1893.12.22.De A. E. Monod - Worms Josse et Cie Marseille

NB : La copie image de ce document de très mauvaise qualité n'a pas été conservée.

22 décembre 1893
MM. Worms Josse & Cie
Paris

Chers Messieurs,
Excusez-moi si je néglige encore personnellement aujourd'hui la correspondance officielle mais, devant l'impossible, il faut s'incliner. Je ne vous dirai pas que je suis à bout de force, car ceci ne serait pas une considération suffisante et on peut toujours faire un effort de plus, de même qu'un pas de plus lorsqu'on est en marche. Mais, j'ai été tellement ahuri et bousculé depuis mon retour que le temps matériel me fait défaut pour suffire à tout. Sur pied depuis hier matin, où je suis parti pour Lyon, je n'ai pas encore eu un instant de répit, de repos, et ma matinée a été horriblement chargée. À la suite d'une longue entrevue avec Savon, j'étais encore au bureau après 1 heure, occupé à vous lancer une longue dépêche, dont copie incluse, lorsque j'y suis revenu à 2 heures pour vous téléphoner, impossible, la ligne étant en réparation. Je vous en ai informé par dépêche afin que vous puissiez me répondre encore ce soir par la même voie, en vue de la nouvelle entrevue que je dois avoir demain matin avec Savon, Watson et Auban. Les deux premiers sont comme moi, comme vous, navrés et très effrayés de l'intrusion sur nos terres de MM. Watts Ward & Cie, dont le premier coup porté est l'indice et la démonstration des dispositions dans lesquelles ils entament la lutte. Nos voisins sont d'avis de les combattre à outrance dès le début au prix de n'importe quel sacrifice et de tuer [...], si possible, le germe du mal. M. de Normann n'est pas à la hauteur, et, quelle que soit la puissance de la maison qu'il représente, il paraît difficile qu'il puisse tenir tête à une coalition bien menée et acharnée. Il a toutes les peines du monde à s'organiser. Il n'a qu'un emplacement de 5 m à quai, rogné à Brun et à Masson. Il ne peut pas songer à faire construire des mahonnes et je ne prévois par qu'il trouve à en louer plus de cinq ou six. Il n'a encore reçu qu'un bateau, l'["Astrion"], en cours de débarquement, composé de moitié gros, moitié menus, soit environ 1.000 tonnes de chaque. Je ne sais trop quand il pourra recevoir d'autre charbon. Il s'est assuré, il est vrai, les services, comme contremaître, d'un nommé Charles, qui, autrefois, du temps de M. Lapeyre, était à notre service et était au courant des charbons mais, qui, depuis le long temps qu'il a quitté la maison, a complètement perdu de vue ce métier spécial et qui, du reste, est assez mou de son naturel. Or, vous savez combien les bords de la P. & O. sont difficiles à contenter et combien ils étaient habitués, avec nous, à tout voir marcher sur des roulettes, combien ils nous étaient attachés et désiraient conserver leurs rapports avec nous. Il faudra qu'ils trouvent de bien grandes attractions auprès de leurs nouveaux fournisseurs pour ne pas se plaindre d'eux et pour ne pas essayer de leur rendre la tâche plus malaisée encore qu'elle ne pourrait l'être naturellement. Les efforts constants et divers que nous avons faits depuis dix ans pour nous concilier leurs sympathies ne seront sans doute pas en pure perte ! Quant à M. Estrine, il est désolé. C'est moi qui, avant-hier soir, lui ai appris la triste nouvelle et il n'en revenait pas, bien qu'en transmettant à Londres le prix de M. de Normann, qui lui a paru étonnamment bas, (il n'a pas voulu nous le divulguer mais on nous affirme, sur les dires de M. de Normann lui-même, que c'est 19), il ait eu comme un pressentiment. Il a cependant, en transmettant cette offre, eu soin (j'ai vu son copie de lettres) de déclarer qu'il ne connaissait absolument pas celui qui la faisait et ne répondait en aucune façon de son organisation et de ses moyens d'action.
