1940.10.11.De Pierre Abbat.Conférence sur l'apprentissage

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Le Trait, le 11 octobre 1940

L’apprentissage
Causerie de monsieur Pierre Abbat, directeur des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime

C'est à vous, les plus jeunes, que je m'adres­se plus particulièrement, à vous qui, jetant un dernier regard sur l'école que vous venez de quitter, vous apprêtez à franchir le seuil de cette porte qui s'ouvre grande devant vous sur la vie.
Penchés sur vos cahiers, vous avez sans doute quelquefois pensé que l’école est une chose ennuyeuse qui a été inventée pour limiter l'indépendance des enfants et vous vous êtes dit que les grandes personnes ont bien de la chance d'en être dis­pensées. Et maintenant, vous vous imaginez que vos misères d'éco­liers sont finies, que vous allez à grandes foulées parcourir une terre promise sur laquelle vous n'aurez qu'à glaner au hasard les plus beaux fruits et cueillir les plus belles fleurs.
Mais vous, les grands, leurs aînés d'un, deux ou trois ans qui avez éprouvé les mêmes sentiments, vous avez rapidement réalisé que l'étude se poursuit nécessairement au-delà de l'école. Vous avez accepté la discipline de l'apprentissage comme un mal nécessaire, tout aussi nécessaire qu'est pour le pa­pillon le stade de la chrysalide et de même que vous avez aspiré à quitter l'école vous êtes maintenant impatients de briser l'enveloppe et de voler de vos propres ailes.
Aux uns comme aux autres et même à ceux qui ont depuis longtemps franchi ces deux stades dans le cas bien improbable où ils ne sen seraient pas aperçu eux-mêmes, je vou­drais en exposant ce qu'est l'apprentissage montrer que l'école comme l'atelier d'apprentissage ne sont que des épisodes de la for­mation, que la vie fait de l'homme un perpétuel apprenti et qu'on ne cesse de s'instruire que quand on a cessé de vivre.
De cette formation individuelle qui aboutit à créer la personnalité, on pourrait dire qu'elle résulte de l'addi­tion incessante de tous les actes que chacun accomplit. Ces actes ont leur origine d'une part dans les aptitudes et les dispositions de chacun, d'autre part, dans l'influence du milieu naturel ou artificiel dans lequel il se trouve placé. Dans le premier cas, ces actes, le plus souvent inconscients, obéissent à l'instinct.
Dans le second cas, ils nécessitent un effort et s’accompagnent souvent de la sensation de contrainte.
Cette deuxième source de la formation individuelle est ce qu’on appelle l’Education.
L’éducation ne peut pas négliger la base que constituent les aptitudes et les dispositions personnelles mais elle peut en faciliter ou en limiter le développement pour l'adapter aux besoins et aux nécessités.
De même qu'un arbre sans cesser d'être un arbre peut atteindre des formes et des dimensions très diffé­rentes suivant la façon dont il aura été taillé et soigné et même porter des fruits différents suivant qu'il aura été greffé, un individu peut, du fait de l’éducation, voir telle ou telle de ses qualités ou même de ses défauts se développer plus abondamment que d’autres.
L'éducation a pour objet de former l'individu en l’instruisant de façon à lui éviter dans la mesure du possible de s’instruire à ses dépens.
L’enseignement est la partie de l'édu­cation qui a pour objet la transmission des connaissances et l'éco­le est le lieu où se donne un enseignement collectif.
Il y a eu des écoles dès la plus haute antiquité et le souvenir de certaines particulièrement florissantes a été transmis jusqu'à nous.
Vous serez sans doute étonnés en appre­nant que le mot latin « schola » qui a donné naissance au mot fran­çais « école » est lui-même dérivé du mot grec « skholé » qui signi­fiait « loisir ».
C’est sans doute parce que les anciens qui considéraient l'instruction comme un besoin général mettaient à profit pour le satisfaire tous les loisirs que leur laissait la vie courante. C’est aussi sans doute parce que, dans ces pays du bassin méditerranéen favorisés par la nature qui ont été le berceau de notre civilisation, l’enseignement se donnait généralement en plein air et n'avait pas ainsi le caractère rigide que lui confère dans notre vie actuelle un horizon borné à quatre murs.
Il faut dire aussi qu'à ces époques lointaines le développement de la science n’avait pas encore compliqué l’existence et de ce fait l’étendue des connaissances re­quises était beaucoup plus réduite. La base de l'enseignement comprenait la musique, la poésie et la gymnastique.
Les manuels d’histoire ont suffisam­ment reproduit l’image de Charlemagne visitant les écoles pour qu’on ne doute pas de l’intérêt qui était, à cette époque, porté à l’enseignement scolaire.
Mais vous pour qui « l’école buisson­nière » évoque tout un monde de plaisirs défendus : des grands espaces, des champs, des forêts, des rivières où l’on peut s’ébat­tre, des grands arbres auxquels, sans souci des accrocs qui peu­vent en résulter pour les vêtements, on peut grimper à la recher­che des nids, vous ne manquerez pas d’être surpris d’apprendre, que cette expression née au XVIe siècle désignait alors de vraies écoles en plein air où à l’époque des guerres de religion se réunissaient ceux qu’on persécutait, dont on fermait les écoles et qui préféraient braver la mort en se cachant dans les buis­sons plutôt que renoncer à s'instruire.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’instruction était fort répandue et elle était donnée par les Congré­gations religieuses.
La Révolution, période troublée, arden­te et chaotique, a posé de grands et généreux principes mais ne pût en réaliser aucun car le désordre engendre la paralysie et l’impuissance.
Si elle réussit en grande partie à détruire tout ce qui existait, elle ne pût faire nulle part oeuvre de construction. C’est ainsi qu’elle avait posé le prin­cipe de l’obligation et de la gratuite de l’enseignement, mais l’état plus que précaire des Finances Publiques en empêcha la réalisation et il faut arriver en 1833 pour voir l’enseignement se réorganiser et c’est seulement en 1881 que la gratuité de l’en­seignement primaire devint une réalité. L'année suivante, en 1882, cet enseignement primaire devenait également obligatoire.
C’est sur la base de cette loi de 1882 modifiée suivant l’évolution des idées et des faits et notam­ment par l’arrêté de 1923 que l’enseignement primaire a été or­ganisé depuis cette époque jusqu’à nos jours.
Son programme comprend le minimum de connaissances indispensables à tous : l’instruction morale et civique, la lecture et l’écriture, la langue française, la géo­graphie et l’histoire de France, les éléments des sciences et leurs applications à la vie pratique, les éléments du dessin et de la musique, la gymnastique.
Un beau et vaste programme certes, mais c’est à la fois trop et trop peu, car on ne peut construire un édifice dans le temps qui serait nécessaire pour établir les seules fondations et tenter une telle expérience conduit à négli­ger aussi bien les fondations que l'édifice lui-même qui n’a plus dès lors qu’une apparence et une existence éphémères.
En fait, malgré l’obligation de l’ensei­gnement on trouve encore à l’heure actuelle un trop grand nombre d’illettrés totaux et même ceux qui ont reçu la sanction de cet enseignement : le Certificat d’études, et qui ont donc été de bons élèves n’ont sur la plupart des matières qui leur ont été ensei­gnées que des réminiscences superficielles qu’ils se hâteront d’oublier et surtout ils ne rattachent pas entre elles et à un ensemble ces notions éparses.
Bien que depuis 1936, l’obligation de scolarité qui était antérieurement fixée à l'âge de 13 ans ait été portée à 14, nous avons eu ces dernières années et notamment cette année l'occasion de faire de semblables constatations.
La forme et le programme de l'enseigne­ment y ont, c’est incontestable, une grande part de responsabi­lité et c’est pour cela qu’une réforme totale de l’enseignement primaire est actuellement en cours de réalisation.
On doit espérer qu’elle produira d’heu­reux résultats.
On a aussi souvent et quelquefois à bon droit rejeté cette responsabilité sur les maîtres. Il y a de bons et de mauvais maîtres mais on peut remarquer que les bons maîtres ont tout de même des mauvais élèves et qu’il arrive que les mauvais maîtres aient de bons élèves.
Villon, cet illustre chenapan qui, au XVe siècle, hantait les tavernes du Quartier Latin était plus honnête lorsqu'il écrivait :

