1936.03.21.Du Consortium national des constructions navales.Brochure.Discours de MM. Rousseau et de Chappedelaine

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Discours prononcés par M. Emmanuel Rousseau
président du Consortium national des constructions navales
Et
par M. De Chappedelaine
ministre de la Marine marchande
à l’occasion du cinquième anniversaire
du Consortium national des constructions navales

20, rue de la Baume - Paris

Déjeuner du samedi 21 mars 1936

Allocution de M. Emmanuel Rousseau, président du Consortium

Monsieur le ministre,
Le Consortium national des constructions navales, dont ce déjeuner amical a pour objet de marquer le cinquième anniversaire, ressent vivement l’honneur que vous avez bien voulu lui faire en acceptant de présider aujourd’hui à la réunion de ses membres et en admettant que cette réunion prenne presque le caractère d’une séance de travail et d’étude. Et je veux que, dès l’abord, mes paroles d’accueil soient pour vous en exprimer notre profonde gratitude, en même temps que pour vous assurer de notre collaboration sincère, dans la tâche dont, au gouvernement actuel, vous avez justement reçu la charge éminente.
Aussi bien, le Consortium n’est-il point, pour vous, un inconnu ; la première manifestation publique de son action, celle au cours de laquelle, le 23 novembre 1931, à Saint- Nazaire, son président s’est efforcé à préciser le but que se proposait l’institution nouvelle et les raisons profondes de sa création, a eu lieu en votre présence et nul de ceux qui vous ont entendu, en cette occasion, n’a pu oublier l’attention particulière que vous avez prêtée, dès cette époque, à l’exposé de la crise douloureuse traversée par l’industrie de la construction navale, ni la fermeté clairvoyante avec laquelle vous avez affirmé votre volonté de lui apporter une aide équitable.
Ainsi l’heure est-elle, sans doute, aujourd'hui propice, après cinq années écoulées, pour retracer à grands traits, devant vous, les aspects essentiels de l’œuvre poursuivie, pendant cette longue période, par un groupement qui a moins parlé qu’agi, mais qui a le sentiment fondé d’avoir fait besogne utile, et pour dégager le but qui s’impose encore, dans l’avenir, à sa persévérante volonté.

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Monsieur le ministre,
Au début de l’année 1930, le Conseil national économique était saisi par le gouvernement d’alors de l’examen de la situation de l’industrie de la construction navale. Et, le 10 avril 1930, après une enquête menée jusque dans les pays étrangers, le Conseil émettait l’avis « d’une part, qu’un projet de loi accordant pour une durée limitée et par voie de crédits annuels une aide supplémentaire à la construction navale devait être déposé au plus tôt ; d’autre part, que des mesures d’organisation et de rationalisation, compatibles avec les nécessités de cette industrie en France, présenteraient une utilité économique incontestable ; ces mesures pouvant résulter, notamment, de la concentration ou de la suppression de certains chantiers, d’un degré déterminé de spécialisation ou de tout autre mode recherché par les intéressés ».
Sur la première partie de l’avis du Conseil national économique, je n’insiste point : la nécessité d’accorder une aide budgétaire à l’industrie de la construction navale a cessé d’être contestée. Cette nécessité résulte, je le rappelle, du fait que le prix de revient de la construction française est plus élevé que celui de la construction étrangère, à raison de causes multiples dont la principale réside dans le régime protectionniste auquel est soumise notre économie générale : la différence doit être, dès lors, comblée par l'État, si l'on veut permettre au constructeur français d’offrir à l’armateur français, qui travaille sur le plan international, le même prix, pour un bateau semblable, que celui payé par les armateurs étrangers. C’est le principe qui a été uniformément admis dans les lois successives de 1881, 1893, 1902 et 1906.
Sur la deuxième partie du même avis, au contraire, les représentants de la Construction navale ont dû formuler, avant le vote, les plus expresses réserves. Ils ont démontré, en particulier, la faible portée économique de la discipline d’organisation que, par une conception exorbitante du droit commun en matière de protection douanière, on prétendait imposer à leur seule industrie. Ils ont fait ressortir que les chefs de toute industrie ont, par eux-mêmes, le souci primordial et permanent de rechercher chaque économie réalisable et d’abaisser ainsi leur prix de revient : c’est la loi d’airain de la concurrence, qui leur en fait la stricte obligation ; nulle mesure administrative n’est utile pour les y inciter. En tout état de cause, le bon sens indique, au surplus, que la création du régime de protection doit précéder et non suivre la rationalisation : toute réforme est, en effet, coûteuse avant de produire ses fruits ; donc nécessité de doter, par avance, les chantiers des moyens pécuniaires propres à la réalisation, le cas échéant, des opérations de concentration qui leur étaient impérativement suggérées.
Néanmoins, dans le désir profond de donner aux pouvoirs publics un témoignage immédiat de leur volonté de collaboration effective et loyale, tous les représentants des chantiers français se sont mis d’accord, dès le mois de Septembre 1930, pour créer un organisme commun, auquel ils ont unanimement adhéré et qui a reçu d’eux pour objet principal « la recherche de tous moyens propres à favoriser le développement de l’industrie française des constructions navales, tels que l’étude de toutes mesures industrielles, commerciales, techniques et financières susceptibles d’amener une réduction des prix de revient ». Cet organisme, c’est le Consortium national des constructions navales.