M. de Normann s'est entendu avec [Ferminier ou Féminier] pour lui faire ses opérations. Je crois que sans lui, il lui serait impossible de s'en tirer de façon sortable et c'est ce qui a donné lieu à l'idée que je vous ai suggérée par ma longue dépêche. Or, entre lui (dont il connaît de longue date la façon de travailler) et nous, je ne crois pas que Ferminier puisse hésiter. S'il lui donnait la préférence, nous pourrions, soit en faisant construire des grues, soit en nous arrangeant avec Savon pour lui louer les siennes (il est prêt à tout pour combattre l'ennemi commun), nous passer de notre entrepreneur qui se verrait alors obligé de hausser considérablement ses prix, notre fort appoint lui faisant défaut.
Pour vous donner une idée des dispositions dans lesquelles se trouvent M. Savon, je vous dirai qu'il parlait ce matin de nous syndiquer contre Watts Ward & Cie (qui, s'ils s'implantent ici, seront la ruine de tous les marchands de charbon), et de nous autoriser à faire à la P. & O., pour la fin de la période d'essai qu'ils ont certainement dû imposer à Watts Ward & Cie, des prix plus bas que les leurs, s'engageant d'avance (et ils sont convaincus que Watson & Parker et Auban s'en mettraient aussi) à supporter en commun la perte résultant du contrat. Ils appelaient cela : faire une poule pour la défense de nos intérêts communs. Ce n'est pas en effet seulement pour la navigation mais encore pour l'industrie que notre existence même est en jeu, car de Normann ne reculera devant rien, et, s'il faut en juger par le contrat qu'ils ont passé avec les chemins de fer égyptiens, MM. Watts Ward & Cie sont dans les mêmes idées.
Tandis que je vous écrivais, m'est parvenue votre dépêche de 3 h 10, ainsi conçue :
« Croyons que pourrez rien empêcher et que nouveaux concurrents trouveraient toujours autres moyens. Cependant si jugez désirable, pouvez faire arrangement proposé avec entrepreneur mais seulement pour deux ans. Notre opinion concernant contrats et prix courants est que devons encore rien changer mais attendre autres agissements nouveaux concurrents. »
J'en prends bonne note et agirai en conséquence dans notre conférence de demain.
Il me paraît certain que si, comme cela semble avéré, Watts Ward & Cie traitent avec la P. & O. à 19/, il sera extrêmement difficile de faire marcher les autres armateurs, que Watts Ward & Cie considéreront comme avantageux tous les contrats qu'ils pourront faire avec eux au-dessus de 19/, que Watson & Parker, dont il faut toujours se méfier, ne résisteront pas à la tentation de les suivre. Enfin, nous attendrons et nous verrons ; ce qu'il y a de certain c'est que la situation est bien critique et l'avenir bien sombre.
Le temps ne manque pour vous développer le reste de la dépêche.
Je vous enverrai en temps et lieu la lettre annoncée par M. Piaton. C'est surtout de M. Pelton (qualité des deux derniers chargements "Arthur" et Glen Dockart) qu'il se plaint, ce en quoi il se rencontre avec presque tous les autres gaziers. Il prône beaucoup (cette opinion est également unanime) le Boldon et voudrait bien que notre livraison de janvier en fût composée. Serait-il impossible de nous monopoliser Boldon pour la France, comme Delpeaux a fait pour Wearmouth ?
Appliquant en imagination au Kottingham le prix énorme de 10/ que nous avons été obligés de payer pour une partie de l'[Austin ...iars], j'ai donné à entendre à M. Piaton que nous ne reculions devant rien pour remplir nos engagements, que le Kottingham laisserait environ 6.000 F de pertes mais qu'il nous était impossible d'aller au-delà et d'assumer les responsabilités qui réellement ne nous incombent pas.
Veuillez agréer, chers Messieurs, mes salutations les plus dévouées et distinguées.

A. Monod

Vous pouvez compter que nous nous arrangerons pour que les bords de Maurel & Prom n'aient plus à se plaindre de nos livraisons.
On m'apprend à l'instant que de Normann se vante en ville d'avoir les contrats de Hall et de Bibby. Cela ne pouvait pas manquer.

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