1941.05.08.Du lieutenant de vaisseau Éve, commandant le Cérons
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NB : Ce document est reproduit à la fin du texte.
1er groupe de patrouilleurs - Cherbourg
Rapport de l'enseigne de vaisseau de 1ère classe Éve, ex-commandant du P. 21 - "Cérons"
Les notes sur les opérations de guerre et journaux de marche étant interdits par l'autorité allemande à l'Oflag XB, j'établis ce rapport après plus de dix mois ; il peut se faire qu'il y ait à rectifier certains petits détails.
Partis de Cherbourg dans l'après-midi du 8 juin 1940 avec "Pessac", ayant à notre bord des munitions pour Marine-Havre, cuirassé "Paris" et aviso "Brazza".
Le 9, dans la matinée, déchargé au quai d'escale les munitions pour Le Havre, dans l'après-midi, remis sur les munitions au "Paris". Vers 18 h commencé à embarquer, quai Joannès Couvert environ 500 personnes des services pub dont Unité-Marine avec leurs archives, ainsi que quelques personnes se présentant sur le quai. Quitté le quai à 20 h, sur rade, remis les munitions au "Brazza" et sortis de la rade à la nuit tombante avec "Pessac". Dans la journée, pris part avec les deux pièces de 37 et les mitrailleuses à tous les tirs de DCA, contre les raids d'avions sur Le Havre.
Arrivés à Cherbourg le 10 juin vers 9 h, débarqué les évacués vers 12 h et repartis vers 16 h pour Le Havre avec "Pessac". Le 11, accosté au Havre vers 7 h et attendu les ordres, en prenant part à tous les tirs de DCA.
Suivant ordres reçus de l'Amirauté et instructions du commandant du patrouilleur "Louis-André", chef de la mission, quitté le quai vers 20 h et pris la tête de ligne de file d'une trentaine de bâtiments, dont les patrouilleurs "Sauternes" et "Patrie", pour nous rendre à 10 milles au nord de Saint-Valéry-en-Caux, point où un torpilleur anglais devait nous indiquer l'endroit choisi pour l'embarquement des troupes. Réglé la vitesse à 5 n pour permettre aux petits chalutiers de suivre.
Le 12 juin, vers 3 h 30, trouvé le torpilleur anglais qui nous indique un point à 7 km dans l'est de Saint-Valéry. Arrivé à 5 h devant la plage de Veules-les-Roses où se trouvent déjà deux transports de troupes anglais. Approché à la sonde le plus possible du rivage pour diminuer la distance et faciliter le va-et-vient des embarcations. Mouillé un maillon par fond de 7 m à l'est de la plage et mis à l'eau deux baleinières, le youyou plus une chaloupe recueillie au Havre la veille. Mis au poste de combat et commencé aussitôt l'embarquement des troupes. Les hommes du service manuvre et les disponibles sont désignés pour assurer l'armement des embarcations avec relève. Le maître principal Bargain et le maître Fournier vont chacun dans une baleinière pour diriger le service d'embarquement. Du café chaud est préparé pour être distribué aux soldats dès leur embarquement.
Des avions ennemis nous survolent ; ouvert le feu contre eux. Quelque temps après, nous commençons à être bombardés de terre. Repéré une batterie à la pointe de Saint-Valéry, qui tire sur l'ensemble des navires mouillés devant Veules-les-Roses. Aussitôt tiré contre elle avec pièces de 100. Le "Sauternes" et quelques chalutiers tirent avec nous. Quand les points de chute des obus se rapprochent de la batterie, celle-ci cesse le feu et se déplace. Elle se remet en position quelque temps après. Elle fait ce manège trois ou quatre fois jusqu'au moment où nous réussissons à l'atteindre et à la réduire au silence.
(Extrait d'un rapport militaire allemand paru dans la Revue "Signal" n°1 de janvier 1941, page 21.)
"A l'aile Nord de la division, sur la côte, les anglais s'efforcent au pied de la falaise, à environ 6 à 8 jlm à l'est de Saint-Valéry, d'embarquer leurs troupes sous la protection de navires de guerre. Les coups de canon échangés entre l'un de ceux-ci et l'une de nos batteries a réduit deux pièces au silence. Le feu n'en est pas moins de nouveau immédiatement dirigé contre l'ennemi. Toute l'artillerie à longue portée de la division y prend part, tandis que cet épisode se termine par l'incendie d'un croiseur auxiliaire anglais, atteint à plusieurs reprises, le régiment de chars pénètre par l'ouest dans Saint-Valéry..."
Le croiseur anglais désigné ne peut être que le "Cérons". Il ne restait plus avec nous que deux petits chalutiers en bois, échoués sur le haut de la plage.
Vers 7 h, ayant à bord environ 300 hommes de troupe, la sonde accusant 5 m, le "Cérons" calant 4 m 70, comme je donnais l'ordre de se disposer à appareiller pour aller mouiller un peu plus au large, ressenti une légère secousse sur l'AR. Aussitôt l'ancre dérapée, mis en avant toute, barre toute à gauche ; le "Cérons" abat sur bâbord, mais reste échoué par l'AR, perpendiculairement à la côte, malgré la vidange du peak AR.
Demandé au "Sauternes" de venir prendre la remorque. Pendant qu'il appareille, le chalutier "Sergent-Blériot" passe près du bord, je lui demande de nous aider mais il prétend qu'il n'a pas de bitte pour fixer la remorque et n'a pas de vitesse, il ne réussit pas à prendre la remorque et s'éloigne.