Je plains le temps de ma jeunesse
Auquel j'ai plus qu’autre gallé[1]
……………………………………………
Allé s’en est et je demeure
Pauvre de sens et de savoir
………………………………………….
Hé ! Dieu, si j’eusse étudié
Au temps de ma jeunesse folle
Et à bonne moeurs délié
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi ? Je fuyais l'école
Comme fait le mauvais enfant,
En écrivant cette parole
A peu que le coeur ne me fend.
………………………………………….
Car « Jeunesse et adolescence
Ne sont qu’abus et ignorance. »

Car c’est bien le point important de l’affaire. Il est nécessaire de réformer les programmes mais il est encore plus indispensable de réformer l'esprit.
Il faut restaurer cette, idée essentiel­le que tout travail est profitable à la formation pourvu qu’il soit bien fait et que ce qu’on apprend qui n’est qu’une infime partie de ce qu’on pourrait savoir importe moins que la façon dont on l’apprend et que l’usage qu’on peut faire de son savoir car disait Montaigne « Science sans conscience n’est que ruine de l'âme ».
Du reste, l’élève sortant de l’école saurait-il tout ce qu’on lui a enseigné ou prétendu lui enseigner, l’aurait-il parfaitement retenu, qu’il ne saurait rien encore car l’instruction primaire n’est pas une fin mais un moyen.
Dans cette progression de l’instruction, il y a plusieurs stades.
Au début, l’enfant, curieux de s’ins­truire, pose des questions et n’enregistre les réponses que pour pouvoir avidement en poser d’autres. Puis il arrive un moment où il croit tout savoir et à quinze ans, nous en avons tous fait l’expérience, on n’est pas éloigné de considérer comme des vieil­lards périmés, démodés et bons à mettre au magasin des accessoires les gens qui ont deux fois votre âge. Mais s'il franchit ce stade en conservant sa curiosité originelle, il ne tardera pas à s'aper­cevoir qu’il ne sait rien et plus il avancera en âge plus cette conviction s’imposera à son esprit. Et, si les enfants ont quelque excuse à se croire de petits hommes il faut avouer que bien des hommes sont sur ce point et avec moins d’excuse de grands enfants.
Un autre écueil guette, à sa sortie de l’école, l’élève fier de pouvoir accrochai au mur de sa chambre un cadre tout neuf renfermant le précieux diplôme. C’est le danger des sciences abstraites et les mécomptes auxquels on s’expose en les appliquant sans précaution aux choses de la vie !
L'exemple le plus typique est fourni par l’arithmétique.
Y-a-t-il une science qui satisfasse mieux l'esprit ? Peut-on mettre en doute que 2 et 2 font 4 ?
Vous avez maintes fois et sous toutes ses formes possibles eu à résoudre le problème suivant :
Si trois ouvriers font 15 mètres de tranchée en une journée de 8 heures, combien de temps mettront pour faire ce travail 1.000 ouvriers employés ensemble ?
Et vous avez consciencieusement fait le raisonnement : Si 3 ouvriers font 15 mètres en une journée de 8 heures, un ouvrier mettra trois fois plus de temps, soit 3 jour­nées = 24 heures et 1.000 ouvriers mettront 1.000 fois moins de temps qu'un ouvrier, soit 24 millièmes d’heure, c’est à dire envi­ron une minute et demie.
Faites l’expérience et vous verrez le résultat !
Dans son roman Jack qui est une bien triste histoire mais qui n'en est pas moins inoubliable, Alphonse Daudet nous raconte que pour célébrer leur rencontre, la mère de Jack était allée acheter un délicieux pâté, place de la Bourse à un endroit connu d’elle où on les vendait quinze sous de moins que partout ailleurs, mais elle ajoute : « Par exemple, c'est loin ! En revenant, je n’en pouvais plus, j’ai été obligée de prendre une voiture, j’en ai eu pour deux francs. »
C’est encore un exemple où l’arithméti­que paraît être en défaut. C'est ce que sous une autre forme on appelait « les économies de bout de chandelle » et il y a bien là de quoi décevoir les esprits car tout de même l'arithmétique est une science exacte et les chiffres sont les chiffres.
Oui, mais voilà ! On ne rencontre jamais les chiffres à l'état pur. Ils sont là uniquement pour fi­gurer dans un raisonnement des quantités qui dans la réalité se présentent avec leur caractère propre et les raisonnements mathé­matiques, en les dégageant de leurs contingences, font certaines hypothèses qui ont l’avantage de permettre un raisonnement simple mais qui ne sont, pour ainsi dire, jamais réalisées et ils font tous en particulier cette hypothèse qu’on oublie trop souvent que « toutes les choses sont égales par ailleurs ».
Or, les choses ne sont jamais égales par ailleurs. Elles sont ce qu’elles sont et il faut les prendre telles.
La grosse différence entre la réalité et les mathématiques, c’est que les mathématiques n’admettent pas le compromis alors que la vie, elle, n'est faite que de compromis c’est à dire de la recherche perpétuelle d’un équilibre toujours précaire entre des éléments continuellement contradictoires.
Pour nous limiter à ces deux exemples, gardez-vous donc d'un emploi abusif et trop généralisé de la règle de trois et ne faites de votre argent ni de vos efforts une écono­mie apparente que vous pourriez payer fort cher plus tard.
La situation actuelle de la France et des Français est malheureusement la confirmation éclatante des résultats auxquels peut conduire une déviation du raisonnement mis au service de l'idéologie et elle vérifie cet aphorisme de Bacon : « On ne commande à la nature qu'en lui obéissant ».
La nécessité de l'apprentissage comme celle de l'enseignement scolaire s'est imposée dès longtemps, à vrai dire dès qu’il y eut des métiers.
