1944.11.28.De Georges Marin-Darbel - Japy Frère.Au juge Georges Thirion.Déposition
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Audition de M. Marin-Darbel
L'an mil neuf cent quarante quatre, le 28 novembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction etc., a comparu :
Monsieur Marin-Darbel Georges, 46 ans, ingénieur civil des Mines, ancien élève de l'École polytechnique, président du conseil d'administration de la société Japy Frères, demeurant à Neuilly-sur-Seine, 1, boulevard Richard Wallace.
Lequel, serment prêté de dire la vérité, dépose :
Depuis 1929, j'appartenais à la Maison Rothschild en qualité d'ingénieur conseil. En 1940, après l'armistice, je suis revenu à Paris à la demande de Guy de Rothschild, comme fondé de pouvoirs de la maison, pour tenter de sauvegarder les intérêts de celle-ci.
En avril 1942, à la demande de M. Le Roy Ladurie, j'ai accepté d'accord avec M. Albert Japy et le conseil d'administration, le poste de président de cette société. M. Worms et M. Le Roy Ladurie m'avaient tous les deux donné des directives suivantes :
Tout d'abord maintenir l'actif matériel et également le niveau matériel et moral des employés,
ensuite prendre la plus petite partie possible de commandes allemandes,
enfin, tout faire pour éluder les commandes.
La Maison Worms avait une participation importante dans le capital de la société, mais non majoritaire.
Les Établissements Japy Frères sont totalement indépendants au point de vue de la gestion, légalement et matériellement de la Maison Worms, cette dernière n'étant que leur banquier et leur principal actionnaire mais ne disposant que de trois sièges sur douze au conseil d'administration. La Maison Worms n'avait que le contrôle financier des Établissements Japy Frères, en garantissant les augmentations de capital et en aidant les Établissements Japy Frères à obtenir les différents crédits nécessaires à leur marche. Ce contrôle financier n'impliquait aucune influence sur le programme de fabrication ni sur la gestion commerciale de l'entreprise et je jouissais dans ce domaine de la plus grande liberté. Il va sans dire qu'étant donné les rapports que j'entretenais avec Gabriel Le Roy Ladurie, je n'aurais pas fait subir à la société Japy de profondes modifications de politique générale sans m'en entretenir avec lui. Mais le cas ne s'est pas posé. Il reste cependant que Maison Worms ne pouvait pas m'imposer une décision qu'il appartenait seul au conseil d'administration et à moi-même de prendre.
Je tiens à préciser en tous cas que la Maison Worms n'a jamais usé auprès de moi d'aucune influence morale et financière pour diriger la société Japy dans la voie des commandes allemandes. Bien au contraire, elle nous a toujours soutenus pour nous faciliter la résistance aux pressions allemandes.
Avant mon entrée en fonctions, c'est-à-dire en 1940, 1941 et 1942, Japy avait dû accepter des commandes allemandes qui ont varié selon les époques de 5 à 10% de ses fabrications. Lorsque j'en ai pris la direction, je me suis trouvé devant cette situation.
Les usines Japy fabriquent dans ses six usines des machines à écrire, de la grosse horlogerie (réveils-matin), des articles de ménage en émail, en galvanisé, en étamé, en aluminium, en verni, ainsi que de la visserie et de la boulonnerie.
Sur cet ensemble de fabrication, nous avons fourni en 1942, 27% aux Allemands, puis en raison de la pression considérable exercée par ceux-ci sur nous, notre chiffre est monté à 51% en 1943 à partir du moment où, par différents chantages, il nous a été imposé la classification "Runstung". En 1943, le pourcentage des produits fournis aux Allemands a pu être réduit à 29%. Pour ce faire la direction générale a sciemment donné les directives les plus formelles pour que les chiffres déclarés aux Allemands par les "Monatz Melderg" restassent vraisemblables, le chiffre réel restant nettement inférieur dans la mesure du maximum.
Lorsque je me suis trouvé à la tête des Établissements Japy, les Allemands tournaient fortement autour de notre Maison qui était la troisième de la région par ordre de grandeur. En même temps qu'ils voulaient augmenter le pourcentage des livraisons allemandes ils entendaient utiliser les machines automatiques que nous avions reçues dans les premiers mois de la guerre, en raison du programme de réorganisation, à exécuter des commandes d'armement. D'innombrables pressions ont été faites sur nous de tous côtés. La plus redoutable s'avéra être celle de la Maison Schuster de Vienne. La Maison Schuster était en effet dirigée par M. Schuster, ami personnel de M. Goering, ancien directeur général des "Hermann Goering Werke" et membre du parti avec insigne d'or. La Maison Schuster voulait nous faire fabriquer des vis dites de "foeme" que nous soupçonnions être des pièces de fusées. Malgré notre opposition, il nous passa, le 27 juillet 1942, une commande d'essai de 250.000 pièces qui, dans son esprit, devait être suivie d'autres. Nous n'acceptâmes pas d'entériner cette commande et pûmes en différer l'acceptation jusqu'en février 1943. Dans l'intervalle nous eûmes de nombreuses conversations avec les agents allemands chargés de nous faire accepter la commande. Leur pression s'exerça violemment par des menaces d'enlèvement de machines et surtout de déportations supplémentaires d'ouvriers. Je fis appel à Gabriel Le Roy Ladurie, que je considérais comme le mieux qualifié pour s'opposer aux prétentions allemandes. Malgré ses efforts, nous ne pûmes aboutir. Nous nous trouvâmes au cours d'une séance à Besançon au Runstung Kommando, non seulement en présence des exigences du Runstung Kommando Dietrich, mais aussi en présence de l'appui violent qu'a apporté à ce dernier M. von Falkenhausen, commissaire de la Maison Worms qui avait accompagné M. Le Roy Ladurie, pour