1934.06.02.Discours (d'Hypolite Worms).Visite du Trait par William Bertrand
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[Note manuscrite :] Visite de M. W. Bertrand au Trait – 2 juin 1934 – un seul exemplaire
Monsieur le ministre,
Nous vous exprimons, tout d'abord, notre très vive reconnaissance pour la marque de sollicitude que vous avez bien voulu nous donner en visitant aujourd’hui nos chantiers et notre cité-jardin. Tous ceux qui sont ici, ingénieurs, contremaîtres, chefs d’équipe et ouvriers de nos ateliers, présidents de nos sociétés locales, apôtres de nos œuvres sociales, amis divers de nos chantiers, reprendront courage en constatant que le gouvernement, en la personne de son éminent ministre de la Marine marchande, se préoccupe de nos difficultés et, par conséquent, désire les résoudre.
Je salue en même temps, à vos côtés, M. le préfet de la Seine-Inférieure, que nous n’avions pas eu encore le bonheur d’avoir au Trait et dont la sage administration particulièrement soucieuse des intérêts économiques, rencontre dans le département l’approbation unanime.
Je suis également très heureux d’avoir ici aujourd’hui M. le député André Marie, si attentif à tous les évènements qui se passent dans sa circonscription. Le cri d’alarme qu’il a jeté au parlement, M. le ministre, était malheureusement un cri nécessaire dont vous avez d’ailleurs bien voulu immédiatement vous faire l’écho.
Vous avez entrepris, en effet, votre tournée d’études parmi les chantiers français à une heure particulièrement grave pour eux, celle à laquelle leur existence semble vraiment subordonnée au désir que le pays, son administration et ses représentants au parlement peuvent éprouver de voir la construction navale continuer à compter parmi les industries nationales.
C'est dans sa séance plénière du 10 avril 1930 - dix-huit mois déjà - que le conseil national économique, après une enquête extrêmement sérieuse, reconnaissait qu'une aide directe à la construction navale française était indispensable pour lui permettre de lutter contre la concurrence étrangère et qu'un projet de loi instituant cette aide devrait être déposé au plus tôt.
Mais depuis le 10 avril 1930, que d'évènements survenus qui ont aggravé encore notre situation !
Ce sont d'abord les répercussions de la crise mondiale qui devant tous les chantiers de construction navale du monde fait fuir la clientèle. Les statistiques qui permettent le rapprochement du chiffre du tonnage actuellement en construction dans le monde avec les chiffres des années précédentes sont effrayantes et particulièrement alarmant le fléchissement observé au cours du troisième trimestre de 1931.
Aucun pays n'est épargné et cette situation a pour résultat de rendre véritablement féroce une concurrence internationale dont nous ressentions déjà durement les effets.
Aussi n'est-il pas étonnant que les chantiers français depuis plus d'un an n'aient enregistré aucune commande de navires de charge ni de pétroliers et que deux paquebots moyens seulement aient été mis sur cale, alors que durant la même période partaient à l'étranger les commandes d'un paquebot, de deux cargos de cinq mille tonnes, de plusieurs chalutiers et remorqueurs et d'un nombreux matériel de travaux publics.
Puis est survenu il y a quelques semaines un évènement qui a rendu soudain notre situation encore plus tragique : la baisse de la Livre. Et alors que l'enregistrement de nouvelles commandes, lorsqu’il n’y avait entre les prix français et anglais qu’un écart de 25 à 30 %, était déjà un véritable tour de force, nous nous demandons vraiment comment nous pourrons garnir nos cales, maintenant que les différences atteignent 45, 50 voire dans certains cas 60 %.
Devant de tels évènements il nous a déjà fallu réduire considérablement la cadence de nos constructions. Près de cinq cents ouvriers, quelques-uns très anciens dans nos chantiers, quelques-uns pères de familles nombreuses, ont dû être licenciés non sans un profond serrement de cœur, car vraiment nous n’avions plus de travail à leur donner dans leur spécialité. Pourtant jusqu’ ici, – bien qu’en imposant à nos collaborateurs de dures restrictions, qu’ils ont d’ailleurs acceptées avec un admirable esprit de dévouement et de discipline – nous avons maintenu notre noyau de spécialistes logés au Trait. Vous avez parcouru tout à l’heure, M. le ministre, notre cité ouvrière ; vous y avez vu non seulement le résultat de nos efforts, mais aussi dans l’ornementation des maisons et dans le soin apporté aux jardins, celui du travail de nos contremaîtres et ouvriers ; vous avez vu des enfants joyeux assister aux cours de l’école ménagère ; nous pouvons dire, non sans fierté, que nous avons constitué six cents foyers français qui attendent de nous le salaire indispensable à la vie. Toute cette œuvre, n’est-ce pas, ne peut être démolie ; vous refoulerez certainement, M. le ministre, les paroles d'inquiétude que je pourrais prononcer et je suis sûr d‘avance que par votre intervention vigoureuse le gouvernement voudra que la construction navale survive et puisse profiter pour sa part de la reprise des affaires quand celle-ci se produira.