Les organisations corporatives avaient dès leur origine compris toute l'importance de l'apprentissage et cette préoccupation tenait une grande place dans leurs statuts primitifs. Avec quelques modifications de détail, cette institution s'est maintenue pendant des siècles depuis l'époque de Charlemagne jusqu'à la Révolution.
Après avoir satisfait aux obligations de l'apprentissage qui réglaient minutieusement dans le cadre corporatif les rapports eu droits respectifs des apprentis et des maîtres et qui étaient enregistrées par contrat, l’apprenti devenait compagnon puis maître.
La tourmente révolutionnaire qui balaya les institutions fit table rase de toutes les règles des corps de métiers et on pensa qu'on avait assez fait en proclamant imprescriptibles les droits de l'homme et du citoyen pour se dispenser de lui donner les moyens de les faire respecter et au XIXe siècle dans un individualisme farouche dont l'essor industriel favorisait le développement en même temps qu'il en masquait les effets, on ne paraît pas s'être soucié de l'apprentissage.
Non seulement on ne se préoccupait pas de la formation professionnelle mais l'emploi des enfants dans l'industrie donnait lieu à une exploitation inhumaine.
On cite des exemples, vers 1840, où des enfants de sept, six et même cinq ans étaient tenus au travail quatorze heures par jour et il fallut une loi, en 1841, pour interdire l'emploi dans l'industrie des enfants de moins de huit ans, mais on n’est entré dans la voie de l’organisation de l'apprentis­sage que bien plus tard et c’est une loi de 1919, dite loi Astier, qui en a posé les principes.
Cette loi dont les principes, excellents du reste, gouvernent encore l'organisation de l'apprentissage ne mettait cependant pas fin au désordre anarchique résultant d'une concurrence qui avait sa source dans la recherche des bénéfices immédiats, sans qu'aucune considération d'ordre collectif ne vint en limiter l'exercice et certaines entreprises trouvant trop lour­de la charge que constituait l'apprentissage s’en dispensaient, préférant pour faire face à leurs besoins immédiats de main d'oeu­vre la drainer par un léger supplément de salaire, ne se rendant pas compte ou ne voulant pas se rendre compte que la généralisa­tion d’une telle méthode devait en tarir la source et provoquer à brève échéance la disparition de toute main d’oeuvre qualifiée.
Une loi de finance de 1925 avait bien institué une taxe d’apprentissage mais son principe essentiellement fiscal ne la liait pas directement à la formation des appren­tis.
Le décret du 24 Mai 1938 complétant la loi Astier dont il conserve les principes a rendu obligatoires l'orientation professionnelle et l’éducation professionnelle.
L’innovation essentielle est la fixation d’un rapport minimum entre le nombre des apprentis dans chaque métier qui comporte un apprentissage méthodique et complet et celui des ouvriers et employés qualifiés adultes.
Le respect de cette condition est assuré par l'imposition d'une contribution annuelle dans le cas où le nombre fixé n’est pas atteint. Ainsi la liaison se trouve faite entre la taxe d’apprentissage et la formation des apprentis.
Ce dernier décret n’a pas encore reçu sa pleine application.
Un décret du 3 Novembre 1939 avait fixé à partir du 1er Janvier 1940 et pour la durée des hostilités à 9 % le rapport minimum pour les entreprises industrielles relevant de la Métallurgie et du Travail des Métaux. Il prévoyait toutefois que ce pourcentage serait réalisé par paliers et que pour l’année 1940 il serait seulement du tiers.
L'apprentissage et l’enseignement profes­sionnel aux Ateliers & Chantiers de la Seine-Maritime ont été orga­nisés suivant les principes qu’elle fixait dès la parution de la loi Astier qui est sensiblement contemporaine de leur création. Depuis cette époque, leur organisation a subi certaines modifica­tions notamment en 1936 pour tenir compte de la prolongation jus­qu’à l'âge de 14 ans révolus des obligations de la scolarité alors qu'auparavant un apprenti pouvait être engagé dès l’âge de 13 ans ou même avant s’il était titulaire de son Certificat d'Etudes Primaires.
Cette organisation a subi d’autres mo­difications au cours des années 1937, 38 et 39 et elle est parvenue à ce moment au stade qui, à très peu de modifications près, est celui dans lequel nous nous trouvons.
Je soulignerai seulement que le pourcentage d’apprentis déterminé dans les conditions prévues par le décret du 24 mai 1938 s’est élevé respectivement à 20, 20, 19 et 18 % aux 1er Janvier 1937, 38, 39 et 40 et qu’il atteint actuellement 22 %.
Ces chiffres montrent éloquemment que nous nous sommes toujours préoccupés de l’apprentissage avant qu’il n’ait été une obligation légale et dans une proportion largement plus importante que ne le requiert la loi, depuis.
A l’heure actuelle, malgré les diffi­cultés présentes, malgré les diminutions d’effectifs que nous ont imposées les circonstances, nous avons maintenu et même développé l’importance et le fonctionnement de notre enseignement profession­nel, car de même qu’il faut semer pour récolter et que quelquefois lorsqu'il s’agit de plantes à lente croissance, la génération qui sème n'est pas celle qui récolte, nous pensons que l’apprentissage en ce qui concerne l’avenir professionnel comme l’éducation en ce qui concerne l’avenir de la collectivité nationale sont les fonda­tions de la France de demain et c'est à l’avenir de la France que nous pensons.
Aussi, y êtes-vous doublement intéressés. D'abord parce qu’il s’agit de vous-mêmes et ensuite parce que vous êtes Français.
Les apprentis sont recrutés, comme vous le savez, après examen parmi les jeunes gens ayant terminé leur scolarité et ayant au moment de leur admission l'âge moyen de 14 ans.
