1929.07.01.Du Petit Parisien.Article
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Les révolutions économiques
Le mazout contre le charbon
Un ingénieur de grande science, qui est aussi un observateur très attentif des mouvements économiques, M. Victor Sabouret, vient de nous signaler l'importance des conséquences prochaines de la substitution du mazout au charbon dans la marine marchande. Ce phénomène vaut que l'on s'y arrête, non seulement pour son intérêt constant, mais parce qu'il touche à deux faits d'une immédiate actualité : le chômage anglais, qui dépend dans une large mesure de la mévente du charbon, et la prospérité de nos possessions de l'Afrique du Nord.
L'exemple de l'Égypte
Dans le monde entier, le mazout, qui est un résidu de la distillation des pétroles bruts, remplace de plus en plus le charbon de soutes pour l'alimentation en combustible des navires de mer. Même sur les chemins de fer, en particulier aux États-Unis, un grand nombre de locomotives consomment du mazout au lieu de charbon.
Pour bien percevoir l'ampleur et le rythme d'une telle transformation, il faut en observer les symptômes sur un point donné. Le point le plus caractéristique à cet égard est assurément la zone du canal de Suez et en particulier Port-Saïd, où d'innombrables navires s'arrêtent pour prendre du combustible.
De 1913 à 1928, bien que le nombre des navires qui transitent par Port-Saïd ait beaucoup augmenté, le charbon chargé en soutes dans ce port a diminué d'une manière impressionnante. La diminution est d'environ un tiers et la différence de 542.000 tonnes. En revanche, le tonnage de mazout mis en soutes par les navires, à Port-Saïd, est passé de 9.000 tonnes en 1913 à environ 300.000 tonnes en 1928, ces 300.000 tonnes de mazout équivalant, comme aliment combustible, à 750.000 tonnes de charbon.
Conséquence curieuse mais aisée à prévoir la réduction du trafic charbonnier à Port-Saïd même a fait diminuer la consommation du charbon dans toute l'Égypte et augmenter celle du mazout comme combustible ordinaire. L'Égypte, aujourd'hui, pour sa consommation locale, importe 334.000 tonnes de charbon de moins qu'avant la guerre et emploie 378.000 tonnes de plus de mazout.
Le fait de substitution ainsi caractérisé est, d'après les statistiques anglaises, plus sensible encore dans le reste du monde qu'en Égypte. Si vous vous rappelez que l'Angleterre soutenait en grande partie son trafic général par ses exportations de charbons de soutes, que ses procédés d'extraction sont très onéreux, que la production de charbon est grandement accrue surtout en Europe depuis quelques années et que le charbon subit la concurrence non seulement du pétrole ou du mazout, mais des forces hydrauliques, vous comprendrez !a cause profonde du chômage anglais.
La flotte charbonnière va se réduisant
Voyons les conséquences - ou, du moins, une des conséquences - en ce qui nous concerne.
Le mazout est transporté par des bateaux qui sont impropres au transport d'autres marchandises. La substitution du mazout au charbon de soutes va donc priver les ports qui, jusqu'à présent, recevaient des navires charbonniers, du tonnage à bas prix que ces navires, pour ne pas revenir à vide, offraient aux expéditeurs.
Or la plus grande partie des expéditions de matières lourdes au départ des ports d'Afrique et une bonne part des expéditions des ports de la Méditerranée bénéficiaient de ce tonnage comme facilité et comme prix. Peu à peu les expéditions de ces ports deviendront plus onéreuses et moins faciles. Les marchandises indispensables et qui peuvent, par conséquent, supporter des frais plus ou moins élevés, comme les arachides, les phosphates et le manganèse d'Afrique, trouveront sans doute des bateaux. Mais les marchandises d'une valeur moindre et qui subissent des concurrences directes seront menacées. Il est évident, par exemple, que les minerais de fer du nord de l'Afrique et de l'Espagne seront brutalement désavantagés devant leurs concurrents, les minerais de fer de France et de Scandinavie, plus voisins des usines qui les emploient. Il faudra donc, pour toutes ces matières, créer des centres d'utilisation plus près de leur source...
Ainsi le monde se transforme. De vraies révolutions se font, chaque jour, dans l'ordre économique, d'abord invisibles, puis déconcertant les peuples. Il n'est pas trop d'esprits attentifs et savants pour les prévoir.
Lucien Romier