1897.12.24.De Paul Rouyer - Worms et Cie Buenos Aires.Original
Document original
Le PDF est consultable à la fin du texte.Worms & Cie
402, Corrientes
Buenos Aires, 24 décembre 1897
MM. Worms & Cie
Paris
Chers Messieurs et amis,
Le dernier courrier ne m'a pas porté de lettres de vous, ni de ma famille. Sans doute, au moment de son départ, vous étiez sous l'impression de mes premiers avis et pensiez qu'une lettre ne me trouverait plus ici.
Je regrette pour ma part que les choses n'aient pu s'arranger ainsi car la chaleur est devenue accablante (et exceptionnelle pour le pays) et cela a causé chez moi une indisposition extrêmement douloureuse et qui me rend tout travail et même tout raisonnement pénibles et difficiles à supporter.
Entente. En présence de votre dépêche du 22 courant dont le commencement se traduit ainsi : « Wilsons Corys et nous-mêmes sommes unanimement d'avis que les clients avec contrats doivent avoir des conditions plus favorables et aussi que quelque réduction de prix doivent être faites aux propres clients ainsi que le prévoit l'agreement du 23 novembre (B. A). »
Lewis se trouve aussi embarrassé que je le suis moi-même pour donner suite à vos intentions. De Boisduval à qui j'ai communiqué cette partie de votre dépêche et qui sort d'ici avec M. Johns déclare qu'il est absolument impossible de s'entendre sur ce terrain-là.
Je suppose que, dans une réunion que vous avez eue à Londres avec vos deux voisins, vous avez envisagé les choses à un point de vue général et, en assimilant la clientèle de terre à celle des armateurs. C'est une assimilation absolument impossible à mettre en usage et M. Johns qui a une bien plus longue pratique que moi de Buenos Aires pourra expliquer à Cory comme moi à vous-même lorsque nous rentrerons, comment et pourquoi il ne peut y avoir d'analogie entre les deux genres de clientèle.
En ne considérant les choses qu'au point de vue général, vous n'avez pas eu de peine, vous et Cory, à condamner les vues de vos représentants ici et à abonder dans le sens de celui de Wilson qui se réclame d'un arrangement conclu le 23 novembre dernier auquel il déclare vouloir tenir tandis que vos agents et ceux de Cory prétendent s'y soustraire.
La correspondance provisoire, tant de la part de Lewis que mes lettres personnelles, devra vous ouvrir les yeux sur la manière de procéder de MM. Wilson.
Lorsque M. Harley nous a présenté cet arrangement en demandant l'admission de principe d'un traitement de faveur pour les "propres clients" nous étions, tout comme les agents de Cory, sous l'impression que MM. Wilson n'avaient pour ainsi dire pas de "shore business" et quand, au meeting subséquent, il nous a produit une courte liste des clients qu'il nous demandait de reconnaître pour sien, nous l'avons fait volontiers après un court examen d'où il est résulté que certains clients ont été reconnus comme "leurs" et d'autres déclarés "neutres".
Notez bien que ce n'est qu'à ce meeting que M. Hartley nous a indiqué son intention d'entrer dans les "shore business" à partir du 1er janvier.
La conviction de Lewis et de Hewlett, à la suite de ce meeting, était que pratiquement l'arrangement venait à reconnaître une liste de clients entre Cory et nous en respectant ceux reconnus à Wilson. Quant à [Medd], il n'était là que pour la forme, n'ayant pas de clients Buenos Aires.
Ce n'est qu'au meeting suivant, après l'arrivée de Boisduval et Johns que M. Harley nous a annoncé l'achat de la Carbonera qu'il venait de signer, achat qui, dans son esprit, entraînait pour lui la possession de la clientèle de la Carbonera.
En réalité, l'agreement du 23 novembre était un piège. Nous pouvions consentir à laisser M. Harley faire telles concessions qu'il voudrait à ses clients qu'il nous nommait, mais nous ne pouvions consentir à consacrer l'abandon de la meilleure moitié de notre clientèle locale qui ne nous a été enlevée cette année par la Carbonera qu'au moyen de sacrifices considérables sur le prix, sacrifices qu'elle pouvait faire à cause de ces contrats d'achat à bas prix, mais qui ne lui en ont pas moins coûté fort cher et l'ont amenée à liquider.