s'opposer à nos projets. Nous retardâmes autant que possible nos premières livraisons et nous ne commencèrent qu'à une cadence ridicule à partir de la fin juin 1943. Dans l'intervalle la Maison Schuster revint à la charge avec l'appui de la Runstung Inspeksion de Paris, pour nous forcer à accepter une commande permanente de 150.000 pièces par mois. Les instructions les plus formelles ayant êté données par la direction générale pour refouler cette commande, M. Schuster, excédé par nos atermoiements, vint lui-même à Paris où il eut une attitude menaçante, tout d'abord vis-à-vis de deux de mes collaborateurs, puis vis-à-vis de moi-même, accusant notre Maison de sabotage volontaire. Accompagné de deux contrôleurs et d'une contrôleuse qu'il laissa à nos usines, il me fit convoquer en sa présence auprès du Runstung Kommandeur à une nouvelle séance de pression. Là après avoir annoncé qu'il avait déposé une plainte auprès de la Gestapo de Vienne pour sabotage de pièces finies, il nous somma d'accepter la commande. Nous dûmes nous incliner devant la force et la nouvelle commande et les travaux préparatoires commencèrent, freinés au maximum. Quelques jours après la Résistance qui était au courant, notamment par mon chef d'atelier, faisait sauter les quatre tours automatiques Gridley qui assuraient l'essentiel de la fabrication. Nous crûmes pendant plusieurs jours que les Allemands prendraient des sanctions contre le haut personnel des fabrications et nous-mêmes. Finalement, ils firent enlever les machines par un détachement de la Wermacht et les transportèrent chez d'autres fabricants. Au total nous n'avions fabriqué que 285.000 pièces, dont 162.000 de bonnes, soit un rebus extravagant de 43% sciemment organisé.
Cette commande ne représentait d'ailleurs qu'un chiffre d'affaires de 1.064.000 francs, soit environ un millième de notre chiffre d'affaires pendant la guerre. Elle ne s'est soldée en définitive que par un déficit. Il nous importait peu puisque en la matière notre principe était de ne pas faire d'armement.
Je tiens à ajouter qu'avant l'armistice les Établissements Japy Frères avaient sollicité et obtenu des commandes d'armement français (obus et fusées), commandes qu'elle évita soigneusement de dévoiler aux Allemands, c'est-à-dire que nos usines auraient pu pratiquement effectuer des fabrications d'armement allemand.
Etant donné l'importance de nos établissements (4.500 ouvriers et employés), les déportations d'ouvriers furent un moyen puissant systématiquement employé par les autorités allemandes, d'une part pour nous forcer à accepter les commandes des Allemands, d'autre part pour relever notre pourcentage de livraisons et nous faire accepter la qualité "Runstung". Nous nous y sommes opposés de toutes nos forces en modifiant les qualifications des ouvriers demandés, en nous appuyant sur les commandes allemandes que l'on nous forçait à prendre, et en essayant d'opposer les différents services allemands tels que ceux du Gauleiter Saukel, des Feldkommandantur et du Runstung Kommando.
Grâce à tous ces moyens, nous avons pu faire réduire certains chiffres exigés de nous, tant au cours de la première relève (plus de 394 ouvriers exigés) que de la deuxième où, à la suite de nombreuses démarches, 198 seulement furent désignés. Nous pûmes éviter le troisième relève grâce à notre qualité de "Runstung".
Les commandes allemandes nous arrivaient soit directement sans que nous n'ayons jamais eu le moindre besoin de les solliciter, soit le plus souvent à travers les Comités d'organisation. Presque toute la quincaillerie et les commandes d'horlogerie nous vinrent par ces comités.
Comme il a été dit plus haut, les Allemands voulaient à travers la qualification de "Runstung" qu'ils nous avalent imposée, nous amener à leur livrer 70% au moins de nos fabrications. Grâce à la falsification des états mensuels que nous leur fournissions ainsi qu'aux majorations systématiques des matières demandées pour la fabrication nous avons pu fabriquer pour la consommation française bien au-delà de ce que les Allemands pensaient.
En résumé, toute notre action a constamment consisté en une diminution de nos livraisons allemandes et en une augmentation aussi systématique que possible des livraisons françaises, en une opposition aussi farouche que possible aux déportations en Allemagne, ainsi qu'en une résistance couronnée de succès aux commandes d'armement.
Auprès de la Maison Worms, de M. Hippolyte Worms et de M. Le Roy Ladurie en particulier, je n'ai jamais trouvé qu'un encouragement de tous les instants pour cette résistance ; ces encouragements m'ont souvent été précieux.
Il eut été aisé à la Maison Worms, si elle l'avait voulu, de nous inciter à fabriquer beaucoup plus pour les Allemands et en particulier de nous pousser dans la voie des commandes d'armement qui eussent pu être très lucratives et d'augmenter très fortement notre chiffre d'affaires. Rien ne fut plus éloigné de sa pensée. Notre activité ne s'accrue que par les perfectionnements techniques provenant de l'introduction des nouvelles machines commandées en 1939, ainsi que de la réorganisation technique et administrative à laquelle il fut procédé.
En fait, en valeur absolue, la production maximum de 1943 ne fut pas sensiblement supérieure, compte tenu des hausses des prix, à celle des années antérieures. Il faut tenir compte en outre de l'obligation qui fut faite à toute l'industrie française par les Allemands de travailler 48 heures et même 54 heures par semaine au lieu des 40 heures d'avant guerre. Par ailleurs, la production des Établissements Japy avant la guerre, peut difficilement servir de point de comparaison en raison de la crise qui sévissait et de la situation financière de la société qui, en 1938, était difficile.
Lecture faite, persiste et signe.