1978.02.06.De André Gaudaire.Marseille.A Francis Ley - Banque Worms.Paris.Original
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Monsieur Gaudaire Marseille, le 6 février 1978
83, bd du Redon Monsieur Francis Ley
La Rouvière E 8 c/o Banque Worms
13009 – Marseille 45, bd Haussmann 75009 - Paris
Cher Monsieur,
J'ai bien reçu à mon retour à Marseille, qui a été quelque peu différé par suite d'un déplacement à l'étranger, votre lettre du 5 janvier qui répondait à la mienne du 3 de ce même mois, relative aux quelques renseignements que je pourrais éventuellement fournir sur les activités des Services maritimes du Proche-Orient de Worms & Cie, pendant la période comprise entre 1947, date du Centenaire de notre Maison, et 1956, date de l'expulsion de tous les Français résidant en Égypte.
Si je prends comme point de départ 1947, la raison en est que dans l'intéressante brochure consacrée à ce Centenaire, l'historique y est parfaitement évoqué jusqu'à cette année. Historique qui, je pense, ne peut pas ne pas dépendre et se mêler intimement avec l'évolution commerciale et industrielle de notre Maison. 1947 est d'ailleurs l'année qui correspond à l'approche de l'abandon du charbon en tant qu'énergie des transports maritimes au profit du pétrole.
La baisse sans cesse croissante de l'utilisation du premier de ces combustibles, qui constituait une des principales ressources des succursales du canal de Suez, nous a amenés à essayer de remplacer cette source de profit par les activités suivantes :
1) Les agences et consignations maritimes
Elles nous ont permis d'atteindre le chiffre de 350 navires par mois, ce qui constituait plus du tiers du trafic total du Canal.
2) Agrandissement de nos ateliers (800 personnes)
destinés à répondre non seulement aux réparations résultant de cette activité, mais aussi :
a) A la fabrication de projecteurs flottants
Cette insubmersibilité réalisée par un de nos ingénieurs, permettait de hisser les appareils directement par treuils sur l'étrave des navires et de les larguer de même à l'autre extrémité du Canal, où ils étaient entreposés de la même manière, économisant ainsi toute dépense de transport.
b) A la création d'une section de réparations de radars
avec le concours du matériel de la Société Kelvin Hugues de Londres,
c) A l'entretien d'une flotte
de 12 vedettes, 6 remorqueurs dont un de haute mer, de 160 chalands et de 4 citernes destinées à l'alimentation en eau douce des navires, par la Ships Water Supply Cie exploitée en commun avec la Maison Stapledon.
d) A la réfection et au montage des engins des entreprises internationales de travaux publics
chargées de la percée d'un canal de dérivation de 12 km destiné à offrir aux navires une nouvelle possibilité de croisement. Ce canal devait être inauguré en grande pompe par le roi Farouk ; inauguration qui évidemment n'a pas eu lieu.
3) La manutention des marchandises environ 50.000 tonnes par mois.
4) L'acquisition en 1956 d'un navire côtier
pour le transport de matériel de forage de la Société Purfina de Bruxelles entre Port Tewfick et Abou Rudeiss, petit port côtier situé près de la nappe de pétrole découverte au Sinaï.
5) L'élargissement des possibilités d'entreposage
6) Le développement de nos départements transit et douane.
7) L'ouverture des bureaux de voyages à Port-Saïd, Suez, Le Caire.
8) La représentation de notre Maison au Liban et en Syrie
En 1950, apprenant que l'Irak Petroleum Cie se proposait de procéder à l'aménagement de terminaux pétroliers au large des ports de Sayda, de Tripoli (Liban) et de Banias (Syrie), nous avons pris immédiatement contact avec l'IPC et la Maison Henry Heald & C° de Beyrouth que nous connaissions de longue date et sommes convenus que moyennant un partage de commissions, cette dernière assurerait en notre nom la consignation des navires pétroliers qui désireraient utiliser nos services. Mais il était impossible de faire de même pour ce qui concerne le terminal de Banias, car déjà la Syrie n'acceptait plus que des sociétés étrangères opèrent sur son territoire.
