1941.07.26.Discours de P. Abbat.Ecole menagere du Trait
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Réunion du samedi 26 juillet 1941 à l’occasion du départ en retraite de mademoiselle Séry, directrice de l’Ecole ménagère.
Le Trait.
Allocution prononcée par monsieur P. Abbat, directeur des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime
Mademoiselle,
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
C’est un jour important dans l’histoire du Trait.
Certes, depuis quelques années, au cadran de l’histoire, bien des jours ont compté pour la France et indirectement toujours, directement bien des fois, l’écho en a retenti au Trait.
Mais notre réunion d’aujourd’hui qui a pour objet de témoigner à mademoiselle Séry, directrice de l’Ecole ménagère, qui va nous quitter, après avoir accompli sa carrière, notre affectueux attachement, a pour nous une valeur historique indépendante des événéments.
Avant de dégager cette valeur, de dire tous les symboles qu’elle renferme, permettez-moi de retracer sommairement l’histoire du Trait.
Ce n’est pas pour vous l’apprendre. Nous la connaissons tous. Nous l’avons faite et nous la construisons chaque jour. C’est seulement une occasion qui m’est donnée et dont je profite de faire le point.
1916, c’était la guerre, celle qu’on avait cru être la dernière et celle que, malgré tous les événements survenus, on appelle encore la Grande Guerre.
Dans la France meurtrie, envahie, tendue dans un combat dont l’issue était incertaine, ceux même qui lui consacraient toute leur énergie, toute leur activité, pensaient à l’avenir.
Ils savaient que chaque jour a un lendemain et que seule la féconde semence du travail peut préparer les moissons futures.
Pressentant la place industrielle qui est dévolue à la Seine-Maritime, messieurs Worms & Cie, la choisirent pour y établir les chantiers navals dont ils projetaient d’augmenter le potentiel industriel du pays. Et parmi tant de sites riants que la Seine baigne au hasard de ses méandres, Le Trait fut élu.
L’entreprise était hardie. Modeste village de 300 habitants sur les pentes d’un côteau entre la forêt et le fleuve, Le Trait étendait ses quelques cinquante feux dominés par le clocher d’une charmante église du XVIe siècle ou les amateurs ne manquent pas de s’arrêter devant un Saint Sépulcre et des bas-reliefs en albâtre de la même époque.
On dit que Le Trait doit son nom à l’existence antérieure d’un relais de poste mais les diligences avaient disparu et les autocars ne les avaient pas encore remplacées. Seul un chemin de fer, plus paresseux encore que la Seine et qui, après avoir parcouru l’Austreberthe, finit en cul de sac à Caudebec, apportait quelquefois dans la région le bruit du monde extérieur.
On dit aussi que jusqu’à la fin du siècle dernier, des chantiers qui furent prospères et qui étaient peut-être les héritiers de ceux qui, des arbres de la Forêt de Brotonne, firent la flotte de Guillaume le Conquérant, existaient sur la rive gauche à La Mailleraye.
Mais dans le bruit des maillets s’était tu en 1898 et l’une des plus grosses difficultés auxquelles leur exploitation s’était heurtée était l’obligation où l’on était de faire venir les calfats du Havre aux époques où les travaux nécessitent en grande masse leur intervention.
Au centre de la terre des abbayes, à l’ombre de ces vestiges tellement lourds d’histoire que le pays environnant en paraît exsangue, Le Trait qui subsiste intact dans ce que nous appelons maintenant le Vieux Trait semblait dormir du sommeil de la Belle au Bois dormant.
Non loin de là, une terre marécageuse mi-pâturage, mi-pommiers, échantillon caractéristique de la Normandie rurale, s’inscrivait dans ces contours indécis que le fleuve sur lequel elle avait été conquise lui disputait encore.
C’est là que se porta la pioche des bâtisseurs. Sur de solides fondations rapidement des nefs s’élevèrent des machines meublèrent les ateliers. La technique entre en application et des ouvriers s’affairèrent et en 1921, dans la fièvre d’une brillante inauguration, le premier navire construit, le « Capitaine Bonelli », quittait sa cale de construction.
Le Trait industriel était né.