Cet examen a pour objet de constater l’état des connaissances générales du postulant et de se rendre compte de son degré de formation primaire qui doit être suffisant pour lui permettre de suivre avec fruit l’enseignement auquel il se destine.
Conformément aux dispositions de la loi Astier reprises par le décret du 24 mai 1938, la mise en apprentis­sage est constatée par un contrat écrit ; sa durée est de quatre ans. Le cycle est établi pour conduire l’apprenti normalement en trois ans aux épreuves du Certificat d'Aptitude Professionnelle.
Dans chaque année, les apprentis sont répartis en deux sections suivant leur degré d’instruction ou leur classement antérieur.
Les deux sections reçoivent le même enseignement professionnel mais la première section reçoit un ensei­gnement général un peu plus étendu. On y enseigne notamment l’al­gèbre et la géométrie tandis que dans la deuxième section une place plus grande est donnée aux matières de base pour compléter sur ces points les insuffisances de la formation antérieure.
Les Cours Professionnels ont lieu pen­dant les heures de travail à raison d’une matinée et demie, soit six heures par semaine, pour chaque section de chaque année, pendant toute la durée de l’année scolaire, c’est à dire approximativement pendant 36 semaines, ce qui donne un total annuel d’environ 200 heures.
A l'issue de la troisième année du contrat, l’apprenti qui a suivi normalement le cycle est présenté aux épreuves du Certificat d’Aptitude Professionnelle. Ces examens qui ont lieu sous le contrôle d'une commission départementale com­portent un essai professionnel constituant l'épreuve pratique et des questions d’enseignement général constituant les épreuves écrites.
Le C.A.P. délivré est toujours relatif à une profession déterminée, celle à laquelle correspond l’essai professionnel.
L’apprenti qui a ainsi en trois ans terminé le cycle normal de son apprentissage complète sa formation professionnelle pendant la quatrième année du contrat en concourant aux travaux des équipes de production.
Nous avons, cette année, organisé pour ceux qui sont dans ce cas une année complémentaire destinée à aug­menter leurs connaissances générales, qui progresseront ainsi parallèlement à leur développement professionnel. Ceux qui n’au­raient pu, pour des raisons diverses, accomplir leur apprentissage en trois ans l'achèveront en quatre ans en redoublant suivant les cas une des trois années.
Au cours des dernières années, l’insti­tution d’un examen postérieur et d'un degré supérieur au C.A.P. a été envisagée et dans certains cas décidée. La sanction en est le Brevet Professionnel. Malheureusement et notamment dans le département de la Seine-Inférieure cette institution n'a été réa­lisée que pour un nombre extrêmement réduit de professions. Elle doit être développée et étendue en vue de permettre la constatation des mérites et la différenciation qui doit en résulter.
Dans notre esprit, l'année complémentaire dont nous développerons l’organisation suivant les besoins et sui­vant l’expérience doit être destinée à conduire au Brevet Profes­sionnel.
Par ailleurs, sur cet enseignement professionnel se greffe la formation des dessinateurs.
Les apprentis dessinateurs sont recru­tés après un concours parmi nos apprentis de deuxième année. Ils suivent alors un enseignement spécial tant en ce qui concerne leur profession qu’en ce qui concerne la formation générale. Cet enseignement constaté par un contrat particulier dure trois ans. Les apprentis dessinateurs sont présentés aux épreuves du Certifi­cat d'Aptitude Professionnelle à l'issue de la première année qui correspond à la troisième année du cycle normal.
Ils sont ensuite présentés aux examens du Brevet Professionnel.
Les résultats obtenus au cours de l'enseignement sont consignés sur des carnets individuels qui sont communiqués mensuellement aux parents. Ils pourront donc, ainsi que vous, suivre vos progrès, se rendre compte de la bonne volonté que vous témoignez et de la façon dont vos aptitudes se dévelop­pent. Vous pourrez être satisfaits de vous lorsque vos parents et nous-mêmes le serons mais dans ce cas seulement.
Je crois à peine utile d’ajouter, car si vous avez compris, ces mesures doivent être sans effet sur vous, que la façon dont vous vous comporterez peut entraîner des sanc­tions ou des récompenses.
Enfin, dans des temps moins troublés que ceux que nous vivons, nous complétions la formation générale par des séances de projection et des visites d’usines. Les cir­constances actuelles nous mettent matériellement dans l’impossi­bilité de réaliser cette partie de programme. Elle sera reprise dès que possible.
Parmi les modifications qui ont été apportées à l’organisation de nos cours professionnels pendant la période historique très courte mais déjà bien remplie de leur exis­tence, l'une des plus importantes a consisté à situer les heures de cours pendant les heures de travail.
Vos camarades qui vous ont précédés et même un certain nombre de ceux qui sont encore ici recevaient l’enseignement professionnel le soir après la journée de travail.
Ceux qui ont connu les deux régimes pourraient sans doute nous dire s'ils ont apprécié la différence. Mais tous vous devez pro­fiter de l’avantage qui vous est ainsi donné d’arriver aux cours l’esprit frais et le corps délassé.
Si de ce fait vos loisirs s’en trou­vent augmentés, n'oubliez pas ce que je vous ai dit au début au sujet des loisirs qui doivent contribuer à votre éducation. Pro­fitez-en pour travailler et pour mieux assimiler l’enseignement qui vous est donné.