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Monsieur le ministre,
Le Consortium s’est, vous le savez, aussitôt mis à l’œuvre : il a, depuis 1930, beaucoup travaillé, dans une entente étroite avec la Chambre syndicale des Constructeurs de Navires. Et, puisque j’ai l’honneur de présider le Consortium, je tiens à remercier ici l’éminent président de la Chambre syndicale, M. René Fould, de la collaboration cordiale que le Consortium a toujours trouvée en lui et à rendre un public hommage à sa volonté constante, comme à celle de tous ses collègues, de concilier, en chaque affaire, l’intérêt corporatif de la grande industrie qu’ils représentent avec l’intérêt général du pays tout entier.
Mais, dès le début de nos études, force a été de constater que la rationalisation, en tant qu’elle s’exprimait par la suppression d’un ou de plusieurs chantiers, posait dans l’ordre social, économique, financier et juridique, des problèmes d’une ampleur telle qu’il était indispensable, pour les résoudre, que les pouvoirs publics en apportassent eux-mêmes la solution par des mesures appropriées. Notamment, en cas de suppression, par l’effort pécuniaire du Consortium, d’un chantier déterminé, quelle assurance légale pouvait être donnée au Consortium, qu’un nouveau chantier ne viendrait pas à être rouvert, peut-être au même lieu par le seul effet de la liberté, en France, de l’industrie ? Cette objection, d’autres également graves, n’ont jamais été levées.
Et pourtant, le Consortium a persévéré dans sa volonté de pouvoir répondre, en temps utile, à l’appel du gouvernement. Il a créé, au mois de Janvier 1932, ce qu’il a appelé le "Fonds commun". Ce fonds est alimenté par des prélèvements proportionnels, volontairement consentis par l’unanimité des chantiers, sur tous les paiements reçus au titre des commandes qui leur sont confiées ; il constitue l’outil financier propre à permettre, le moment venu, par un effort collectif, de réaliser des mesures éventuelles de rationalisation.
Puis les mois ont passé ; les entretiens ont été fréquents entre les représentants du Consortium et de la Chambre syndicale et les ministres successifs de la Marine marchande. Ce n’est point que ces conversations n’aient été, certain jour, contrariées par un heurt auquel je ne ferai ici qu’une brève et discrète allusion, puisqu’aussi bien les mesures de coercition, prises alors contre les chantiers, ont été, par la suite, reconnues illégales et inopportunes et qu’un gouvernement ultérieur de l’époque les a rapportées.
Mais nos relations avec les pouvoirs publics ont vite repris le caractère de confiance déférente que le Consortium, pour sa part, a toujours souhaité de leur voir conserver et qu’il nous est si agréable, M. le ministre, d’entretenir aujourd’hui avec vous. M. William Bertrand, votre prédécesseur à la place Fontenoy, à qui j’exprime ici ma vive gratitude, a bien voulu, à plusieurs reprises, reconnaître et affirmer, sans réserve aucune — comme M. René Fould et moi-même en avons également recueilli de vous, M. le ministre, la réconfortante assurance — la pleine légitimité de la protection immédiate réclamée par l’industrie de la construction navale. A la demande de M. William Bertrand, le Consortium a successivement préparé deux projets de loi destinés à mettre en œuvre le régime, ainsi accepté dans son principe, de la protection des chantiers et il en a justifié les dispositions dans des rapports d’une documentation pleinement démonstratives ; le second de ces projets, qui remonte déjà au mois de mars 1935, a même été rédigé en conformité scrupuleuse avec les indications nettes et précises de votre prédécesseur, de manière à s’adapter au cadre général de la loi sur le Crédit maritime et à faciliter, en particulier, la démolition des navires vieillis ainsi que leur remplacement corrélatif par des bâtiments neufs. Ni l’un ni l’autre de ces projets n’a, jusqu’à ce jour, reçu de suite utile.
Et j’en aurais fini avec cet historique, que j’aurais voulu plus bref, si je n’avais le devoir de signaler la récente et efficace participation du Consortium à une importante opération de concentration rentrant pleinement dans l’ordre de celles antérieurement préconisées par le Conseil national économique. Autant le Consortium s’était, dès l’origine, montré hostile aux mesures d’autorité prescrivant, d’après des vues simplement théoriques, des suppressions ou des fusions de chantiers, autant il s’est immédiatement déclaré prêt à envisager et même à favoriser de telles opérations, quand elles seraient reconnues ne point se heurter à des objections dirimantes, qu’elles apparaîtraient comme pratiquement réalisables et qu’elles réuniraient, avec des modalités équitables, l’accord des sociétés intéressées. Ces conditions viennent d’être remplies à Bordeaux. Les Forges et Chantiers de la Gironde se sont entendus avec les Ateliers et Chantiers maritimes du Sud-Ouest et de Bacalan réunis pour racheter à ceux-ci une partie de leurs établissements de construction navale, et le Consortium s’inspirant de l’intérêt corporatif a décidé de faire, à concurrence de six millions de francs, l’effort financier nécessaire pour que les cales de cette dernière société soient frappées d’une servitude définitive de non-utilisation dans l’avenir ; cette somme, dont une fraction a déjà été payée, se trouve constituée par l’emploi des disponibilités du fonds commun et par un versement supplémentaire, réparti entre les chantiers suivant la même proportion d’après laquelle ils ont précédemment cotisé au fonds commun. Puis-je dire ici qu’un tel effort collectif et librement accepté permet d’apprécier, de façon saisissante, et le rôle utile joué par le Consortium et sa loyale volonté de seconder les désirs du gouvernement chaque fois que les circonstances s’y prêtent raisonnablement ?

