1945.08.31.Du Capitaine René Vignole.Témoignage sur la Flotte Worms

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Capitaine René Vignole
Sur le "Château-Latour" du 13 décembre 1944 au 31 août 1945

C’est le 13 décembre 1944 que j’ai embarqué sur le "Château-Latour". Ce navire avait aménagé en août 1943 en transport de mulets pour l’armée américaine et, comme tel, il a participé au débarquement du sud de la France en août 1944. De suite, je trouve une table comme je n’en avais pas vue depuis des années, avec pain blanc fait à bord.
Le 14 décembre 1944, départ pour Ajaccio, par beau temps. Dans ce port, quelques épaves rappellent seulement les bombardements allemands lors de la libération de la Corse ; cette île est démunie de tout et la pauvreté que j’avais constatée lors de mon voyage en août, septembre 1944 est largement dépassée : pas un seul morceau d’étoffe (ou offre 30.000 francs pour un complet), pas de chaussures (les enfants vont nu-pieds) ; dans les cafés, faute de verres, on boit dans les fonds de bouteilles etc… La monnaie du « continent » (les Corses ne disent jamais la France) a disparu et est remplacée par la monnaie Corse, sans valeur.
On charge des mulets et des armes, on embarque des passagers dont 2 espions de commandos allemands condamnés à mort ; retour en convoi à Marseille le 23 décembre 1944 ; le lendemain, notre bateau est remis aux mains françaises, mais brusquement, dans la nuit de Noël, les Américains reprennent le navire (conséquence de l’avance allemande dans les Ardennes) et donnent l’ordre d’appareiller immédiatement pour Oran. Tempête tout le long de la traversée, allongée de façon à passer loin des côtes d’Espagne et des Baléares. Arrivons à Oran le 31 décembre 1944. La situation militaire se détend et les Américains ne savent que faire du "Château-Latour".
Oran est la « plate-forme » de leurs convois ; tous les jours arrivent des dizaines de liberty ships d’Amérique qui déchargent leurs cargaisons aussitôt réembarquées sur d’autres navires à destination des côtes de la Méditerranée, tout cela avec une précision d’horloge. Oran est affamé, comme toute l’Afrique du Nord ; le pain noir et peu appétissant ; les prix des rares denrées ou objets que l’on peut encore trouver sont hors d’imagination ; naturellement la monnaie là aussi a changé ! Très mauvais temps durant tout notre séjour en Oranie ; recrudescence de faits de guerre ; des bateaux sont coulés devant Oran même.
Appareillons seulement le 30 janvier 1945 pour Cagliari, capitale de la Sardaigne ; c’est mon premier contact avec l’Italie et je ne pensais pas alors, pas plus que personne à bord, que cela allait durer plusieurs mois ; nous touchons de la monnaie italienne d’occupation (1 franc = 2 livres) ; il n’y a rien à acheter, mais le ravitaillement est satisfaisant Cagliari a été très éprouvé par les bombardements ; nous y prenons un chargement de toutes sortes d’animaux, dans un triste état, pour le compte d’Italiens.
Appareillons pour la rade de Naples d’abord où les Américains nous donnent 3 mois de vivres en conserves (tous les produits de la création) : il faut une journée et tout l’équipage pour charger ! Mauvais temps et atmosphère de brume ; le Vésuve est embarbouillé. Une anglaise, officier de la Royal Navy veut nous donner l’ordre de partir pour Civitavecchia ; port terriblement bouleversé jonché d’épaves et de quais ou autres ouvrages effondrés ; on décharge nos animaux ; des habitants viennent chercher les bêtes crevées durant la traversée pour manger un peu de viande. Civitavecchia est un ancien port des États de l’Église ; on y trouve de vieux marins pensionnés du gouvernement français, en tant que fils de marins qui naviguaient sous pavillon avant 1870.
Nous repartons pour Naples où nous réussissons à entrer dans le port, fort démantelé aussi, mais moins que Marseille. Le 19 février 1945, nous passons aux mains des Anglais (British Ministry of War Transport). Beaucoup de Français à Naples ; nous charbonnons à couple d’un PLM. Un dimanche, je vais, avec quelques autres officiers, à la messe d’abord à la cathédrale « la Duonio », superbe monument renaissance, puis par le train électrique à Pompéï ; visite de la basilique moderne dominicaine (toute cette région est imprégnée de Saint Thomas d’Aquin) ; puis longs parcours à travers les ruines : il est dommage que les professeurs de latin ne soient pas astreints à faire cette excursion, cela éclairerait beaucoup les commentaires de leurs textes.
