1945.01.03.De Jean Nelson-Pautier.Note sur la Compagnie sétoise de produits chimiques
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NB : Ce document est classé dans le dossier sur la Société tunisienne des hyperphosphates Réno et la Compagnie sétoise, en date du 4 janvier 1945. S'y reporter pour consulter le PDF.
Note déposée par M. Nelson-Pautier
Les statuts de la Compagnie sétoise de produits chimiques ont été déposés le 22 janvier 1919 en l'étude de Me Couturier, notaire à Paris. Elle a pour objet l'industrie et le commerce de tous produits chimiques et en général toutes les opérations industrielles, commerciales, financières, minières, immobilières et autres.
En 1927, la société a été déclarée en faillite. Un concordat est intervenu en septembre 1936, comportant un règlement du passif à 50 pour cent, payable en cinq ans.
La société avait pris la suite des Établissements Schneider sur une concession à charge d'endigage, sise sur les bords de l'étang de Thau, et avait érigé une petite usine qui avait d'ailleurs travaillé à perte jusqu'au moment de la faillite de 1927.
Des plans pour l'édification d'une usine plus importante avaient été mis sur pied et les travaux commencés, mais rien n'était achevé au mois de janvier 1940, quand Messieurs Worms & Cie se sont intéressés à l'affaire.
Capital
A l'origine, la société était au capital de 1.000.000 de francs, divisé en 10.000 actions de 100 francs. Ces actions ont été entièrement libérées au cours de 1919.
Le 24 mai 1921, le capital fut augmenté de un à cinq millions de francs par l'émission de 40.000 actions de 100 francs, plus une prime d'émission de F 12,50 par action. Ces actions ont été libérées d'un quart, et le solde, bien qu'appelé à maintes reprises, n'était pas encore libéré lors de l'acquisition de la majorité par Messieurs Worms & Cie, en janvier 1940.
En janvier 1940, la situation de la société était désespérée. Poursuivi par le fisc et par divers créanciers, Monsieur van Cabeke, qui possédait alors à peu près la totalité des actions en dehors de 4 à 5.000 placées dans le public, fit un accord avec la Société tunisienne des hyperphosphates Réno, par lequel il rétrocédait à cette société 25.100 actions, soit la majorité. Ces actions furent ensuite rétrocédées à Messieurs Worms & Cie en décembre 1940.
L'accord de janvier 1940 prévoyait en dehors des clauses financières que Monsieur van Cabeke serait nommé, pour une durée de dix ans, directeur général de la Compagnie aux appointements de 120.000 francs par an. Cet engagement fut avalisé par Messieurs Worms & Cie.
Depuis le 19 décembre 1940, le conseil d'administration fut composé comme suit :
Messieurs Jean Nelson-Pautier, président
Fernand Lavit, administrateur
Victor Arrighi, administrateur
Mademoiselle Simone van Cabeke, administrateur
Madame Piontkovsky, administrateur.
Ces deux derniers administrateurs étant les propres filles de Monsieur van Cabeke, représentent ses intérêts au conseil.
Depuis la prise de contrôle par la Société tunisienne des hyperphosphates Réno et conséquemment par Messieurs Worms & Cie, ces derniers ont avancé à la société une somme qui se monte à l'heure actuelle à environ 13.000.000 de francs et qui lui a permis :
- 1) de régler tout le passif antérieur,
- 2) de construire l'usine,
- 3) de constituer les stocks,
- 4) de mettre l'usine en marche.
Celle-ci aurait pu fabriquer normalement si les difficultés d'approvisionnement en cuivre n'étaient venues d'abord ralentir puis, ensuite, interrompre la fabrication.
Enfin, le 25 juin 1944, un violent bombardement anglo-américain toucha durement l'usine qui, à l'heure actuelle, est encore arrêtée pour de longs mois.
Monsieur van Cabeke a assumé, sans incident notable, ses fonctions de directeur général jusqu'au mois de décembre 1941. A cette époque, Monsieur van Cabeke a été condamné par le tribunal correctionnel de Montpellier, pour hausse illicite sur le sulfate de cuivre, à un an de prison, 600.000 francs d'amende et 600.000 francs de restitution. Monsieur van Cabeke a interjeté appel de ce jugement. A cette époque, Messieurs Worms & Cie avaient demandé à Monsieur van Cabeke de leur remettre sa démission de directeur général, mais un certain délai lui avait été accordé afin que cette démission ne puisse influencer le cours de la justice.