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Monsieur le ministre,
Malgré ces longues études, malgré l’opération particulière que je viens de citer, en dépit des projets successifs présentés par le Consortium et dont le dernier, je le précise encore, a été établi conformément aux indications du gouvernement lui-même, le Conseil national économique a été, à nouveau, saisi de l’ensemble de la question comme il le fut déjà en 1930. Et, à l’heure présente, les mêmes problèmes théoriques s’y agitent. On s’interroge : la protection demandée est-elle justifiée ? Ne doit-elle pas être subordonnée à des mesures préalables de rationalisation et de concentration ? Ainsi la solution, chaque jour plus impérieusement nécessaire, se trouve fâcheusement retardée par des conflits de doctrine et par des vérifications numériques. Le temps n’a-t-il donc point passé, apportant avec lui l’enseignement décisif des faits ; et faut-il qu’une fois de plus les arbres cachent la forêt ?
Et quoi ! C’est alors que de toutes parts et dans les divers pays du monde, se manifestent les signes certains d’une reprise économique, qui imposera l’obligation du renouvellement et de l’accroissement des flottes commerciales, que l'on viendrait fermer quelques-uns de nos chantiers, réduire nos moyens d’action et mettre ainsi la France hors d’état de participer aux commandes de navires auxquelles elle est légitimement en droit de prétendre ?
Et quoi ! C’est quand tous les peuples d’Europe, dans l’anxiété des jours actuels, tressaillent au cliquetis des armes, que l’on décréterait arbitrairement la suppression d’établissements qui constituent, sans qu’il en coûte rien à la nation, de puissants arsenaux privés et qui, peut-être, auront à remplir demain, pour le salut de la patrie, le rôle capital et glorieux qui fut obscurément le leur pendant la grande guerre, ce rôle qui a fait d’eux les utiles artisans de la résistance et de la victoire ?
Et quoi ! Depuis la création du Consortium les Chantiers généraux de Sète, fermés ; les Chantiers navals français de Caen, fermés ; aujourd’hui, les Chantiers du sud-ouest à Bordeaux, à leur tour, fermés ; le nombre de nos établissements de construction et celui des cales, réduits à des chiffres inférieurs à ceux d’avant-guerre. N’est-ce point réellement assez et ne convient-il pas, pour le pays lui-même, de s’arrêter dans une voie si rude et pouvant comporter de tels périls ? Prenons garde de détruire imprudemment un outillage qui fait, en réalité, partie de l’actif de la nation tout entière et qui risquerait de faire défaut à celle-ci au jour même qu’il lui serait le plus nécessaire. Au culte sacrilège de Saturne qui dévorait ses fils, laissez-moi préférer celui de Pallas-Athénée, déesse de la mesure et de la claire raison.

