1900.01.19.De A. E. Monod - Worms et Cie Marseille
Document original
NB : La copie image de ce document de très mauvaise qualité n'a pas été conservée.
19 janvier 1900
Cher M. Goudchaux,
Ce n'est pas au chef, c'est à l'ami, c'est en quelque sorte au confesseur que je m'adresse dans un moment de profonde tristesse et amer découragement.
Comment lirez-vous ces mots ? Sont-ils compatibles avec les résultats de notre dernier exercice ? Je vous répondrai à cela que l'argent n'est pas tout dans la vie et pour le coeur et que ce qui me manque aujourd'hui, c'est ce qui a fait ma force et ma joie pendant les six années que j'ai eu la bonne fortune de pouvoir déjà vous consacrer, ce qui a surexcité mon ardeur, ma reconnaissance, mon dévouement, ce qui m'a attaché à vous d'une façon si spéciale et si intime : le sentiment que vous et vos associés avaient en moi, au point de vue de la gestion de vos affaires, une confiance absolue et inébranlable.
A maints indices, je reconnais qu'il n'en est plus ainsi, j'en souffre et en suis tout démoralisé.
Jusqu'ici par exemple, vous m'avez laissé les coudées franches pour tout ce qui concerne le personnel. Je n'en ai certes pas abusé, je n'ai jamais eu la pensée de rien vous cacher ou faire qui pût ne pas être approuvé de vous. Mais cette marque de votre estime m'était plus précieuse que je ne saurais dire et me touchait profondément. Ai-je démérité sans le savoir ? Sans doute, car après 6 ans, je reçois tout à coup l'ordre de ne prendre désormais aucune initiative et de vous soumettre, avec force détails à l'appui, toutes mes propositions.
Pour ce qui a trait à nos affaires industrielles, vous vous en êtes toujours jusqu'ici rapporté à moi qui me trouve sur place, étant à même de joindre à l'inspiration générale qui me venait de vous et que j'étais trop heureux de solliciter des éléments particuliers d'appréciation basés sur des circonstances et sur une situation locales, et qui forcément vous échappent. Je ne crois pas que vous ayez eu jusqu'ici à regretter votre largesse de vue sur ce point. Mais aujourd'hui, pour une affaire de 4 000 tonnes, la Maison me lie les bras et jambes, m'interdit d'user de mon discernement et m'indique une limite rigoureuse de laquelle je ne suis pas autorisé, quelles que soient les circonstances et les exigences d'opportunisme qui peuvent se présenter, à me départir d'un centime.
Je ne parlerai pas, car c'est une question secondaire, de ce qu'il a pu y avoir de pénible et de mortifiant pour mon amour-propre à répondre l'autre jour à l'ingénieur des Tramways, qui, depuis des années, avait l'habitude de s'entendre directement avec moi, que je n'avais plus pouvoir pour traiter.
Mais, me plaçant en face des faits eux-mêmes, de leurs conséquences possibles et de vos intérêts à Marseille, je me demande si cette rigueur de votre part ne comporte pas un danger et si, abstraction faite de ma personnalité, il n'y aurait pas avantage au point de vue des résultats à obtenir, à laisser une certaine latitude à votre représentant. De deux choses l'une en effet : ou le prix de 40 F est possible à obtenir, et alors je l'aurais certainement assuré à ce client, ou, par suite de circonstances diverses, il est impossible et alors, comme je ne puis en démordre, non seulement une affaire représentant pour 4.000 tonnes un bénéfice minimum (même en supposant qu'une petite concession fût indispensable), de 40.000 F pour l'année nous échappera (comme l'anguille quand on veut trop la serrer) mais encore nous perdrons sans doute à tout jamais un client qui, pour le moment, est dans les meilleures dispositions du monde à notre endroit, mais, qui nous est très envié et vis-à-vis duquel nous sommes loin d'être seuls.
Cette solution serait navrante.
Ne vous m'éprenez pas, Cher Monsieur, sur la portée de ce que j'écris. Je ne me plains de rien, et certes, je ne veux me soustraire à aucun contrôle, trop heureux au contraire de vous tenir au courant de tout, dans les moindres détails. Mais vous qui n'avez jamais été sous ordres, vous ne pouvez pas vous imaginer l'élan et l'énergie que donne à un subordonné l'idée que ses chefs lui laissent sans arrière-pensée, sans crainte, certaines prérogatives et certaines initiatives. Vous ne pouvez pas vous rendre compte, d'autre part, combien il est dur pour ce subordonné de s'apercevoir qu'au lieu d'avancer avec les années dans cette voie, il y déchoit au contraire.
Comme je vous l'ai dit en commençant, c'est à l'ami que je me suis permis d'ouvrir tout mon coeur. Si le chef trouve que j'ai eu tort, qu'il veuille bien m'absoudre et qu'il garde pour lui mes confidences sans en tenir aucun compte. Il sait que je suis avant tout un homme de devoir et que, quels que soient les ordres que je reçois, je m'y soumettrai scrupuleusement. Seulement, j'ai toujours attaché un grand prix à travailler non seulement avec ma conscience mais encore avec mon coeur.
Veuillez agréer, Cher M. Goudchaux, l'assurance renouvelée de mon entier, affectueux et respectueux dévouement.
A. E. Monod