Faut-il dire que depuis, sans connaître d’arrêt dans leur développement, les Chantiers ont apporté une importante contribution à la construction du matériel naval de toutes sortes : navires de charge de toute espèce, chalands, remorqueurs, cargos mixtes, chalutiers, pétroliers, torpilleurs et sous-marins ?
Faut-il dire que le dernier navire mis sur cale porte le n°113 et qu’en 1939 et 1940 leur activité permettait d’utiliser un effectif global, ouvriers et employés, voisin de 1400 ?
Faut-il rappeler que de 300 habitants la population a passé à 1450 en 1921, 1780 en 1926, 2950 en 1931, 3200 en 1936 et qu’elle atteint actuellement 3800 ?
Faut-il rappeler que parallèlement, dans le cadre d’une cité-jardins répartie sur une superficie d’environ 250 hectares, les nouveaux quartiers du Trait se construisaient et que de 50 feux l’agglomération a passé à 700 ?
Les statistiques sont toujours un peu arides mais ici elles sont éloquentes.
1916, 1941, un quart de siècle, l’échéance des noces d’argent : une industrie puissante était créée ; une ville était née. C’est aujourd’hui en quelque sorte son petit jubilé.
Mais il ne suffisait pas de construire. Il fallait animer. Une ville n’est pas une ville parce qu’il y a des maisons mais parce qu’il y a des âmes, parce qu’il y a une âme.
Il y a des villes dont les maisons étaient intactes mais parce qu’elles ont été désertées, elles sont devenues des villes mortes.
Il y a par contre des villes qui sont en ruines, dont plus une maison n’est debout, et qui demeurent bien vivantes parce que le sens collectif qui créait leur âme a conservé toute sa puissance.
Pour ne pas chercher notre exemple plus loin, c’est le cas de Caudebec qui, presque entièrement rasé, n’a pas cessé d’être Caudebec et est prêt à renaître de ses cendres ;
C’est ainsi que, peu de semaines après les événements qui avaient semé sur elle la désolation, on voyait avec toute la force de la tradition renaître au milieu des ruines le marché de Caudebec.
Si Le Trait est bien vivant, s’il affirme sa vitalité par une très forte natalité, si déjà de sa très courte histoire, il dégage ses traditions, s’il tend à constituer un corps homogène, il ne le doit pas seulement aux constructions immobilières qui, pour nécessaires qu’elles étaient, n’auraient pas suffi, il le doit à l’action plus difficile de l’esprit, de l’âme et du cœur.
Ils sont ici :
Ceux qui l’animent ou l’ont animé,
Ceux qui ont fait passer et font passer sur les pierres le souffle de vie,
Les chefs de service qui, par leur labeur quotidien, appliquent et perfectionnent la technique et l’organisation pour le succès de l’entreprise,
Les présidents des sociétés locales qui, dans leurs assemblées où se groupent les affinités, donnent un sens collectif aux aspirations semblables,
Les professeurs des Cours professionnels qui, avec un dévouement inlassable, se consacrent à la tâche quelquefois ingrate de faire accéder à l’arène de la vie et d’y diriger leurs premiers pas dans les générations qui montent, de leur transmettre l’expérience,
Les directeur et directrices d’écoles,
Ceux et celles qui, au dispensaire ou dans toutes les circonstances qui émaillent la vie d’une grande cité, s’emploient à soulager les infortunes,
Tous ceux et toutes celles qui, sans compter, prodiguent quotidiennement le meilleur d’eux-mêmes, leur cœur, le seul trésor inépuisable,
Les chevronnés que vingt-cinq ans n’ont pas lassés,
Les plus jeunes dont déjà on aurait peine à discerner la différence de patine,
Et les derniers venus, ceux qui sont prêts à reprendre le flambeau.
Ils sont là tous ceux qui constituent les foyers spirituels du Trait.
Ils sont devant vous, messieurs Robert Labbé qui êtes venu représenter messieurs Worms & Cie, nous confirmer par votre présence que nous ne faisons qu’un avec notre Siège social, nous dire ce que nous n’oublions jamais que nous appartenons à la grande famille Worms.
Nous aurions voulu, comme il y a deux ans, très exactement deux ans, quand votre oncle, monsieur Michel Goudchaux, aux côtés duquel vous étiez, est venu rendre semblable hommage à cet autre grand artisan de la création du Trait qu’était monsieur Alexandre Vince, vous présenter une partie plus grande encore de la famille et associer à cette manifestation nos contremaîtres, chefs d’équipe et tous les agents qui, chacun au poste qui leur est dévolu, s’emploient à faire fonctionner suivant un rythme harmonieux, les rouages de cette grande entreprise.
