1944.12.27.D'Eugène van Cabeke.Au juge Georges Thirion.Déposition
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Aff. c/ Worms et autres
Société tunisienne des hyperphosphates Réno
27 décembre 1944
Déposition du M. van Cabeke
L'an 1944, le 27 décembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a comparu :
- Monsieur van Cabeke, Eugène, 62 ans, industriel, demeurant à Paris, 38bis, rue de Châteaudun, témoin qui, serment prêté conformément à la loi,
dépose :
Je suis le fondateur de la Compagnie sétoise de produits chimiques, dont le siège est à Paris, 47, rue de Liège. Jusqu'au 18 juin 1942, j'en ai été l'administrateur, puis depuis 1940 le directeur général.
En 1939, je m'étais adressé à la Maison Worms pour obtenir des facilités de trésorerie ; celle-ci me les a accordées à concurrence de 10.000.000 de francs. A cette époque, la Maison Worms m'a fait savoir qu'elle ne continuerait à tenir son engagement que si j'acceptais de la rendre majoritaire à la fois à l'ensemble des actionnaires et au conseil d'administration.
Ces exigences, qui me mettaient dans l'alternative, soit de déposer mon bilan, soit de céder, m'obligèrent à cette dernière solution et, en janvier 1940, j'ai cédé à Worms 51% du capital.
Celui-ci se fit représenter au conseil d'administration par Messieurs Arrighi Victor, Nelson-Pautier et Lavit Fernand. A ce moment, je restais administrateur délégué et directeur technique.
J'indique qu'à partir de cette époque on a tout fait pour m'évincer de l'affaire. On a eu recours à des dépôts de plaintes pour hausse illicite par l'intermédiaire de mandataires salariés de Worms. La Cour d'appel de Montpellier a fait justice de ces plaintes.
Au lendemain de l'arrêt de la Cour d'Appel j'ai reçu la visite de Monsieur Nelson-Pautier qui se disait mandaté par Worms, lequel m'a tenu en substance le langage suivant : « Nous n'avons pas de reproches à vous faire mais nous ne suivons pas la même politique. Actuellement, nous pratiquons une politique de collaboration qui n'est pas conforme à vos idées. Le ménage ne va plus, il faut partir ».
Dès cette époque, Monsieur Jean Roudie avait été introduit dans l'affaire comme directeur général adjoint, et ce fut lui qui me remplaça comme directeur général, le 18 juin, lorsque mon départ me fut signifié par Monsieur Nelson-Pautier.
La politique de collaboration à laquelle faisait allusion Monsieur Nelson-Pautier s'était traduite par des entretiens que j'avais eus avec Nelson-Pautier et Le Roy Ladurie, et desquels j'avais nettement conclu que l'on voulait s'orienter vers une activité au profit de l'Allemagne. La Compagnie sétoise produisait du sulfate de cuivre et avait une raffinerie de cuivre ; cette dernière, développée, pouvait devenir très utile pour les Allemands.
Je dois indiquer toutefois qu'après mon départ de la société la Compagnie sétoise a conservé son activité antérieure, mais n'a rien livré aux Allemands. Je m'étais montré nettement hostile à cette politique, et j'avais compris que mon attitude me vaudrait d'être évincé.
Dès avant la guerre, la Maison Worms avait le contrôle de la Société tunisienne des hyperphosphates Reno. Au moment de mes accords avec Worms, on avait envisagé la possibilité pour la Société tunisienne de s'installer sur les terrains de la Compagnie sétoise. Les événements de guerre ont empêché la réalisation de ce projet, mais la Société tunisienne s'étant vu dépossédée de son siège du Tréport, elle a demandé da pouvoir s'installer provisoirement dans les locaux de la Compagnie sétoise. En réalité, cette installation provisoire est devenue une véritable main-mise totale sur une partie de l'actif de la compagnie, sans que celle-ci y trouve la moindre compensation.
Cela m'a permis de constater des expéditions importantes de phosphate à destination de l'Allemagne, via la Belgique, que la Société tunisienne aurait certainement pu éviter en raison des engagements qu'à ma connaissance elle avait pris envers la Suisse. Deux trains suisses qui étaient venus prendre livraison du phosphate sont repartis à vide. J'évalue ces livraisons à environ 2.000 tonnes.
II m'a été signalé en outre qu'au début de 1944 la Société tunisienne avait livré aux Allemands plus de 15.000 sacs qui ont été enlevés par un camion de l'organisation Todt, et payés comptant à l'enlèvement.
Enfin la Société tunisienne a livré à l'Allemagne de l'alfa qu'elle avait entreposé à la Maison Nicoulet, transitaire à Sète. Cette livraison, qui comportait à ma connaissance trois wagons chargés sur l'embranchement de la Compagnie sétoise était destinée à la confection de filets de camouflage.
Pour obtenir mon éviction totale de la Compagnie sétoise où je suis encore représenté par mes deux filles, on a usé contre moi, outre de plaintes au Parquet, d'une mesure d'expulsion ordonnée le 18 avril 1942 par le préfet de l'Hérault, Pucheu étant ministre de l'Intérieur, et j'ai obtenu des sursis à cet arrêté d'expulsion, et ce, malgré les démarches faites notamment par un nommé Jean Durand, représentant de Arrighi à la Société tunisienne.
Comme je continuais à habiter un immeuble sis sur les terrains de la Compagnie sétoise, et que ma présence était indésirable à la fois aux dirigeants de la Société tunisienne et de la Compagnie sétoise, des démarches ont été faites sur leurs instructions par Monsieur Jean Roudie, directeur général de la Compagnie sétoise, à la kommandantur locale, qui m'a fait donner l'ordre de quitter Sète avec ma famille avant le 1er avril 1944.
Constatons que le témoin nous présente : 1°) une ampliation de l'arrêté d'expulsion du 1er avril 1942 et une note de la mairie de Sète en date du 22 mars 1944, mentionnant l'ordre de la kommandantur.
Le témoin continue :
Les ennuis que l'on m'a créés de ces différentes manières n'avaient d'autre but que de m'amener à me débarrasser au profit de Worms du paquet d'actions de la Compagnie sétoise que je détenais encore.
Monsieur Roudie Jean est actuellement détenu à Béziers pour ses actes de collaboration.
Je dépose une note concernant les agissements de la Maison Worms à mon égard et ainsi qu'une note qui a été adressée en avril 1942 au Conseil national de la Résistance par une personne dont je ne suis pas autorisé à dire le nom.
Au lendemain de ma révocation, j'ai introduit devant le Tribunal de commerce de Sète, contre Worms et la Société tunisienne une instance actuellement pendante devant la Cour de Montpellier et qui a pour objet d'obtenir l'annulation des accords de janvier 1940 aux termes desquels j'avais cédé à Worms 51% du capital social de la Compagnie sétoise. Cette instance est basée sur le fait que Worms n'a pas respecté les clauses de l'accord synallagmatique qui l'obligeait notamment à me laisser la direction technique de l'affaire pendant vingt ans, à ne prendre de décisions qu'avec l'accord de la minorité dont je faisais partie, etc.
Je n'ai vu Monsieur Worms qu'une seule fois. J'ai vu à plusieurs reprises Monsieur Le Roy Ladurie notamment fin 1940. J'ai eu l'impression très nette alors qu'il entrait dans la voie de la collaboration.
Et signe après lecture.