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Monsieur le ministre,
Dans l’ensemble des grandes industries françaises, l’industrie de la construction navale est, à n’en pas douter, une industrie vraiment cardinale. Elle l’est, en elle-même, par l’élément important qu’elle constitue, en temps de paix, dans le système général de notre économie nationale ; elle l’est encore par l’appoint essentiel qu’elle apporte, en temps de guerre, à la solidité de l’armature de notre défense ; elle l’est, enfin, par le fait que, industrie surtout de montage, tout travail exécuté dans ses ateliers, tout navire construit, exigent la collaboration et l’activité de l’universalité, peut-on dire, des autres industries françaises. Que les pouvoirs publics ne la laissent donc point péricliter, et peut-être s’éteindre, par manque d’aliments et faute d’avoir pris, en temps opportun, les décisions indispensables.
Depuis 1918, date d’expiration de la loi de 1906, cette industrie vit difficilement, sans aide autre que l’appui indirect et insuffisant du Crédit maritime, sans compensation aucune aux conséquences coûteuses que fait peser sur elle le régime protectionniste de la France. Il n’est que temps de la doter du statut permanent qui, sous la forme d’une aide financière, lui assurera les moyens de tenir la place que les grands intérêts de la France commandent de lui conserver durablement.
Le projet — je l’ai indiqué tout à l’heure et j’y insiste — est prêt. Il est sage et mesuré. Il a été étudié par le Consortium avec le haut souci de ne rien demander qui ne fût en accord harmonieux avec l’utilité publique ainsi qu’avec les facultés budgétaires de la nation. Malgré l’apparence des charges pécuniaires annuelles qu’il est susceptible d’entraîner, soyez assuré qu’il sera, par ailleurs, générateur de profits substantiels pour la collectivité et, dès lors, financièrement avantageux : c’est qu’en effet une activité normale rendue aux chantiers de construction navale, en même temps qu’elle est bienfaisante au point de vue social, comporte, par la réduction du chômage dans les chantiers eux-mêmes comme dans les établissements de leurs multiples fournisseurs, par l’accroissement de la taxe sur le chiffre d’affaires et par le développement général de la matière imposable, la réalisation certaine d’économies budgétaires et un accroissement de recettes fiscales qui - nous l’avons souvent démontré - font plus que compenser les charges et laissent, sans conteste, un solde créditeur.

