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Giens, ce 8 octobre 1950
A Monsieur Michel Leroy, directeur adjoint,
Maison Worms & Cie, 46, bd Haussmann
Paris IX

Cher Monsieur,
Monsieur Albahary vient de nous remettre, il y a une quinzaine environ :
- l'ouvrage sur le Centenaire 1848-1948
- les discours prononcés à l'occasion du Centenaire.
Avec Madame Carré-Richard, nous avons été très touchés de cette délicate attention, à l'égard des anciens établissements Carré-Richard, également centenaires.
Ce geste spontané va nous permettre de vous soumettre les quelques réflexions qui suivent, que, sans cet événement, nous n'eussions eu l'occasion d'énoncer, avec autant d'à propos, de conviction et de sincérité.
C'est après l'avoir lu et relu "Ouvrage et Discours" que nous avons mieux compris la signification de cette opportune cérémonie. Nous avons compris aussi les enseignements que quelques esprits supérieurs pourraient y puiser, qui leur permettraient de disserter sur la conception d'une telle oeuvre, sa réalisation, sa consolidation, son extension enfin, dans les domaines si divers de la vie politique, économique et sociale d'un grand peuple.
Rassurez-vous ce n'est pas là l'exorde de notre lettre... De cette double lecture, il est demeuré en notre esprit, d'une façon plus simple et plus inattendue, comme une sensation d'indicible euphorie, qu'y aurait produite - par exemple - la vue d'un film sur la Maison Worms, réalisé pour faciliter une juste compréhension, sur son passé, son présent, et par anticipation son avenir.
Un vrai conte de fées...
La Maison a voulu conserver, avec raison, à son organisation, "un caractère de grande famille".
Elle y a réussi.
Cette tactique a permis à une bienfaisante émulation de s'établir parmi les divers éléments qui la composent.
Une notion exceptionnelle du devoir en équipe est venue s'y ajouter, qui a été une des causes déterminantes - parmi quelques autres - de résultats magnifiques, au regard de ce qui se passe à côté...
Cette notion du devoir paraît en effet surprenante, mais il est hors de doute que cet état de fait est dû, pour une large part, à ces hommes d'élite dont elle a su si adroitement s'entourer, en conservant toujours à son organisation "ce caractère familial".
Cette particularité a permis à l'un d'eux, parmi les plus précieux, d'affirmer avec pertinence "toute sa joie" et sa fierté d'appartenir à une Maison qui semble avoir le secret de l'éternelle jeunesse.
Ceci dit, nous espérons que vous jetterez un coup d'œil indulgent sur ce qui va suivre, si vous voulez bien vous rappeler le souvenir de ce pauvre Carré, retiré au "Clair de Lune", dans son Ermitage de la Presqu'île, asile de doux repos, si propice à l'étude, à la méditation ; cet asile aux horizons lointains, vers qui va se perdre, bien souvent, la pensée errante, dans les plus subtiles rêveries...
C'est là, en vérité, que nous venons de découvrir la Maison Worms, sous son véritable aspect, que nous étions très loin d'avoir soupçonné. C'est là aussi, qu'au-dessus de l'œuvre, maintenant lumineuse, plus compréhensible, nous nous félicitons d'avoir fait la connaissance de la très haute personnalité d'un Hypolite Worms.
Non content de l'avoir conçue, cette oeuvre, il a eu le mérite d'élever une affaire, en quelque sorte d'ordre privé, au rang des plus grandes entreprises mondiales.
Une entreprise qui a su s'imposer et dont "on parle dans le monde entier".
Nul ne disconviendra, sans doute, qu'on n'ait eu à admirer en lui de grandes qualités, mais nous remarquons que le peu de gloire qu'on lui ait reconnue, en son temps, se trouve largement compensé aujourd'hui, par la gratitude qu'on lui manifeste.
Cela nous amène tout naturellement à ajouter qu'il n'est pas défendu, dans de telles conditions, de songer aux surprises que la Maison Worms et Cie réservera dans un avenir prochain à ses actionnaires peut-être, à ses contempteurs, pour sûr, s'il en reste encore...