Le travail que vous ferez chez vous est aussi important sinon plus que l'assiduité et l’attention que vous apporterez aux cours et vous devez prendre grand soin de faire avec ponctualité et en y apportant toute l'attention désirable les devoirs qui vous sont donnés.
Un mot encore sur l'organisation de ce qui constitue l’ensemble de la formation de l’apprenti. Elle serait incomplète si l'on ne se préoccupait pas de la formation physique.
Nous avons, cette année, institué à raison de trois par semaine des séances d’éducation physique qui auront lieu après les heures de travail et auxquelles nous confé­rons le même caractère obligatoire qu’à l’ensemble de l'enseigne­ment.
Obligatoire est un mot barbare que nous ne devrions pas prononcer car cette institution correspond certainement à vos désirs.
Vous y trouverez dans la discipline qui doit nécessairement présider à l’éducation des muscles le délasse­ment au travail manuel habituel dans lequel, quelquefois, la trop grande spécialisation de l'effort conduit à la fatigue eu que cor­rige un enseignement physique rationnel.
Vous y éprouverez l'indicible satisfac­tion de voir votre corps se développer et se fortifier en même temps que votre esprit.
En donnant cette année aux séances des cours une importance relative un peu plus grande que les années précédentes, nous n’avons ni l’intention, ni la prétention, de vous apprendre plus de choses, de vous farcir l’esprit mais nous dési­rons que vous appreniez mieux ce que vous apprenez.
Nous désirerions que dans la mesure où c’est possible vous saisissiez le pourquoi des choses, que vous réalisiez comment chacune s’intègre dans un tout, qu’en un mot, au lieu d’accumuler des connaissances arides et souvent mal digé­rées, les acquisitions que fera votre esprit contribuent à faire naître et à développer un certain sens de la philosophie. Enten­dons-nous, sur ce mot, on a l’habitude de dire de quelqu’un qu'il est philosophe lorsqu'il « ne s'en fait pas ». C’est une corruption du langage tendant à glorifier le moindre effort.
La véritable philosophie est la science générale des êtres, des principes et des causes.
On y puise sinon le réconfort du moins l’objectivité qui permet de ramener les choses à leur véritable valeur, d’éviter l’esprit chagrin et de percevoir que dans la vie comme dans un grand concert qui met en action de nombreux instru­ments la recherche de l’harmonie se ramène à celle de l’unisson.
C'est dans ce sens que vos professeurs qui sont pour la plupart des collaborateurs des chantiers qui, en plus de leur tâche quotidienne, veulent bien, avec un dévouement et un désintéressement dont on ne saurait trop les remercier, ap­porter leur contribution à votre formation, orienteront leur en­seignement pour que comme eux vous deveniez des hommes habiles dans leur art, utiles à la société, utiles à leur pays, faisant progres­ser l’humanité vers un mieux être toujours plus harmonieux dans lequel tous trouveront non seulement la part légitime d'avantages leur revenant, car ce qui est utile à tous est utile à chacun, mais encore des satisfactions morales incomparables.
Rendez-vous compte de cette évidence que l’enseignement est pour vous la forme la plus facile et la plus agréable pour y parvenir car si l’étude qui est l’application de l’esprit pour connaître, apprendre, approfondir quelque chose de­mande à chacun de vous un effort, n’oubliez pas que l’enseignement exige de vos professeurs un effort plus grand que celui que chacun de vous fournit et cet effort, ils le fournissent sans marchander n’ayant en vue que le bénéfice que vous pourrez en retirer.
Et si l'enseignement, scolaire ou pro­fessionnel, en tant qu'il fait partie de l’éducation a pour objet la transmission des connaissances, on peut dire que cette trans­mission est un échange perpétuel qui se produit dès l'instant où deux êtres humains se trouvent en contact.
Cet échange commence au berceau quand la maman épie les premiers sourires, les premiers balbutiements.
Il continue à l’école, puis à l'atelier pour se poursuivre la vie durant, quand vos chefs vous dirigent et vous conseillent, quand vos camarades vous font partager leurs peines et leurs ennuis et vous font bénéficier de leur expérience et pas plus qu’on n’est libéré de l'obligation du travail on n’est affranchi du besoin de s’instruire.
Mais on a aussi l’obligation d’instrui­re les autres chaque fois qu'on le peut. Un chef enseigne quand il explique à ses subordonnés comment ils doivent s'y prendre pour faire un travail. N’importe qui enseigne, quand il indique à quelqu'un de plus jeune ou de moins expérimente ce qu’il doit faire et suivant les paroles que Platon place dans la bouche de Phèdre : « Enseigner, ce n’est pas inculquer à une âme des idées figées et sans vie mais l’ensemencer de telle sorte que la moisson qui lèvera en elle ensemence à son tour d’autres âmes impérissablement ».
L'enseignement sous toutes ses formes, mutuel ou direct, qui est la source essentielle de la vie collec­tive, ne peut se dissocier d’un profond sentiment d'amour pour son prochain et lorsqu’il atteint à ce degré il est la forme la plus élevée de la solidarité.
La solidarité est en effet ce sentiment collectif qui fait que chacun a l’impression d’être une partie constitutive du tout, qui fait que chacun reçoit de la collectivité plus qu’il ne lui apporte et que cette collectivité qui en reporte ensuite le bénéfice sur chacun voit sa valeur accrue d’une quantité supérieure à la somme des apports individuels.
On pourrait lui appliquer ce que Victor Hugo disait de l’amour maternel :