Je viens de parler, M. le ministre, de la reprise des affaires, car je crois sincèrement, quel que soit le pessimisme que l’on puisse éprouver sur la situation mondiale de l’armement et de la construction navale que l'armement français et la construction navale française possèdent tout de même dans leur jeu à l’heure actuelle, par rapport à leurs concurrents étrangers certains atouts particuliers et par conséquent qu'il peut exister pour nous, si on veut bien le protéger, un marché national.
L’atout de l'armement français c’est qu'il n’est point "sursaturé" de navires spéciaux comme le sont d’autres nations. La France n’a point abusivement construit des navires pétroliers comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou la Norvège ; elle peut encore développer dans de notables proportions son industrie nationale de la pêche ; enfin, il serait normal, que dès la reprise des affaires les transactions avec les colonies sous pavillon français soient augmentées largement, surtout par l’utilisation pour certains transports de produits alimentaires coloniaux de navires frigorifiques convenablement aménagés. Enfin les relations par paquebots de la métropole avec l’Algérie et les colonies peuvent encore faire l’objet d’un large programme d’améliorations.
L’atout de la construction navale française, outre les possibilités générales de développement de l’armement national que je viens d’esquisser sommairement, c’est l’âge moyen élevé de navires de la flotte marchande. A cet égard notre pays – les chiffres en ont été publiés fréquemment ces temps-ci – est dans une situation nettement défavorable par rapport à la Grande-Bretagne, à la Hollande, à la Norvège et surtout à l'Allemagne. Il y a donc pour les années qui vont suivre des perspectives certaines de renouvellement de matériel, mais dans l'état actuel des choses ne nous dissimulons pas que toutes ces commandes iraient à l’étranger. Si l’on veut donc que les armateurs puissent commander leurs navires aux chantiers français le dépôt de la loi sur les compensations ne doit plus être retardé.
J’entends bien, M. le ministre, que vous m'objecterez peut-être que vous avez déjà fait beaucoup et comptez faire plus encore pour améliorer le fonctionnement du Crédit maritime. Je suis d'ailleurs loin de méconnaître les facilités que nous apporte le Crédit maritime et je suis, au contraire, très reconnaissant à vos services et en particulier à M. le directeur Haarbleicher et à son adjoint, M. Marie, de la ténacité qu’ils apportent, chaque fois qu’un espoir est permis, à faire jouer les lois existantes en faveur des chantiers nationaux et de la persévérance avec laquelle ils s'efforcent d'améliorer le jeu du Crédit maritime. Mais je suis également persuadé que dans les conditions actuelles de la concurrence, telles que je vous les exposais tout à l’heure, le Crédit maritime même transformé, restera insuffisant.
Je ne veux pas non plus, M. le ministre, éluder une seconde objection que vous pourriez me faire en me rappelant que le Conseil national économique a posé des conditions précises à l'aide directe de l’État en faveur des constructeurs, à savoir la préparation et la réalisation de mesures de spécialisation et de concentration des chantiers. Mais voici quelle est ma position à ce sujet.
Tout d’abord, il est impossible d'envisager une spécialisation des divers établissements français en dehors d'un courant normal d'affaires et si nous avions eu l’imprudence, depuis 1920, de spécialiser nos chantiers du Trait, ils auraient déjà dû fermer trois ou quatre fois leurs portes. Je vous prie d’ailleurs d'en juger : de 1920 à 1925, nous construisons une bonne quinzaine de cargos, puis l'armement étant saturé de navires de charge, il y a arrêt complet de ce genre de constructions ; nous sommes obligés de passer alors aux pétroliers et 1925 à 1930, nous construisons quatre grands pétroliers. Puis survient la chute des frets pétroliers et l'arrêt total de ce genre de commandes et accidentellement nous revenons à la construction des cargos. Pour la marine de guerre même succession de phénomènes discordants : en 1925, nous prenons la commande d'un premier torpilleur espérant en faire une tête de série, mais l'année suivante les constructions de ce type de navire sont suspendues - nous passons alors aux sous-marins, nous enregistrons quatre commandes successives, notre personnel s’entraîne mais voici que la fin des constructions de sous-marins est annoncée et c'est vers d'autres directions qu'il va falloir orienter encore notre activité future. Comment parler de spécialisation devant de telles variations dont vous comprendrez certainement que les chantiers ne sont pas responsables ?