Entre-temps, fin janvier 1942, Monsieur van Cabeke a été arrêté et incarcéré dans la prison de Montpellier pour vente illicite d'une tonne de sulfate de suivre ; il fut condamné par le tribunal correctionnel de Montpellier à deux mois de prison et 10.000 francs d'amende.
Après son arrestation, Messieurs Worms avaient fait savoir à l'avocat de Monsieur van Cabeke qu'ils lui demandaient de leur remettre sa démission et de quitter la direction de la société, un autre directeur devant être nommé et investi des pouvoirs de Monsieur van Cabeke. Sur la demande de son avocat, et afin de ne pas aggraver son cas, Messieurs Worms & Cie acceptèrent, en attendant que les divers jugements soient rendus, de laisser à Monsieur van Cabeke son titre de directeur général, en lui adjoignant quelqu'un ayant les mêmes pouvoirs que lui et le remplaçant.
A sa sortie de prison, Monsieur van Cabeke n'ayant pas voulu donner sa démission, fut révoqué et un nouveau directeur fut nommé en la personne de Monsieur Jean André Roudie.
A cette époque, Messieurs Worms & Cie ayant racheté quelques actions sur le marché, étaient propriétaires de 28.108 actions et ils firent savoir à Monsieur van Cabeke qu'ils étaient tout disposés à le désintéresser complètement, mais que sa présence dans la société n'était plus possible.
Monsieur van Cabeke attaqua alors Messieurs Worms & Cie en révocation injustifiée, demandant l'annulation des accords de 1940.
Cette affaire fut jugée par le tribunal de commerce de Sète, et Monsieur van Cabeke fut débouté de sa demande, la société étant condamnée à lui payer une indemnité de résiliation de contrat de 120.000 francs, soit une année d'appointements. Monsieur van Cabeke fit appel de ce jugement et cette affaire est toujours pendante devant la cour d'appel de Montpellier.
Depuis le départ de Monsieur van Cabeke, les commissaires aux comptes de la société (dont l'un nommé par Monsieur van Cabeke lui-même, procédèrent à un examen approfondi des comptes et conclurent à la disparition de matières premières (cuivre, acide, etc.) permettant la fabrication d'environ 95 tonnes de sulfate de cuivre. Le rapport des commissaires aux comptes a été déposé par ceux-ci à la section financière du parquet de la Seine le 29 septembre 1943.
Depuis son exclusion de la société, Monsieur van Cabeke essaya de toutes les manières de rentrer directement ou indirectement dans l'affaire, et conçut une violente haine contre ses dirigeants actuels.
Mentionnons qu'en 1943, très vraisemblablement, sur sa dénonciation, la société fut pourvue d'un administrateur provisoire comme "société sous influence juive". L'administrateur provisoire nommé, Monsieur Pernot, de Montpellier, ayant heureusement décliné ces fonctions, il ne fut pas remplacé.
En novembre 1944, après la libération, Monsieur van Cabeke réunit les témoignages de quelques ouvriers congédiés, accusant le directeur général, Monsieur Roudie, d'avoir favorisé le départ d'ouvriers en Allemagne, et d'avoir fait des conférences pour favoriser la déportation.
Monsieur Roudie fut arrêté pour ces motifs le 10 novembre 1944, et est encore détenu à Béziers, bien que tous les ouvriers, employés et chefs de service actuellement à la société aient, le 17 novembre, élevé une protestation à ce sujet, dont copie ci-jointe, et qu'ils aient confirmé leurs déclarations dans deux contre enquêtes successives.
La correspondance avec l'Inspection du travail prouve d'ailleurs surabondamment que non seulement Monsieur Roudie n'a pas favorisé le départ d'ouvriers pour l'Allemagne, mais qu'au contraire il s'est toujours attaché du mieux qu'il l'a pu à défendre leurs intérêts et en fait un seul de ceux-ci appartenant à la classe 1942 est parti effectivement pour l'Allemagne ; il a écrit à Monsieur Roudie pour le remercier d'avoir fait des efforts pour l'empêcher de partir.
Malgré tous nos efforts et bien que le dossier soit d'une clarté parfaite, il ne nous pas encore été possible de faire libérer Monsieur Roudie.
Le but de ces manoeuvres est clair : tant par la demande de nomination d'un administrateur provisoire aux biens juifs que par l'arrestation de Monsieur Roudie et, éventuellement, celle du président du conseil d'administration, Monsieur van Cabeke espère pouvoir rentrer à un titre quelconque dans la société si celle-ci était privée de ses dirigeants.
Le 3 janvier 1945