Oh ! L’amour d’une mère, amour que nul n’oublie
Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie
Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.

Certes, qu'il s’agisse de l'amour du prochain, de l'amour maternel, ce grand mot d'amour pris comme re­présentatif d’un sentiment réserve quelquefois bien des déceptions.
Dans une collectivité qui n’est bien entendu qu’un groupement d’individus, si un seul fait bien c’est insuffisant, si tous font bien on atteint à l’harmonie mais si un seul fait mal l’harmonie peut être détruite et la collectivité en souffrir.
La souffrance toutefois n'est pas faite pour diminuer l'amour.
Je vais vous dire comment Jean Richepin l’exprime dans la chanson de la glu :

Y avait un'fois un pauv'gas
Et Ion lan laire
Et Ion lan la
Y avait un'fois un pauv'gas
Qu'aimait cell' qui n'I'aimait pas.

Ell' lui dit : Apport' moi d'main
Et Ion lan laire
Et lon lan la
Ell' lui dit : Apport’ moi d'main
L'coeur de ta mèr’ pour mon chien.*

Va chez sa mère et la tue
Et Ion lan laire
Et Ion lan la
Va chez sa mère et la tue
Lui prit l'coeur et s’en courut.

Comme il courait, il tomba
Et Ion lan laire
Et Ion lan la
Comme il courait, il tomba
Et par terre l'coeur roula.

Et pendant que l'coeur roulait
Et Ion lan laire
Et Ion lan la
Et pendant que l'coeur roulait
Entendit l’coeur qui parlait.

Et l'coeur disait en pleurant
Et Ion lan laire
Et Ion lan la
Et l'coeur disait en pleurant
T'es-tu fait mal, mon enfant ?

