense des intérêts dont j'avais la charge, m'a naturellement parfois amené à toucher d'autres milieux allemands que ceux avec lesquels j'étais en rapports d'affaires obligatoires. Les entretiens que j'ai pu avoir au cours de ces quatre années ont toujours eu pour but les quatre objectifs suivants :
1°/ - la sauvegarde des intérêts de la Maison Worms et de la part de patrimoine national qu'elle détient ;
2°/ - la sauvegarde de la liberté et parfois de la vie de certains de nos compatriotes ;
Je me suis fréquemment occupé de faire libérer des personnes amies qui avaient été arrêtées, ou tout au moins de leur sauver la vie. Parmi celles qui, spontanément, m'ont fait savoir qu'elles désiraient témoigner de ce que j'avais fait pour elles, figurent :
M. de Boishebert, condamné à mort en 1942, gracié, déporté et rapatrié en 1943 ;
M. François Michel, ingénieur des Poudres, membre actif de la Résistance, arrêté en juillet 1941 et gracié en août 1942 ;
le comte Robert de Voguë, condamné à mort, gracié et actuellement déporté ;
enfin, M. Aimé Lepercq, ministre des Finances, arrêté en mars 1944 et libéré le jour même où il devait être déporté,
et la duchesse d'Harcourt, qui était en voie de déportation.
3°/ - dans les derniers mois de l'occupation, j'ai accompli pour le compte de la Sécurité militaire française, représentée par le colonel Navarre qui est disposé à témoigner, diverses missions.
4°/ - Enfin, j'ai fait l'objet de trois perquisitions à mon domicile par la Gestapo. J'ai subi quatre ou cinq interrogatoires de la même police et, en mars dernier, j'ai été incarcéré à Fresnes pendant douze jours.
Les questions qui m'ont été posées alors concernaient la Maison Worms, mes relations avec certains membres de la Résistance, mes relations avec certains membres de la Wehrmacht et enfin mes relations avec certains membres dirigeants de l'économie allemande soupçonnés d'opposition au régime.
En résumé, malgré toutes les prises qu'offrait la Maison Worms sur le plan dit "racial" et sur le plan anglo-saxon, malgré tous les moyens de coercition dont étaient armés les commissaires-gérants, malgré toutes les pressions et toutes les menaces, les mesures d'exception et les campagnes de la presse asservie dont nous avons eu dans le monde bancaire le quasi-monopole, la Maison Worms était demeurée intacte et pure de toute infiltration étrangère. De gré ou de force, notre groupe n'a jamais cédé à l'occupant une partie si infime qu'elle fut d'un actif matériel ou immatériel dont nous avions la charge, aucune entreprise dépendant de ma gestion n'a livré ni armes, ni munitions, ni pièces détachées, ni matières premières utilisables par l'armement allemand. Les Services bancaires dépendant de moi n'ont fait avec l'occupant que des opérations courantes autorisées par les pouvoirs publics et ces opérations ne représentent qu'une partie infime de notre activité. Pour parvenir à ces résultats, j'ai dû agir contre et sur beaucoup d'Allemands, mais loin de réserver pour la seule défense des intérêts qui m'étaient confiés des moyens que j'étais arrivé à détenir, je me suis efforcé de les mettre au service de mes compatriotes en détresse et de notre service de Sécurité militaire.
J'indique que, dès mon arrestation, j'ai spontanément, librement et sans esprit de retour, donné ma démission de directeur de la Maison Worms.
Lecture faire, persiste et signe :
G. Le Roy Ladurie