Mais hélas ! depuis deux ans, bien des choses se sont passées et nous avons dû nous borner aujourd’hui à un cadre plus étroit.
Au nom de tous, présents et absents je vous exprime, monsieur Robert Labbé, mes remerciements pour le puissant témoignage de sympathie que vous nous apportez.
Nous avons été heureux d’associer à ce qui est pour nous une fête du cœur et à voir groupés autour de mademoiselle Séry :
Monsieur le chanoine Séry, aumônier au Lycée Corneille, son frère, qui met en défaut le postulat suivant lequel des parallèles ne se rencontrent pas car en la rencontrant constamment son existence a été parallèle à celle de sa sœur,
monsieur le chanoine Lethuillier, curé de Saint-Patrice, qui, avec une grande bienveillance, ne nous a ménagé ni ses conseils ni ses encouragements,
Monsieur le chanoine Quilan, curé de Saint-François de Paul de Sotteville qui, aux premières heures, il y a 20 ans, alors que mademoiselle Séry aurait eu des raisons d’être découragée, était à ses côtés pour la soutenir.
L’église du Trait était trop petite pour absorber son activité et après qu’il l’eût enrichie de tous les embellissements et de toutes les commodités qui étaient à sa portée, après qu’il eût étendu sur le pays naissant le rayonnement de son ministère, il a pris à son tour la pioche du bâtisseur et est parti construire lui-même sa propre église.
Monsieur l’abbé Carpentier, curé doyen de Duclair qui, en qualité d’échelon hiérarchique entre la paroisse et le diocèse a eu souvent l’occasion de faire bénéficier Le Trait de sa sollicitude, monsieur l’abbé Coupel, curé de Jumièges qui, malgré un état de santé qui aurait requis des ménagements, a assuré avec beaucoup de dévouement, depuis la mobilisation jusqu’au moment où il a été lui-même appelé, l’intérim de la paroisse,
Et nous pasteurs, monsieur l’Abbé Lenouvel et son vicaire, monsieur l’abbé Pecquery dont la mobilisation nous privés quelque temps, monsieur l’Abbé Lenouvel, combattant des deux guerres, chef de bataillon puis Lieutenant Colonel, officier de la Légion d’honneur, prisonnier de la dernière guerre, rapatrié en raison de son état de santé a une carrière militaire qui suffirait à remplir une existence.
Il a discerné tout de suite dans son vicaire une âme ardente sur le dévouement de laquelle il peut se reposer entièrement et l’activité de monsieur l’abbé Pecquery ne connait aucun relâchement.
Nous aurions voulu voir s’associer à notre petite manifestation, monsieur l’abbé Bance, directeur du Petit séminaire de Gal.
De Clamart, où il est en retraite avec une quarantaine de prêtres, il nous écrit :
« Ce sera seulement de bien loin et dans la tristesse que je penserai à vous ce soir là, car je reste parfaitement attaché au Trait et dans l’admiration de ses meilleurs artisans de paix, de progrès et de bonheur.
Mademoiselle Séry y occupe une grande place et, par la haute considération et le dévouement dont vous l’environnez et par son intelligence pratique, sa robuste santé, son expérience consommée que soutient une foi ardente et un courage invincibles, du bon travail a été accompli par ses soins dont il m’était si agréable jadis d’en voir paraître les effets dans la jeunesse et la population. »
Mais puisque nous sommes privés de sa présence, je craindrai moins d’effaroucher sa modestie et je tiens à dire avec quelle simplicité et quel dévouement aux heures tragiques de la guerre, il a adopté notre paroisse qui était privée de desservant.
Il s’y est donné tout entier nous baignant d’un rayonnement apostolique de qualité exceptionnelle et je ne crains pas de dire que si, à cette époque, la Providence nous a épargnés, nous lui en sommes redevables.
L’impression qu’il a produite ici n’est pas près d’être effacée et parce qu’à son retour, monsieur l’abbé Pecquery a eu le bonheur de demeurer quelque temps à ses côtés nous retrouvons en lui le reflet de cette auréole.