Eh bien ! la collectivité doit être comme cette mère. Au mauvais gars qui la poignarde et la meur­trit, son coeur saignant dit quand il tombe : « T'es-tu fait mal mon enfant ? » car l'indulgence est le corollaire de l'amour et dans cet apostolat qu’est l’enseignement il faut quelquefois faire preuve d’indulgence.
Il admet les faiblesses et les écarts se proposant, aussi longtemps qu’il pense que c’est possible, de les corriger. Du reste la vérité n'est pas une, chacun en détient un peu et ce qui l’obscurcit c’est l’intolérance et le sectarisme, et le mauvais esprit de celui qui étant méchant tourne tout vers le mal alors que celui qui est bon dirige tout vers le bien et fait bénéficier ses semblables du préjugé favorable.
Si l’humanité doit tendre chaque jour vers une moyenne plus élevée, la moyenne peut comporter des écarts et s’il en était autrement ce serait monotone.
Dans une chaudière à pression constante, il arrive quelquefois que la pression s’élève au-dessus du timbre : on a mis pour cela des soupapes, elles crachent mais sitôt qu’elles ont craché la pression revient au timbre, tout rentre dans la norme.
Toute entreprise humaine est ainsi soumise à des hauts et des bas, ce qui importe avant tout c’est de ne pas « jeter le manche après la cognée ».
Dans l’effort quotidien de l’étude et dans celui que nécessite l’expérience de la vie, vous ne vous laisserez pas rebuter, vous cultiverez en vous et auprès de vos camarades le sentiment de l’émulation qui doit tuer celui de l’envie générateur de haine et de discorde et vous acquerrez ainsi la notion de mérite d’où découle celle de la hiérarchie des valeurs, qui se substituera avantageusement à l’esprit de dénigrement à ce que dans un de ces récents appels le Maréchal Pétain a appelé « La culture du mécontentement ».
Suivant ses propres paroles : « la règle du jeu consistait à aviver tous les motifs d’irritation légitimes ou illégitimes jusqu’à faire croire à notre peuple qui était alors un des plus heureux de la terre qu’il en était le plus déshérité. »
Ainsi naîtra en vous l’esprit d’équipe, l’esprit qui a sa source au foyer, dans la famille unie, qui se poursuit à l’atelier où chacun a en vue non seulement le travail qui lui est à lui-même confié, mais l’oeuvre collective à laquelle il contribue, où il sait qu’en accomplissant sa tâche il facilite l’accomplissement de celle du voisin, où il éprouve autant de plai­sir à dire devant l’oeuvre accomplie « J’ y ai contribué » qu'à dire devant la partie du tout qui lui est personnelle : « C’est moi qui l’ai fait. » Cet esprit d’équipe, de l'atelier s'étend au village, à la ville, à la province, au pays tout entier.
Chaque cellule sociale avec sa hiérar­chie propre prend ainsi sa place dans l’organisme tout entier pour remonter suivant la hiérarchie des valeurs jusqu’à la tête qui coordonne l’action de tous les membres.
Aux temps mythologiques, quand la terre était peuplée d’animaux fantastiques comme les dragons, les tarasques, il existait des sortes de serpents gigantesques, légendaires et fabuleux appelés Hydres. II y avait des hydres qui étaient pourvues de cent têtes et d’une seule queue et d’autres de cent queues et d’une seule tête.
Une hydre de chaque espèce se trouvait un jour devant une haie épaisse qu’elles cherchaient toutes deux à franchir. Les cent têtes de la première hydre s’engagèrent en cent endroits différents faisant effort pour franchir l'obstacle. Dans cet effort, l’animal s’épuisa car il est bien évident que la queue ne pouvait suivre. L’autre hydre engagea son unique tête au point favorable là où la haie semblait présenter quelque fai­blesse et poussée par l’effort dos cent queues elle parvint à écarter les branches et à franchir l’obstacle.
Il en est de toute collectivité grande ou petite comme de l’hydre. Celle qui a cent têtes est vouée à l’échec et à l’extermination. Celle qui n’a qu’une tête pourra au contraire réussir dans ses entreprises.
C’est aussi ce que sous une forme moins imagée Descartes exprimait quand il disait : « Je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ces lois en particulier vu que plusieurs étaient fort étranges et même contraires aux bonnes moeurs mais à cause que n’ayant été inventées que par un seul elles tendaient toutes à même fin. »