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Monsieur le ministre,
Ce projet, nous en remettons le sort entre vos mains. Nous vous demandons, nous demandons au gouvernement dont vous êtes parmi nous l’éminent représentant, de reconnaître que les débats sur un problème aussi amplement élucidé par de longues recherches antérieures sont désormais périmés, qu’il n’y a point lieu d’imposer à l’industrie de la construction navale une discipline impérative d’organisation qui n’a été exigée d’aucune autre industrie française, mais qu’il faut enfin aboutir : aboutir, en ce qui concerne la protection nécessaire à la construction navale, comme votre autorité personnelle a su récemment le faire en ce qui touche la commande du second paquebot Atlantique ainsi que le renouvellement de la loi sur la protection de l’armement.
Pour la réalisation de ce but, nous plaçons en vous, M. le ministre, notre entière et reconnaissante confiance. Je vous prie d’en recevoir ici la respectueuse affirmation.
Cette confiance, Messieurs, je la mets aussi, qu’ils veuillent bien m’y autoriser, dans les membres hautement qualifiés du sénat et de la chambre des députés qui nous ont fait l’honneur d’accepter notre invitation et que je remercie d’être aujourd’hui des nôtres ; ils tiendront, j’en suis assuré, à se faire, au parlement, les défenseurs persévérants de notre juste cause.
Et cette volonté se manifestera également, j’en ai la conviction, chez tous les représentants des grandes administrations publiques que je suis heureux de voir réunis dans cette salle et dont la présence aujourd’hui nous est particulièrement précieuse, spécialement les représentants de la Marine militaire qui sont les meilleurs garants de la qualité de nos constructions comme ils peuvent témoigner de nos efforts constants dans la continuité du progrès.
Je place cette même confiance, enfin, dans les représentants très distingués de la grande presse maritime et technique qui sont groupés autour de ces tables. Je fais cordialement appel à eux ; je sais que leur voix est entendue de leurs lecteurs ; qu’ils les instruisent et qu’ils leur fassent comprendre que, pour conserver son rang dans le commerce du monde, la France a besoin d’une forte marine marchande et, par cela même, de puissants chantiers de construction navale.
Messieurs, c’est dans ces sentiments que je vous propose de lever unanimement nos verres en l’honneur de M. de Chappedelaine, ministre d’hier et ministre d’aujourd’hui de la Marine Marchande.

Discours de M. de Chappedelaine, ministre de la Marine marchande,
au déjeuner du 21 mars 1936 offert par le Consortium des constructions navales

