1944.11.29.D'Albert Japy - Japy Frères.Au juge Georges Thirion.Déposition
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Audition de M. Japy
L'an mil neuf cent quarante quatre, le 28 novembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction etc., a comparu :
Monsieur Japy Albert, 47 ans, industriel, directeur-général des Établissements Japy Frères, demeurant à Paris, 32, rue Michel Ange.
Lequel, serment prêté de dire la vérité, dépose :
En 1940, après ma démobilisation, j'ai repris en main l'administration des Établissements Japy comme administrateur directeur général. A cette époque, Monsieur Pucheu était administrateur délégué. Lors de la nouvelle loi sur les sociétés, je suis devenu directeur général, Monsieur Pucheu devenant président du conseil d'administration. Lorsque M. Pucheu est devenu ministre, j'ai été nommé président directeur général (avril 1941), jusqu'au jour où Monsieur Marin-Darbel est entré comme administrateur dans la société. II a été nommé président (1er avril 1942) et moi directeur.
Dès juillet 1940, les Allemands ont commencé à s'intéresser à nos usines, dont ils ont fait l'inventaire. Sous l'égide des comités d'organisation nous avons dû accepter quelques commandes allemandes, notamment de réveils-matin, de vis à bois et d'articles de ménage. Nous avons dû également livrer directement à diverses formations allemandes un certain nombre de machines à écrire. Le pourcentage des affaires faites avec les Allemands en 1940 et 1941 a été très faible. Par contre, il s'est sensiblement accru aux cours des années 1942 et 1943 du fait que des commandes précédemment passées avaient été retardées au maximum dans leur exécution. Le pourcentage a atteint en 1943, 49% par rapport aux commandes françaises. En réalité dans les états que nous fournissions mensuellement aux Allemands, ce pourcentage apparaissait comme supérieur, allant jusqu'à 60% mais ce fait résultait d'une falsification de nos états sous forme d'une réduction du chiffre français. Dans la pratique notre chiffre d'affaires n'a jamais dépassé 49% en ce qui concerne les commandes allemandes. Ces commandes n'ont jamais été sollicitées par nous, mais il est certain que si nous ne les avions pas satisfaites, en opposant une fin de non recevoir absolue, nous n'aurions rien pu produire pour l'économie française. Les commandes allemandes nous permettaient d'obtenir des attributions de matières premières, de force motrice, de charbon sans lesquelles nous aurions dû fermer nos usines, ce qui aurait eu pour conséquence la dispersion de notre personnel dont une partie aurait été déportée et l'enlèvement de nos machines.
Notre chiffre d'affaires global n'accuse pas en valeur absolue pendant l'occupation, une augmentation. Bien au contraire, celui-ci qui était en 1940 de 206.000.000 de francs est passé en 1941, 1942 et 1943, successivement à 229.000.000, 228.000.000 et 321.000.000 de francs. Mais il convient d'observer que les prix de vente unitaires avaient doublé de sorte qu'en fait le taux d'activité est sensiblement inférieur à celui de 1940. Cette diminution d'activité s'est d'ailleurs traduite par une diminution du personnel qui était en 1940 de 3.900 ouvriers aux usines et qui n'était en 1943 que 2.800.
Je n'ai jamais eu personnellement aucun rapport avec les Allemands dans la région de nos usines. Ceux-ci étaient traités par Monsieur Marin-Darbel et les directeurs locaux.
En visitant nos usines, les Allemands s'étaient rendu compte que nous avions la possibilité d'effectuer des fabrications d'armement. Leur attention avait été spécialement attirée par la présence de quatre tours Gridley, tout à fait aptes a une telle production. Leurs exigences à cet égard ne se sont toutefois manifestées qu'en 1942 par une commande de vis dites de "forme", à la date du 27 juillet 1942 portant sur 250.000 unités passée par la Maison Schuster de Vienne. Nous avons laissé cette commande en sommeil, mais en février 1943, les Allemands revinrent violemment à la charge, exigeant des livraisons sous diverses menaces. C'est à cette occasion que Monsieur Marin-Darbel fit appel à Monsieur Le Roy Ladurie avec qui il se rendit à Besançon. Au cours d'une séance à laquelle je n'assistais pas mais que l'on m'a dit orageuse, il ne fut plus possible de refuser la commande. Par contre, Monsieur Le Roy Ladurie obtint que les Allemands reviennent sur la décision qu'ils avaient prise de nous interdire de livrer au marché français dans leur accord préalable. Ceci nous permit, comme par le passé, de falsifier nos états mensuels et de diminuer dans la réalité les livraisons allemandes par rapport aux livraisons françaises.
Une première livraison de vis eut lieu en juin 1943. Les dernières ayant eu lieu en juin 1944, c'est-à-dire près de deux ans après que la commande eut été passée. Sur la commande qui était de 250.000, il n'a été livré que 241.000 pièces dont 103.000 seulement terminées, les autres étant seulement ébauchées.
Le 26 août 1943, la Maison Schuster appuyée violemment par le Rustung Kommando de Besançon a voulu passer une commande de 150.000 pièces par mois que nous avons refusée. En octobre 1943, Monsieur Schuster est venu spécialement à Paris et à la suite de menaces nous a contraints à accepter ladite commande. II n'a été livré en tout et pour tout sur cette commande que 43.000 pièces. II y a lieu de remarquer que sur l'ensemble des livraisons, tant pour la première commande que pour les suivantes, c'est-à-dire sur 284.000 pièces livrées 122.054 ont été rebutées par la Maison Schuster. C'est-à-dire que cette opération n'a pas été bénéficiaire.
Devant la mauvaise volonté évidente mise par nous à l'exécution de cette commande, la Maison Schuster et le Rustung Kommando ont décidé d'envoyer à notre usine de Beaucourt un personnel allemand de surveillance. Peu après leur arrivée à l'usine, les éléments de résistance mirent hors d'usage les quatre tours Gridley, ce qui provoqua l'arrestation de plusieurs de nos ouvriers et des menaces véhémentes de la Rustung envers notre société. Les Allemands avaient émis la prétention d'emmener en Allemagne ces machines et de les réparer pour les utiliser à leur profit.
Grâce à l'appui du ministère de la Production industrielle, nous avons réussi à les garder sous le prétexte de les réparer nous-mêmes. Au lieu de cela, nous les avons démontées et cachées. Peu après, les Allemands enlevèrent une vingtaine d'autres machines qui étaient utilisées pour cette fabrication et les emmenèrent dans d'autres usines françaises.
En 1938, des difficultés de trésorerie m'amenèrent à entrer en rapports avec la Maison Worms et plus particulièrement avec Monsieur Le Roy Ladurie. Une réorganisation fut décidée et c'est alors qu'en contrepartie du concours financier qu'elle nous a apporté, elle est devenue un de nos plus gros actionnaires et fut représentée au conseil par trois administrateurs. La Maison Worms, de ce fait, a exercé son contrôle sur notre entreprise au point de vue financier, mais à aucun moment, n'est intervenue dans sa gestion technique et commerciale. Elle ne nous a jamais poussés à prendre des commandes allemandes mais, bien au contraire, son intervention s'est exercée par Monsieur Le Roy Ladurie pour limiter au minimum les commandes d'armement. II est certain que, si nous avions eu à changer un programme de fabrication qui comportait d'importants investissements financiers, nous ne l'aurions pas fait sans son agrément étant donné sa position d'actionnaire important et de banquier, mais dans le cadre normal de notre activité elle n'avait pas à intervenir.
Lecture faite, persiste et signe.