Nous appareillons pour Alexandrie, en passant par le détroit de Messine (donc entre Charybde et Scylla). Alexandrie, encombré de bâtiments de guerre anglais, est une grande ville éprouvée par les hostilités (les Égyptiens viennent seulement d’entrer en guerre, sous la pression des Anglais ; mais cela leur plaît si peu qu’ils assassinent aussitôt leur premier ministre). La destinée du "Château-Latour" est inconnue ; chacun croît que l’on va revenir en France et tout le monde veut profiter de l’abondance et du choix des boutiques. Aussi est-ce la ruée vers la terre (nous sommes mouillés en rade ; on va à terre au moyen de felouques habilement manœuvrées par des indigènes) ; on entre au premier bazar venu où l’on dépense toutes les livres égyptiennes accordées comme avances. Nous assistons en rade au passage du roi Farouk que les Anglais promènent de cuirassés en porte-avions, sans doute pour l’impressionner… Il y a à peine quelques heures que nous sommes là que l’on nous expédie à Port-Saïd où, à peine mouillé, des jaugeurs viennent jauger notre bateau, ce qui nous fait croire que l’on va passer le canal et aller plus au sud. Mais, après bien des vicissitudes, on reste là ; on démonte nos « boxes » à mulets pour les remplacer par des « parcs à moutons ». L’équipage continue d’acheter sans arrêt, mais déjà avec plus de calme et méthodes. Nous sommes harcelés de questions par tous les Français de là-bas, particulièrement par ceux de chez nous, qui a, à Port-Saïd, comme à Alexandrie, une grosse succursale ; ils ne comprennent rien aux restrictions, on leur montre les tissus style 1944, les chaussons avec semelles en « synderme », nos cartes d’alimentation ; ils rient aux éclats en essayant de se laver les mains avec des savonnettes « sans ticket ». En retour, reçus chez eux, ils nous offrent du chocolat « sans ticket » aussi, mais pas dans le même sens ! La colonie d’Égypte est prospère tout comme le français y est encore en honneur dans ce pays, mais la montée égyptienne est sensible, tenace et tend à l’éviction de tous les Européens, même du canal. Je profite, avec quatre de mes collègues de ce que le bateau doit dératiser pendant trois jours, pour aller au Caire, en auto ; très belle randonnée ; capitale magnifique où, malheureusement nous sommes limités par le temps, nous allons aux pyramides de Cohezeh où nous explorons la plus grande et, à dos de chameaux, poussons jusqu’au Sphinx et son palais ; nous visitons la mosquée de Mohamed Ali, extraordinaire et grandiose monument, penché au-dessus du Caire sur lequel la vue est unique, vu aussi le musée égyptien (mais il faudrait des semaines pour le découvrir). Au retour, arrêt à Ismaïlia et déjeuner chez un pilote du canal, ancien officier de Worms.
De Port-Saïd, départ sur Benghazi : nous embarquons une équipe d’Hindous de pure race, qui vont servir de convoyeurs pour bestiaux. Benghazi va ainsi nous voir 9 fois (26 mars 1945 au 9 août 1945) ; à chaque escale, nous y prendrons 500 moutons ou chèvres pour le ravitaillement de l’armée. Benghazi était la capitale de la Lybie italienne ; les Italiens en avaient fait un port important et une très coquette cité ; le flux et le reflux des armées adverses de 1940 à 1943 ont accumulé ruines sur ruines ; le port est presque inutilisable et on y entre rarement (nous avons été bloqués un fois 4 jours de suite, le gros temps nous empêchant de sortir par suite du danger des épaves et la ville n’est qu’un amoncellement de débris. De Benghazi, nous portions notre chargement à Ancône d’abord, limite du front jusque fin avril, puis à Trieste à partir du 12 juin 1945 ; nous avons été le premier navire de commerce à entrer dans ce port le jour même de son évacuation par les Yougoslaves. Jusqu’en mai, c’est en convoi que l’on montait à Ancône, avec escales à Augusta, (grand plan d’eau près de Syracuse au pied de l’Etna), Brindisi, Bari, Barletta. J’ai très bien vu à diverses reprises Loutte et sa basilique, près d’Ancône. Ce dernier port également fort endommagé. Trieste, moins démoli, ville très commerçante et active, italienne (quoiqu’en prétendent les Yougoslaves), mais fort différente des autres villes d’Italie. En général, beau temps, mais beaucoup de vent ; grosses chaleurs à partir de juin, devenant intenables en juillet, surtout à Brindisi, où on charbonnait. Nous avons assisté à la reddition de navires allemands en Adriatique à la suite de la capitulation en Italie du Nord. L’armistice du 8 mai est passée pour nous inaperçue, nous étions en mer et avons par TSF, reçu l’ordre de cesser le feu ; rien d’ailleurs ne fut changé dans notre navigation par la cessation des hostilités, le danger des mines innombrables restait entier ; il l’était d’autant plus pour nous dans le trop étroit chenal drague qui reliait encore à Trieste ; mais les mines sont restées le seul danger militaire que nous ayons jamais rencontré ; les sous-marins et les avions nous ont laissé tranquilles, bien qu’ils aient conservé leur activité jusqu’au 8 mai.