Messieurs,
Je remercie l’éminent président du Consortium des constructions navales et tous les membres du bureau, de m’avoir fait l’honneur de me convier à présider ce déjeuner, qui a pour objet de marquer votre cinquième année.
J’ai écouté, M. le président, avec un très grand intérêt, le remarquable exposé où vous venez de retracer l’historique de votre syndicat et de formuler vos légitimes revendications.
Je sais avec quelle autorité et quelle haute conscience vous vous préoccupez de l’avenir de la construction navale. Je sais les problèmes nombreux que soulève le marasme dans lequel se débat aujourd’hui votre grande industrie.
Pour vous aider à en sortir, vous pouvez être assuré du concours absolu du ministre de la Marine Marchande, qui a accepté d’être votre hôte aujourd’hui.
Bien que la reprise économique, dont bénéficient déjà un certain nombre de pays étrangers, tende enfin à se manifester en France par quelques symptômes indéniables, le chômage n’en continue pas moins à sévir chez nous.
Le chômage, fléau dont les conséquences économiques et financières sont graves, mais dont les répercussions sociales et morales m’apparaissent peut-être comme plus redoutables encore.
Quelle situation plus démoralisante que celle de l’ouvrier laborieux, privé en pleine force de son gagne-pain de tous les jours, et contraint de s’habituer à vivre grâce aux modiques allocations de la collectivité ; et quoi de plus cruel aussi que celui de toute cette jeunesse intellectuelle, chargée de diplômes, sortie de nos grandes écoles, et que l’anémie de toutes nos branches d’activité condamne à une vie étriquée et oisive.
La dépression économique a frappé lourdement notre industrie des constructions navales. Le tonnage de notre flotte de commerce est bien passé de 2.200.000 tonnes qu’il était en 1914, à plus de 3 millions de tonnes en 1935 ; il n’en est pas moins vrai que les effectifs de nos chantiers navals sont tombés de 31.000 à 16.000 ouvriers.
Je me hâte d’ajouter que ces chiffres ne suffisent pas à mesurer à eux seuls les incidences de la crise des chantiers navals sur le marché du travail.
Il n’est point, en effet, d’industrie qui fasse davantage appel aux branches les plus variées de la production nationale que l’industrie des constructions navales.
Métallurgie, construction mécanique, construction électrique, industries chimiques, industries du bois et ameublement, appareils sanitaires, décoration, industrie textile, timonerie, assurances même, tous ces groupes concourent à la construction d’un navire, et tous ces groupes voient leurs débouchés se restreindre lorsque les cales des chantiers sont vides. On a pu estimer à 40.000 le nombre de chômeurs qui retrouveraient du travail si l’activité des chantiers navals redevenait normale. Je tiens à noter également avec force qu’il en résulterait un allégement des fonds de chômage de l'ordre de 200 millions par an, et aux nombreux auditeurs qui m'écoutent en ce moment, je pose cette simple question : puisque, de toutes façons il faut dépenser de l’argent, ne vaut- il pas mieux payer pour faire exécuter des travaux que de payer pour ne rien faire ? Quand vous avez dépensé de l’argent pour des travaux utiles, il y a au moins une chose qui subsiste, c’est l’objet de ces travaux ; mais il y a aussi une autre grande chose qui reste, c’est le moral des ouvriers que le travail honore et auxquels il assure l’indépendance et le sentiment de la dignité.
Donnons donc de nouveau à nos chantiers une vie régulière. De tout temps cette vie a été difficile parce que de tout temps les constructeurs français n’ont pu lutter à armes égales avec leurs concurrents étrangers. Handicapés par leurs prix de revient plus élevés, provenant du régime protectionniste du pays, ils n’ont pu aborder les marchés extérieurs et ont dû solliciter le concours de l’État pour pouvoir, du moins, conserver la clientèle de l’armement national, obligé lui-même, par les conditions de son exploitation, de n’acheter des navires qu’au même prix que ses rivaux étrangers. De là les diverses lois qui s’échelonnèrent à partir de 1881 et dont la dernière, celle du 19 avril 1908, resta en vigueur jusqu’en 1918.
Dans la période d’après-guerre, les nécessités d’une reconstitution rapide de la flotte française décimée puis les effets de la dépréciation du franc, donnèrent à nos chantiers une activité passagère et l’illusion de la prospérité. Les étrangers trouvaient alors à construire et à réparer dans nos chantiers à meilleur compte que dans les leurs. Mais dès que fut intervenue la stabilisation monétaire, les difficultés intérieures reparurent, aggravées par la disparité croissante des charges fiscales et sociales.
La situation devait empirer encore lors de la dépréciation de la Livre sterling et des Couronnes scandinaves, qui réduisit à nouveau les prix de revient de nombreux chantiers étrangers. Diverses mesures furent prises ; ce furent en particulier les exonérations fiscales et l’instauration du Crédit maritime. Mais ces remèdes se sont révélés insuffisants.
En effet, au cours des huit dernières années, l’armement français a fait construire des navires dont l’ensemble représente 706.000 tonneaux. Là-dessus, 464.000 ont été construits en France et 242.000 à l’étranger.
Mais si l’on remarque, au sujet des navires construits en France, que 32 de ces navires représentant 319.000 tonneaux, le furent pour le compte de Compagnies subventionnées, on constate que l’armement libre a commandé plus de 60 % de ses navires à l’étranger.
Comment remédier à cet état de choses ? Quels moyens employer pour rendre à nos chantiers navals leur activité d’autan ?