Messieurs Henry Heald nous recommandèrent alors un ancien magistrat syrien de leur connaissance, Monsieur Georges Elias qui créa avec nous dans les mêmes conditions de rémunération la Société syrienne de consignations maritimes (SSCM). Il avait été d'autre part convenu avec ces deux sociétés que les bénéfices qui seraient retirés de ces collaborations seraient mis à la disposition des Services maritimes de Worms & Cie Paris. Ils n'ont été que très minimes, j'en ignore leur montant et comment notre siège social en a disposé.
9) La fondation en 1950 de la Société égyptienne maritime et commerciale (Semco)
Cette société à laquelle nous avons confié la plupart de nos activités portuaires avait en réalité pour but de se substituer à nos services dans le cas où, devant le nationalisme croissant auquel nous assistions dans les pays arabes, il deviendrait nécessaire d'abandonner notre nationalité. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit, mais bien malheureusement, d'abord par suite des destructions provoquées par la guerre, le trafic du Canal a été interrompu jusqu'en juillet 1957, ensuite nos collaborateurs grecs et égyptiens qui assuraient la gestion de cette société n'ont pas joué le jeu, enfin en 1965 le gouvernement égyptien a décidé la nationalisation de toutes les agences maritimes qu'elles soient étrangères ou égyptiennes.
Au moment de mon départ de Port-Saïd, notre trésorerie qui, depuis l'intervention militaire franco-britannique était bloquée, s'élevait pour autant que je puisse l'estimer, à livres égyptiennes 600.000, soit au taux en vigueur à l'époque de F 1.000 AF, à 600.000.000 anciens francs. Somme à laquelle, il y avait lieu d'ajouter un fonds de roulement constant d'une moyenne de 900.000.000 d'anciens francs constitué d'une part, par le montant des droits de Canal que Messieurs Burness à Londres (banquiers : la Westminster Bank) et nous-mêmes à Port-Saïd recevions des armateurs et que nous ne reversions à la Compagnie du Canal que 7 à 10 jours après, et d'autre part, par le remboursement également différé par Burness, auxquels ils étaient payés, de nos comptes d'escale.
C'est d'ailleurs ce fonds de roulement qui à mon avis lorsqu'il a été tari, a été un des principaux éléments de la faillite de nos représentants en Angleterre.
Les immobilisations et stocks étaient d'environ 210.000.000 d'anciens francs. Nous avions auparavant transféré à Worms & Cie, par l'intermédiaire des Burness, en 1947, 200.000 livres égyptiennes, en 1954, 41.000 livres égyptiennes et entamé en juillet 1956 des formalités pour en effectuer de nouveaux, mais la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez a amené le ministre des Finances égyptien à opposer une fin de non-recevoir à notre demande.
Ainsi la tragédie des pays du Proche-Orient aura en Égypte anéanti la grande œuvre qui depuis 1871, suivant les géniales directives de Messieurs Worms et de leurs associés, plusieurs générations d'hommes s'étaient efforcées de maintenir et d'accroître. Il faut cependant espérer que le prestige ainsi acquis pendant plus d'un siècle dans cette région, auprès des hommes d'affaires et notamment des armateurs, aura permis à notre Maison de développer plus facilement ailleurs, d'autres de ses objectifs.
Dans cette lettre, j'ai récapitulé succinctement ce que nous avons essayé de faire pour nous maintenir à flot dans la tempête qui secoue encore Israël et les pays arabes.
Nous avions d'autres projets auxquels notre banque aurait pu s'intéresser car j'entends encore la voix de Monsieur Jacques Barnaud me dire à Port-Saïd : « Je regrette que les grandes possibilités financières qu'offrait votre organisation à nos Services bancaires, n'aient pas été exploitées ». De son côté, Monsieur Robert Labbé, après avoir visité avec moi, les premiers forages effectués dans le Sinaï, m'avait donné son accord pour que soient posées les premières bases d'une société industrielle avec le concours de personnalités égyptiennes, françaises et étrangères, ce qui avait été fait, mais il est inutile d'évoquer des projets devenus maintenant irréalisables à moins d'un changement complet dans la région considérée.