En des temps reculés de l’histoire, il y a environ vingt quatre siècles, le jeune Cyrus avait projeté de ravir la couronne à son frère Artaxercès et il avait à cet effet levé une armée de 10.000 mercenaires grecs qu’il transporta en Asie Mineure.
Les Grecs rencontrèrent à Cunaxa les armées d’Artaxercès fort supérieures en nombre et les mirent en pièces mais Cyrus fut tué dans la bataille et sa mort laissait les Grecs victorieux, sans chef et sans objectif de campagne. Les Perses voulurent en profiter pour les exterminer mais redoutant leur vaillance eurent recours à la ruse.
Le Satrape Tissapherme convia tous les chefs à un grand banquet au cours duquel il les fit décapiter. L’Armée grecque était désemparée et menacée de la destruction. Alors Xénophon qui avait suivi l'armée non pas comme mercenaire mais comme observateur, comme une espèce de correspondant de guerre, rassembla quelques amis et leur dit : « Il faut détourner la pensée des soldats de ce qu’ils ont à souffrir et la tourner vers ce qu’ils ont à faire. » et c’est guidé par cette pensée qu’il organisa la célèbre Retraite des Dix Mille qui permit aux Grecs, sans perdre un homme, de traverser l’Asie Mineure, pays hostile et inconnu d'eux, de rejoindre le Pont Euxin et de regagner leur patrie.
C’est cette même pensée, tournée vers l’objectivité que le Maréchal Foch exprimait dans sa phrase restée célèbre : « En somme, de quoi s'agit-il ? » car ce que l'on con­sidère comme fatal obéit à des lois et ce n'est que parce qu’on a ignoré ou négligé ces lois et qu’on a ainsi créé les circonstances propres à son éclosion qu’un évènement fatal se produit.
Aux heures tragiques do la Campagne de France dans les premiers jours de juin dernier, nous avons un jour entendu à la T.S.F. une voix s’élever, c’était celle du Président du Conseil d'alors, celle que nous avons entendue nous annoncer toutes nos catastrophes, pour dire - je cite ces paroles de mémoire et je ne garantis pas l’exactitude des termes – « La France ne peut pas mourir, la France ne mourra pas. Si l’on me disait que seul un miracle peut sauver la France, je croirais aux miracles. »
Et bien, voilà où nous avait conduit le manque et c'est la forme la plus modérée pour l’exprimer, le manque d’objectivité.
Voilà ce que nous aurions évité, si nous ou ceux qui nous dirigeaient avions conformé nos actes à la pensée de Xénophon, car, ce n'est pas moi qui le dis, c'est Epicure qui à une époque presque aussi lointaine que celle de Xénophon disait : « Il est vain de demander aux Dieux ce qu'un homme peut lui-même acquérir. »
Le miracle, c'est le travail, l'effort humain qui peuvent le provoquer et même à une époque où les miracles étaient plus fréquents qu'à la nôtre, on trouve dans l’Ecclésiaste [PASSAGE ILLISIBLE].
J’ai longtemps cru que débutant par cette phrase son Discours de la Méthode[2] dont un beau timbre- poste recherché par les philatélistes a, il y a trois ans, com­mémoré le troisième centenaire, Descartes y avait mis quelque ironie. Mais Descartes n’était pas un humoriste et à la réflexion je pense qu’il a voulu traduire cette opinion populaire somme toute réconfortante et passée en proverbe que « Chaque oiseau trouve son nid beau ».
Aussi pour mettre fin à un exposé qui est déjà trop long c’est avec ce bon sens dont vous êtes tous largement pourvus que je vous conseille d’aborder la vie pour de­venir par l’effort, la volonté et l’objectivité des hommes utiles à leurs semblables et par conséquent dignes de vivre.
 

 

[1] Note de l’auteur : participe passé de galler ou galer, vieux verbe français qui nous a laissé « galant » et qui signifiait en réjouir, faire la fête. « Gallan » dans son sens du XVe siècle se traduit aujourd'hui par « Noceur ».

[2] Pierre Abbat fait donc référence à la première phrase du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. » dans la version établie par Victor Cousin chez Levrault, 1824.

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