Ajoutons aussi qu'elle est en droit d'escompter, pour cet avenir, le concours, quelque petit soit-il, de certaines affaires parallèles, d'ordre encore secondaire, auxquelles la Maison s'intéresse pour l'instant, et qui rejoindront la "grande famille" dès qu'elles auront su diversifier leurs initiatives, avec réussite.
C'est pour cela, qu'en présence de ces réconfortantes constatations, nous croyions, de bonne foi, que le représentant de la IIIème génération serait habilité, arrivé au terme de sa mission, à laisser inscrire au frontispice de l'édifice, ces quelques mots, qui nous reviennent en mémoire, empruntés à un illustre poète de l'Antiquité, qui au crépuscule de sa vie "osa" ajouter à son oeuvre, en la léguant à son empereur :
"Monumentum exegi, aere perennius".
La justification de cette initiative se présente tout naturellement à l'esprit, après les assauts répétés de deux guerres mondiales.
Mais, à la réflexion, nous pensons qu'il n'en sera rien.
Parce que le caractère de "grande .famille" subsistera, parce que la voix, la grande voix de l'"Aïeul", qui continue à se faire entendre, se transformera en un spectre de l'"Ancêtre", lequel ne cessera de hanter l'esprit de ses successeurs, pour maintenir en eux cette sentence cligne des plus grands hommes de l'Antiquité, à savoir que "leur oeuvre est encore et sera toujours inachevée".
Chacun devra donc se contenter, à jamais, de remplir tout simplement son devoir, et l'entreprise continuera sa marche en avant, sans se laisser arrêter par aucune autre considération, afin que "l'avenir reste toujours digne du passé"...
Sans nous perdre dans l'infini nous pouvons toutefois prévoir, que dans dix ou vingt lustres, une nouvelle cérémonie commémorative, telle que celle qui vient d'avoir lieu, consacrera une nouvelle étape. Elle aura encore ce grand avantage, d'unir en une seule pensée : chef et collaborateurs.
Qui pourrait nier les avantages que peuvent occasionner de telles rencontres ?
Que si un très grand écrivain et savant exégète a cru devoir achever l'une de ces oeuvres les plus célèbres, par cette phrase prophétique :
"Que nous réserve l'avenir ? Une grande originalité naîtra-t-elle ou le monde continuera-t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les hardis créateurs des vieux âges ?"
C'est que le doute demeurait en lui.
Fort heureusement, Hypolite Worms, son contemporain, ne s'est pas laissé enfermer dans les limites de ces deux propositions d'E. Renan. Laissant de côté toute hésitation - tel un précurseur - il a conclu hardiment et avec raison, que "cette originalité tant attendue" était virtuellement née, pour qui était en mesure de l'adapter aux voies ouvertes par les créateurs des vieux âges. Les conquêtes de la science lui avaient donc déjà fait prévoir une "Ére nouvelle" qui semble en effet, mieux se préciser aux heures que nous vivons.
Il consacra donc toute sa vie à la réalisation de l'œuvre qu'il avait entreprise, avec tant de bonheur.
Quelle leçon pour les hommes d'à présent ? Quels espoirs pour l'avenir ?
Je m'excuse de vous avoir livré toutes ces réflexions, longues et hardies, qui n'ont d'ailleurs à mes yeux, d'autre valeur que celle que vous voudrez bien leur accorder.
Au dernier stade de la vie, ce pauvre Carré semble écrire pour lui-même, grisé par l'exaltation de sa pensée. C'est qu'en cela, comme en toute chose, il continue à pratiquer un véritable culte pour tout ce qui est grandiose, pour tout ce qui travaille en vue de la grandeur de la France et de l'Humanité.
Veuillez, Cher Monsieur, faire agréer par Madame Leroy, mes bien respectueux hommages, et croire à l'expression de mes sentiments les plus distingués.

Clarremen (?)
Administrateur Compagnie charbonnière de Provence
Président du CA des Établissements Carré-Richard