La concentration ? Elle du moins paraît plus attrayante ; puisqu’il semble en laissant provisoirement de côté les questions de défense nationale, qu'elle ne puisse aboutir qu'à une heureuse diminution de frais généraux. Pourtant, la médaille a son revers et cette économie de frais généraux risque d'avoir pour contrepartie un énorme anéantissement de capitaux immobilisés. Des rumeurs nous parviennent d’ailleurs d’outre-Manche qui nous laissent penser que les mesures de concentration prises depuis deux ans se heurtent à de graves difficultés financières. Agir dans le sens de la concentration, d’accord, mais avec discernement et prudence et surtout ne pas faire de la concentration une mystique qui donnerait la clef de la solution de toutes nos difficultés.
J’ai d’ailleurs relu avec une très grande attention, M. le ministre, ces conclusions de la séance plénière du Conseil national économique à laquelle je faisais allusion en commençant et je pense qu’il n'est pas inutile de rappeler comment était exposée la procédure de l’action gouvernementale à intervenir.
"1° - Un projet de loi accordant pour une durée limitée, et par voie de crédits annuels, une aide supplémentaire à la construction navale devra être déposé au plus tôt.
2°- Les dispositions de ce projet de loi devront permettre de subordonner l’attribution de cette aide à l'élaboration et, ultérieurement, à l’exécution d’un plan de concentration de rationalisation et de standardisation, en tenant compte des possibilités d’ordre technique et financier, des intérêts moraux et matériels des travailleurs et des délais nécessaires pour ces opérations."
Il semble donc que le Conseil national économique ait considéré :
1°- que le dépôt du projet de loi devrait être la condition préalable et nécessaire de la mise en route du système dont les grandes lignes ont été tracées, y compris l'élaboration du plan de concentration.
2°- que les difficultés d’ordre technique et financier à résoudre seraient considérables et que les mesures à prendre devraient avoir la sanction de l’expérience quitte à prévoir dans le projet de loi une clause permettant d’en suspendre les effets financiers si vraiment la mauvaise volonté des constructeurs était avérée.
Or, nous n’en sommes pas là et sans attendre le dépôt du projet de loi les constructeurs ont constitué le consortium national des constructions navales. L’organisme dans le cadre [duquel] les mesures de concentration pourront être prises est donc prêt ; ses ressources financières ont même été prévues, mais nous ne pouvons aller plus loin pour le moment car il en résulterait des risques financiers considérables sans compter le préjudice moral qui pourrait être porté à certaines entreprises par un plan prématuré de concentration.
La solution est donc, M. le ministre, entièrement entre vos mains avec le dépôt à intervenir du projet de loi.
Je ne puis terminer sans faire une remarque qui a son importance. L’activité de la construction navale s’étend dans un domaine considérable et si le ministère de la Marine marchande est celui avec lequel nous avons les relations les plus fréquentes il n’en reste pas moins qu’il est impossible d’établir le plan de concentration et de rationalisation de nos entreprises en dehors des autres administrations pour lesquelles nous travaillons, sans compter que des problèmes d'une importance capitale, non seulement pour nous, mais pour le pays se posent à propos des rapports que nous entretenons avec les différents départements ministériels.
Je fais ici allusion d'abord aux nécessités de la défense nationale et tel plan de concentration qui pourrait paraître raisonnable si l’on ne considère que les possibilités d'extension de la marine marchande française peut risquer de devenir dangereux si l'on méconnaît nos nécessités éventuelles du temps de guerre.
J'évoque également la question si grave pour le prestige français des commandes de navires de guerre qui sont passées par les pays ne possédant pas de chantiers spécialisés : États de l'Amérique du Sud, Turquie, Grèce, Pologne, Yougoslavie, Lettonie et Portugal. Les échecs retentissants que la construction navale française a éprouvés à cet égard depuis plusieurs années ont maintenant éveillé l'opinion publique. On sait que certains pays étrangers font du dumping pour s'assurer à tout prix des commandes de navires de guerre d'autres nations parce qu'il en résulte pour eux un accroissement d'influence diplomatique et que des disponibilités de matériel naval susceptible d'être réquisitionné en temps de guerre leur sont ainsi données. Ce n'est donc pas seulement du côté strictement industriel que cette question mérite d'être surveillée.
Il faut aussi que le ministre des Travaux publics s'intéresse à la construction navale française car si le plan d'équipement national se réalise, des perspectives intéressantes de commandes nous seront ouvertes ; or, il ne semble pas que l'administration des Travaux publics soit renseignée à fond sur la situation très grave que nous traversons, car nous ne trouvons pas toujours chez elle une volonté suffisante de protéger le travail national.
Et ceci n'est évidemment qu'un malentendu qu'il faut dissiper.