Les embarcations du bord, qui ont arrêté l'embarquement de la troupe ont de la difficulté à porter la remorque sur "Sauternes". Celui-ci est trop éloigné et ne réussit pas à la raidir. Je donne alors l'ordre aux quatre embarcations de transborder sur "Sauternes" tous les hommes de troupe que nous avons à bord ; je fais brûler les documents secrets et remplacer le pavillon français par le plus grand que nous avons à bord.
Vers 8 h 30 le transbordement est terminé. Quelque temps après, "Sauternes" appareille. "Patrie" s'éloigne le dernier vers 9 h.
Le "Cérons" n'a pas encore été atteint ; il devait avoir assez d'eau pour flotter vers 13 h 15. Il est à ce moment le seul but des Allemands. Il tombe des projectiles de tout calibre. Entre 8 h 30 et 10 h, plusieurs officiers et soldats, français et anglais, viennent le long du bord, soit à la nage, soit à pied, ayant de l'eau jusqu'aux épaules. Malgré mes conseils de retourner sur la plage où ils seraient à l'abri des projectiles et ma défense de monter à bord, quelques-uns réussissent à y grimper.
Après 9 h, un groupe de tanks se montre sur la falaise à l'est, dans la direction de Sotteville, à environ 1.500 mètres. Nous ouvrons le feu avec deux pièces de 100 td et réussissons vite à atteindre l'un d'eux. Nous le voyons se renverser et des soldats se sauver ; les autres tanks se masquent derrière un petit bois.
Je fais mettre les radeaux à l'eau et donne ordre aux embarcations d'aller chercher celles que nous apercevons à la dérive. A partir de ce moment, nous n'apercevons plus aucun objectif, si ce n'est quelques soldats allemands sur la crête de la falaise, sur lesquels nous tirons. D'après le témoignage d'un soldat du 20ème train, en ce moment prisonnier en Allemagne, l'artillerie de "Cérons" a fait taire une mitrailleuse qui avait tué deux soldats près de lui ; celle-ci devait se trouver au voisinage des tanks. Un éclat d'obus blesse mortellement à la poitrine le chauffeur Le Caer, qui se tenait dans la coursive d'entrée du compartiment machine, l'infirmier constate sa mort presque aussitôt. Un moment après, un obus tombe près de la pièce Td AV et blesse les deux canonniers Meyer et Gisquet.
Vers 10 h, un obus crève la coque dans les oeuvres vives sous la pièce Td AV. Ne pouvant plus nous défendre contre un ennemi que nous ne voyons pas, le "Cérons" ne pouvant plus flotter, comme je ne veux plus exposer inutilement mon équipage, je donne l'ordre de rendre les pièces inutilisables et l'évacuation du bord. Je fais dire aux officiers et hommes de troupe, montés à bord malgré ma défense, d'avoir à retourner à terre, le navire pouvant sauter avec ses munitions. Le maître-mécanicien fait le nécessaire pour la machine et les chaudières.
Les embarcations ne pouvant contenir tout le monde - 8l hommes - l'équipage se dirige vers la place, les deux canonniers blessés pouvant se déplacer sans aide. Je descends le dernier de la passerelle et vais à Bd AR ; j'aperçois à ce moment à Bd AV une baleinière qui s'éloigne du bord. Je siffle pour attirer leur attention, faisant signe de venir me chercher et d'aller à terre. L'armement comprit-il mal mes gestes, mais la baleinière continue à s'éloigner vers le large.
Le Qm électricien Evrard, puis le Sm radio Barençon se laissent glisser par le garant du bossoir de la baleinière ; ne voyant plus personne à bord, je descends à mon tour et ayant de l'eau jusqu'à la poitrine, je gagne la plage toujours sous le feu des pièces et mitrailleuses.
Je vois alors l'officier en second Grouselle arriver derrière moi avec le matelot cuisinier Jacquinot. Ils étaient retournés sur l'AV du "Cérons" pour jeter à l'eau une caisse contenant une mitrailleuse 13,2 qui, destinée au Havre, n'y avait pas été prise. Il devait être 10 h 30.
Nous nous asseyons au pied de la falaise, parmi la troupe. L'artillerie ennemie s'acharne sur le "Cérons" et sur les trois embarcations qui gagnent le large. Une première explosion, la plus forte, due aux grenades sous-marines, arrache tout l'arrière du "Cérons" ; quelque temps après, une seconde explosion se produit sur l'arrière de la pièce 100 Td AR puis le château se met à brûler. Un obus tombe sur une des trois embarcations qui se trouvent à ce moment à environ un mille de la plage. Vers 12 h, nous sommes faits prisonniers avec toute la troupe.
J'ai la grande satisfaction de signaler que, depuis 5 h 30, heure à laquelle nous avons ouvert le feu, chacun à bord, au poste qui lui avait été désigné, a montré un entrain et un courage sans défaillance. J'estime que les 4 pièces de 100 ont tiré environ 600 coups. Je signale particulièrement la conduite de l'enseigne Grouselle, qui, comme directeur de tir, a obtenu les résultats que ce rapport indique, les deux excellents pointeurs Baclet et Meyer ainsi que le Qm télémétriste Defrêne.
Paris, le 8 mai 1941
L'enseigne de vaisseau de 1er classe Éve,
Ex-commandant du P.21 "Cérons"