Nous avons été heureux d’associer également à cette réunion Monsieur Eugène Hardy, Maire du Trait sur qui pèsent à l’heure actuelle d’importantes responsabilités.
Nous avons été heureux d’associer aussi, monsieur Delemar, directeur de la Standard française des pétroles qui bien que son usine soit dite de La Mailleraye n’oublie en aucune occasion qu’elle est située sur le territoire du Trait.
Hélas ! de récents événements nous en ont fourni une triste confirmation.
A tous ceux qui sont ici aujourd’hui je dis : Merci.
Une présence nous est partiulièrement agréable aujourd’hui. C’est celle de monsieur Nitot, directeur général des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime et elle nous est d’autant plus agréable que nous savons tout le plaisir qu’elle fait à mademoiselle Séry.
Pendant plus longtemps que moi et à des heures qui étaient des heures qui étaient, du moins sous ce rapport, plus difficiles, il a prodigué à l’Ecole ménagère les soins et les encouragements qui étaient nécessaires à son existence et à son développement.
Je lui laisserai le soin de retracer plus en détails ce qu’ont été le rôle et l’action de mademoiselle Séry pendant les vingt ans qu’elle a consacrés au Trait.
Je vous dirai simplement que dans ce concert où tous nous jouons notre rôle, mademoiselle Séry, en constituant ce foyer spirituel de choix qu’est l’Ecole ménagère, a choisi la partition la plus difficile mais aussi la meilleure.
Nous aurions pu imaginer mademoiselle Séry sous la cornette blanche des Sœurs de Charité se consacrant anonymement et avec un sens parfaitement humain et collectif au soulagement des infortunés.
Elle aurait pu, épouse et mère, élever une famille suivant les solides traditions qu’elle a elle-même reçues. Elle aurait pu borner sa vie à prodiguer un enseignement que sa compétence rendait précieux. Elle a fait mieux. Elle a fait plus. Elle a été tout à la fois. Elle a pratiqué l’amour, la foi, la charité. Comme elle le disait elle-même il y a huit jours elle a été des centaines de fois mère et elle est maintenant grand-mère.
Elle s’est tout à la fois donnée collectivement et individuellement.
Elle a préparé des générations de mères. Elle les a initiées aux humbles travaux et aux lourdes charges de leur état.
Si l’art d’être mère n’est pas nouveau, si les grands progrès de la technique ne le font pas sensiblement évoluer, il n’en est pas plus aisé pour cela et il n’est pas non plus aisé d’en dispenser l’enseignement.
Mademoiselle Séry a connu des heures difficiles. Elle a eu des appréhensions. Elle en a toujours triomphé. Elle n’a jamais désespéré. Elle a toujours eu la foi.
Après vingt ans d’efforts, elle quitte en pleine prospérité une école qui est son œuvre. Vingt ans ! L’espace d’une génération. Nous tournons une page de l’histoire.
Nous savons qu’elle laisse la direction de l’Ecole ménagère en des mains sûres au choix desquelles elle a elle-même présidé. C’est avec confiance que nous souhaitons la bienvenue à Mademoiselle Maillard. Elle verra peut-être, nous l’espérons, des réalisations matérielles plus propres à servir de demeure à l’esprit qui souffle ici.
Mais cet esprit, ce dépôt précieux qu’elle reçoit, elle le maintiendra.
Le Trait vit dans ses réalisations matérielles mais il vit surtout dans son âme.
Nous pouvons vivre de durs moments nous les supporterons sans fléchir. Nous construirons et nous reconstruirons s’il le faut.
La foi qui nous anime ne faiblira pas. Nous panserons nos blessures e en dehors de toute idéologie et de toute doctrine, nous n’aurons les uns et les autres d’autre objectif que de bien accomplir notre tâche.
Nous faisons nôtre la devise de Guillaume d’Orange « Je maintiendrai ».
A Mademoiselle Séry qui nous quitter mais qui reste parmi nous, car elle est un des éléments importants du mortier sur lequel nous avons bâti Le Trait, nous souhaitons, en lui exprimant notre affectueuse reconnaissance, de profiter longtemps d’une retraite bien méritée et quand elle voudra bien de temps en temps revenir parmi nous c’est la Grand’mère aimée que nous accueillerons et que nous fêterons.