Sur un bateau trop petit pour de si longs voyages, « brûlant » (il y a vraiment un changement de climat entre les traversées Havre-Hambourg et celles Benghazi-Trieste), avec un équipage restreint et souvent las (certains hommes n’étaient pas retournés chez eux depuis 1939), ce dont nous avons le plus souffert est l’isolement dans lequel nous nous sommes trouvés, loin de la France, nous n’avons pas vu une autorité française du 21 mars au 20 août ; nous n’avions affaire qu’aux Anglais et Italiens ; les premiers « Korrects », sans plus ; les autres, plus affables, nous ont plutôt favorisé, grâce à eux, on a pu compléter nos achats pour remonter nos garde-robes. La vie à bord était assez monotone ; nous avons « mangé » beaucoup de mer (on a totalisé une moyenne de 16h par jour de mer du 21 mars au 31 août, plus 4h en rade foraine) ; les chargements et déchargements se faisaient rapidement, en 2 ou 3 heures, et il fallait user d’astuce pour obtenir des Anglais de nous laisser une ou deux heures de plus le long d’un quai. Quand le bord n’était pas consigné, pour un « yes » ou pour un « no », ceux qui n’étaient pas de service à bord se précipitaient à terre pour voir un peu ce qui s’y passait ; c’est ainsi que nous avons pu constater que cela allait assez bien dans cette Italie qu’on nous a trop souvent décrite comme un pays de misère ; les boutiques sont pleines et laissent les Français bien rêveurs ! Il est vrai que les prix sont excessifs et empêchent bien des achats, surtout pour les Italiens dont les salaires sont fort bas ; nos distractions étaient bien réduites, bien que les Anglais nous aient ouvert les portes de leurs « NAAFI » (Naval, Army, Air, Forces, Institute) ; on pouvait y boire un peu de thé et voir quelques films sans grandes qualités. Le courrier nous arrivait assez régulièrement par paquets ; mais toutes les lettres étaient censurées et jusqu’au bout, nous n’avons jamais été autorisés à dire ce que nous faisions. La place de la France, dans les journaux anglais ou italiens, était fort réduite et la mauvaise qualité de la radio française faisait que l’on ne l’entendait guère ; à partir de mai, nous nous sommes fait expédier des journaux par nos familles, ce qui nous a permis de reprendre contact avec la vie en France. Malgré la somme de travail que nous avons fourni pour la « cause alliée », l’impression du rendement final de tant d’efforts est plutôt médiocre ; le "Château-Latour", vapeur de 2.500 tonnes de poids en lourd, aurait transporté en temps de paix pendant 8 jours, environ 50.000 tonnes de marchandises, alors que nous en avons porté même pas 500 ! Funeste conséquence de l’économie de guerre ! Et en France, on manque de tonnage… C’est le 9 août que nous sommes partis d’Ancône pour Torente où nous avons charbonné dans « Mar Piccolo » et où on nous a démagnétisés. Nous avons repassé le détroit de Messine, revu le Stromboli en pleine nuit, crachant ses flammes, et mouillé à nouveau en rade de Naples. Là, les Anglais nous ont rendu aux Américains (War Shipping Administration) qui nous ont enlevé nos parcs à moutons et remis des boxes à chevaux. C’est à Naples que nous avons appris la fin de la guerre avec le Japon ; aussitôt, les Américains ont « mis bas les marteaux » et se sont relâchés En parents pauvres, nous tanguions sur notre chaîne dans cette rade de Naples, en attendant de savoir ec que l’on allait devenir. J’ai profité de ce répit pour visiter le très beau musée de Naples et contempler du haut du « Belvédère » la célèbre baie, à mon avis d’ailleurs, moins belle que celle de Rio de Janeiro. Naples est une ville active où le fascisme a laissé quelques traces d’urbanisme ultramoderne (comme dans toute l’Italie d’ailleurs). Un beau jour, les Américains nous expédient sur Civitavecchia où nous chargeons 150 chevaux français, des troupes et des passagers (dont un ambassadeur) ; on se sent déjà en France ; cette impression s’accroît quand nous passons (avec de la brume, annonciatrice du froid que nous n’avons pas eu depuis de longs mois) les bouches de Bonifacio.
Le lendemain 31 août 1945, le mistral nous accueille à Marseille que nous avons quittée 8 mois et 6 jours plus tôt ; « la santé » est la première à nous accueillir pour nous « blanchir » contre la maladie n°2 (typhus), puis la douane qui a repris ses habitudes… Nous sommes en France.
 

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