Consentir à abandonner cette clientèle qui n'a pas été "fairly obtained", suivant l'expression de l'agreement, équivaut pour nous à une véritable abdication à laquelle vous ne consentirez pas quand vous serez allés plus au fond de la question.
Si vous et Corey maintenez votre manière de voir exprimée par votre dépêche du 22 et que vos agents s'y conforment - et j'avoue que je ne sais pas comment ils pourront s'y prendre pour s'y conformer - il faudra reconnaître que les Wilsons ont habilement manuvré.
Ils ont commencé par obtenir bien des avantages en leur faveur pour le bunkering agreement en ne montrant pas d'intention de venir demander la même chose pour les affaires à l'intérieur pratiquement divisées entre nous et Cory.
Puis une fois qu'ils ont écrémé l'affaire bunkering en éloignant notre concurrence, ils viennent par une voie détournée mettre la main sur notre clientèle à terre de la façon indiquée plus haut.
Ils auraient en tout cas pu montré plus de franchise dans cette affaire.
Quoi qu'il en soit le point de délicat est celui-ci : pour établir la clientèle appartenant à chacun, il faut échanger des listes et c'est ce que ni Lewis ni de Boisduval ne se soucient de faire. Ils ne croient pas que ce soit leur rôle d'indiquer les consommateurs à M. Harley qui s'épargnerait ainsi l'école qu'on dût faire à leurs dépens et aux nôtres le représentant de Cory et le nôtre lui-même.
Il est certain qu'après un nouvel et coûteux essai, Wilson, Cory et vous-mêmes arriverez à conclure qu'il vaudrait mieux une entente entre les trois maisons (sans s'occuper des plus petites à terre) qu'une continuation de la lutte. Les exemples ne manquent pas sur place pour indiquer la voie.
Les distilleries se sont combinées, limitent leur production et vendent à des prix égaux.
Les quatre compagnies de gaz, M. Leroux me le disait hier, se sont entendus et vendent leur gaz le même prix, se contentant de chercher à produire chacune un meilleur gaz pour s'assurer des consommateurs.
Pourquoi la même chose ne se pourrait-elle pas faire pour le commerce du charbon ?
C'est absolument possible mais il faudrait beaucoup de bonne foi et c'est là-dessus qu'il est malheureusement difficile de compter.
J'e tâcherai de me munir de tous les éléments nécessaires pour vous renseigner complètement de vive voix mais ce que je ne pourrais vous transmettre c'est l'impression qu'on ne peut recueillir que par le contact et qui vous montrerait qu'il est très difficile aux gens les plus intelligents, les plus forts en affaire, de juger et décider à Londres ce que le représentant doit faire à Buenos Aires.
Vous l'aviez ainsi bien senti que dans l'agreement il est prévu que les "local agreement" se feront entre les "local représentatives".
Le malheur et que M. Harley nouveau dans les "inland business", outre qu'il ait voulu nous imposer la reconnaissance de la perte ou l'abandon de nos clients enlevés par la Carbonera n'ait pas voulu se rendre à l'opinion de la majorité de ses collègues concernant les prix à adopter.
Lorsqu'une minorité refuse de plier, il faut bien renoncer à toute idée d'arrangement.
Cependant, en attendant mieux, et avant que j'aie mieux pu vous expliquer la situation, comme Johns l'expliquera à Cory, j'essaierai de modérer la compétition et Lewis restera en contact et en bons termes avec M. Harley.
De Boisduval paraît très monté et cela ne m'étonnerait pas s'il faisait quelque vilain tour à M. Harley, car il disait tout à l'heure qu'il le ferait volontiers à l'occasion ("provided he said it was not too rascally"). Il n'hésiterait pas devant le fait mais seulement la quantité.
Amitiés en hâte de votre tout dévoué,
Paul Rouyer
P.-S. Je n'ai pas le temps d'écrire à mon fils ce courrier. Prière lui donner de mes nouvelles et le remonter un peu si nécessaire.