1961.08.16.De direction affaires economiques et du materiel naval.A Baudelaire.ACSM
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16 août 1961
Mon cher Baudelaire,
J’espérais vous voir jeudi dernier à l’occasion du lancement du "Ville du Havre" au Trait ; je vous aurais parlé à loisir de votre question, déjà bien ancienne, relativement à la politique de concentration des chantiers navals amorcée - mais pas tellement menée - par le gouvernement.
Cette politique tend à adapter l'offre des chantiers français à la demande « solvable ». Or, si un équilibre a pu être assez facilement réalisé chez nous de la Libération à 1957, la "crise maritime - aujourd'hui vieille de 4 ans et qui menace de se prolonger tout spécialement pour ce qui concerne la France[1] (*) — conduit à une situation d'une gravité que peu de gens peuvent - ou veulent - mesurer. En face d'une production qui peut s'élever à 700.000 tonneaux par an (711.000 vient d'annoncer la Chambre syndicale patronale comme production 1961), il n'y a plus guère que 175.000 tonneaux à livrer pour l'armement français dans chacune des prochaines années. Pour produire davantage, en construisant pour l’exportation, il faut vendre à 30% au-dessous du prix de revient, ce qui indique nécessairement des limites dans l'effort (budgétaire pour les subventions d’Etat – financière pour les pertes volontaires des entreprises) aussi bien que dans la détermination de ne pas céder aux attaques de l'étranger[2]
Bref, en face 700.000 tonneaux d’offre, on a environ 450.000 tonneaux de demande « solvable » ; c’est-à-dire que la construction doit être concentrée sur un petit nombre de Chantiers, en principe sur ceux qui sont les mieux placés pour tenir tête aux grands concurrents mondiaux (Penhoët en tête naturellement).
Curieusement, en France, la Construction navale s’est depuis longtemps séparée de la réparation - ce qui n’est pas du tout le cas des grands Chantiers hollandais ou allemands par exemple. Il en résulte qu’aucun des Chantiers les plus concurrentiels en construction navale ne se trouve exercer en France une activité notable de réparation. Et, à l’inverse, aucun chantier réparateur n’exerce une activité de construction neuve de nature à lui donner une chance de se mesurer avec la concurrence mondiale (puisqu'encore une fois l’essentiel de la production française doit désormais se faire en battant la concurrence mondiale).
Le cas qui voué Intéresse de Grand-Quevilly est d’ailleurs le seul où s’allie dans une certaine mesure, la construction neuve et la réparation. Mais lorsque fut envisagée (1959) puis prise (1960) la décision de ne plus subventionner Grand-Quevilly pour les constructions neuves de grands navires, ce Chantier apparaissait comme incapable aussi bien de prendre des commandes de grands navires que des commandes importantes de réparations. Je cherche presqu'en vain la trace de travaux de réparations de réelle importance effectués jusqu’alors par ce Chantier, notamment pour l’exportation. Il apparaît au contraire que c’est à partir du moment où nous avons incité ce Chantier à porter ses efforts sur les réparations qu’il s’est enfin lancé dans des travaux dont le volume a pu prendre de l’ampleur ("Ville de Bordeaux" - "La Coubre" - et surtout les 2 transformations de pétroliers américains). La situation que vous connaissez depuis votre arrivée à Rouen est donc en somme assez nouvelle et le petit rappel historique qui précède vous expliquera comment la décision même de ne plus construire de grands navires à Grand-Quevilly a pu mener ce chantier à satisfaire un des objectifs de votre propre politique, à savoir accroître l'importance du centre de réparations navales de Rouen.
Au demeurant, même dans des grands Chantiers hollandais et allemands, constructions neuves et réparations sont pratiquement des « entreprises » séparées - aussi séparées que le sont les activités de Provence-Marseille (réparations) et de Provence-Port de Bouc (constructions neuves) ou de Terrin-Marseille (réparations) et Terrin-La Ciotat (constructions neuves). Il n'est en effet plus possible actuellement de construire ou de réparer aux prix internationaux avec des équipes conçues pour aller d’une activité à l’autre selon l’urgence du besoin. À défaut d'activité réellement continue en réparations (cas de Marseille par exemple), il est certes bon d’avoir un volant de petites constructions neuves, dont le prix n'est pas nécessairement à aligner sur les prix japonais ou suédois (cas des caboteurs, remorqueurs, barges, éventuellement navires de pêche).
C'est précisément ce que nous avons conseillé de faire à Grand-Quevllly, et je constate que c'est vers quoi ce chantier s'oriente enfin. Mais n'est-il pas trop tard ? L'ancienne direction générale n'a-t-elle pas tout compromis en ne croyant pas à la crise ? Ceci est une autre histoire dont nous aurons cette fois sûrement le temps de parler plus à loisir.
[1] Seule la France connaît le problème du rapprochement de ses sources de pétrole et l'évanouissement de ses traditionnelles relations impériales. Plus que partout ailleurs les chantiers français connaissent le problème du déclin des paquebots et des navires de guerre.
[2] Jadis, il y avait du travail pour tous et l’étranger ne prenait pas ombrage des subventions françaises. Aujourd'hui les chantiers du monde entier subissent la crise et toute commande prise en France grâce à une subvention d'Etat suscite des protestations de ceux qui, à l'étranger convoitaient cette commande.