Je crois que cette lettre qui n'est en définitive qu'un rapide aperçu des activités de nos services d'Égypte, ne vous apporte pas les éléments que Monsieur Clive Worms et vous-même désirez. Elle ne contient en effet aucun renseignement historique ou documents et copies de cet ordre.
Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement, étant donné que j'ai dû quitter en hâte Port-Saïd en fin décembre 1956 en n'emportant que le strict nécessaire.
Cependant, peut-être, vous intéressera-t-il de savoir qu'il existait dans nos bureaux de Port-Saïd, une coupe en argent qui d'après mon prédécesseur Monsieur S.C Acfield dont le nom est mentionné à la page 14 du discours qu'a prononcé Monsieur Hypolite Worms à l'occasion du Centenaire de sa Maison, aurait été offerte au début du siècle par le Mikado pour marquer sa reconnaissance pour la célérité que nous avions apportée au chargement du charbon sur les navires, qui grâce à la rapidité de ces opérations, étaient parvenus à temps pour participer à la victoire de la flotte japonaise sur la flotte russe en 1904 à Tsushuma.
De fait, nous avons représenté la grande compagnie de navigation japonaise NYK depuis 1896.
Cette histoire avait été rapportée à Monsieur Acfield également par son prédécesseur Monsieur Pierre Grédy, tous deux décédés.
Il est possible, quoique j'en doute fort, que cette coupe existe toujours dans nos anciens locaux, mais peut-être, pourrions-nous le demander à Monsieur Louis Girard qui a été désigné par la direction des Services maritimes de Worms à Paris, pour s'occuper à Port-Saïd de la surveillance des navires des armateurs qui nous le demandent (shipowners agents).
De même, nous possédions un magnifique album illustré par des photographies accompagnées des curriculum vitae de toutes les personnes qui avaient contribué au développement de notre Maison en Égypte depuis qu'elle s'y est installée et que nous feuilletions avec le plus grand respect. Mais je suppose qu'un exemplaire doit exister dans les archives du boulevard Haussmann et qu'il vous sera peut-être possible de le retrouver.
Je crois devoir vous signaler également que toute la lignée de ces personnes jusqu'à moi-même, étions par tradition appelés aux fonctions honorifiques de consul de Belgique et des Pays-Bas.
En ce qui me concerne, je ne possède que les correspondances et rapports que j'ai adressés au siège social pendant les tragiques événements de Suez de 1956.
En terminant, il est inutile, je crois de vous faire savoir que je reste à l'entière disposition de Monsieur Clive Worms et de vous-même, pour me rendre à Paris, s'il était estimé que la relation de vive voix de mes souvenirs d'Égypte pouvait vous être utile.
Dans ce cas, faites-moi savoir la date qui conviendrait, compte tenu de ce que je serai en Suisse du 20 février au 11 mars 1978, et que j'estime devoir être à Marseille pour accomplir mon devoir d'électeur les 12 et 19 de ce mois.
En espérant avoir l'occasion de faire votre connaissance, je vous adresse, cher Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.
A. Gaudaire
PS [manuscrit] : J'ajoute que je possède aussi quelques photos d'événements locaux tels que réceptions de personnalités et défilés, que, le cas échéant, bien qu'elles ne me semblent pas présenter un grand intérêt, je tiens évidemment à votre disposition.
Monsieur André Gaudaire
Né le 15 février 1908.
- Entré dans la Maison en 1946 comme sous-directeur à Port-Saïd.
- 1949 nommé directeur à Port-Saïd
- 1952 nommé directeur général adjoint à Port-Saïd
- 1956 nommé directeur général (Port-Saïd)
- 1 janvier 1958 repris au siège social - Services maritimes - comme directeur
- 1 janvier 1961 Directeur des services consignations (DGSM-Paris)
- 1 juin 1968 Conseiller chargé de la prospection à l'étranger
- 1 avril 1973 Retraité.