Une action a été conduite en vue de réduire le nombre de nos chantiers. On a pensé qu’en pratiquant une politique de rationalisation et de spécialisation, on obtiendrait ainsi dans beaucoup de cas la suppression des doubles emplois, la réduction des frais généraux, qui devraient permettre un abaissement sensible des coûts de production. C’est ainsi que furent supprimés successivement les chantiers de Sète, de Caen, et qu’ont été fusionnés à Bordeaux les Chantiers du sud-ouest avec ceux de la Gironde.
Il ne semble pas que l’économie que l’on puisse escompter de nouvelles suppressions, soit de nature à nous inciter à continuer dans cette voie. En effet, l’écart des prix français avec les prix étrangers est trop élevé. Ne dépasse-t-il pas en moyenne 50 %, alors que des études détaillées faites sur les conséquences des suppressions il résulterait que l’économie obtenue se réduirait à un pourcentage infime, moins de 2 %.
Nous n’avons pas le droit de négliger non plus le trouble que les suppressions de chantiers peuvent entraîner dans les économies locales, et tous les changements d’habitudes - après tout très respectables - qui peuvent en résulter. Enfin, quelle singulière méthode de combattre le chômage que de jeter des gens sur le pavé.
Voici, d’autre part, les considérations importantes que nous nous permettons de livrer tout spécialement à la méditation de notre auditoire : le nombre des chantiers et des cales est aujourd’hui inférieur à ce qu’il était avant guerre, alors que le tonnage de la flotte de commerce française à entretenir et à renouveler s’est accru de 800.000 tonneaux. Je vous le demande, devons-nous continuer ce véritable malthusianisme ? Aujourd’hui, c’est entendu, en France on construit peu parce que le prix de revient est plus cher qu’à l’étranger. Mais savons-nous si demain les prix ne monteront pas à l’étranger ?
Aussi bien réduire le nombre des chantiers ce serait porter volontairement atteinte à la richesse nationale, ce serait procéder à des destructions d’outillage dont la disparition risquerait de s’avérer désastreuse en cas de reprise économique, ce serait enfin restreindre le potentiel de défense nationale du pays et cette seule conséquence, au milieu des incertitudes de la situation internationale, suffit à montrer l’imprudence d’une telle initiative.
Messieurs, n’oublions pas que l’activité de nos chantiers navals pendant la grande épreuve de 1914 à 1918 a contribué à sauver l’indépendance de notre pays. Faut-il vous rappeler qu’en outre des constructions intensives de navires, ces chantiers ont tourné plus de 3 millions d’obus, qu’ils ont réparé des centaines de locomotives, qu’ils ont construit des affûts de canons de tous calibres, qu’ils ont forgé sans arrêt pour la guerre et qu’ils ont fabriqué des chars d’assaut. Ce sont tout de même là des choses dont nous avons le devoir de nous souvenir.
Aussi, après un examen attentif de la question, je suis amené à déclarer que nous devons nous arrêter dans cette voie de fusion et de suppression et qu’il convient, au contraire, d’en venir à de nouvelles mesures de protection afin d’assurer la sauvegarde de ce qui reste de nos chantiers navals.
Devant l’impossibilité d’appliquer à la construction navale une protection douanière quelconque, il paraît inévitable de revenir à des mesures de secours direct de l’État, soit sous la forme de la loi de 1906, soit par une extension du régime actuel du Crédit maritime.
Vous venez, Messieurs du Consortium, de me saisir d’un projet qui sera l’objet de mon examen le plus attentif. Je vous remercie de cette collaboration confiante, à laquelle j’attache tant de prix et que je vous demande de me continuer. Vous pouvez tenir pour assuré que j’ai le ferme dessein d’arriver dans le moindre délai à une solution qui devra, bien entendu, être compatible avec les nécessités financières présentes, tout en tenant compte évidemment — et c’est un argument auquel mon collègue des Finances dont l’accord est, vous le savez nécessaire, ne restera sans doute pas insensible tout en tenant compte, dis-je, des économies sur les fonds de chômage dont j’ai relevé tout à l’heure l’ordre de grandeur.
J’ajoute, Messieurs, qu’en assumant cette tâche, j’ai conscience de remplir la mission qui m’est dévolue et de bien servir les intérêts de la Marine marchande. La prospérité de celle-ci est conditionnée par l’égalisation avec les marines étrangères, tant de ses dépenses d’exploitation que de ses charges de capital. La loi du 1er juillet 1934 a tendu à assurer la péréquation des premières. La résorption de l’écart des prix de construction français et étrangers supprimera la disparité des secondes. Il n’est pas de nécessité plus vitale pour notre pays que l’existence d'une marine marchande puissante. Que serait en effet la France sans ses colonies, et que serait l'empire français, disséminé dans toutes les parties du monde, si une flotte de commerce nombreuse et vivante, battant pavillon national, n'établissait le lien nécessaire entre la mère-patrie et la France d’outre-mer ?
Vérités banales, sans doute, mais qu’il n’était peut-être pas inutile de rappeler, car leur actualité s’impose plus que jamais, à une heure où chaque nation entend se suffire toujours plus à elle-même et où la France, grâce au nombre de ses possessions et à la diversité de leurs ressources, à la faculté de s'adapter plus aisément que bien d’autres à l’universelle autarcie.

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