1942.10.01.A J. de Grandmaison.Paris

Copie de note

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Paris, le 1er octobre 1942
Monsieur de Grandmaison, avocat à la Cour d'appel,
87, boulevard Raspail - Paris

Mon cher Confrère,
Vous m'avez demandé mon avis, au nom des différentes sociétés, propriétaires de la cargaison du navire "Président-Sergent", saisi par les autorités navales britanniques en juillet 1940 aux îles Bermudas, sur le point de savoir si le service des assurances maritimes de l'État français et les sociétés d'assurances privées auxquelles avait été assurée contre les risques de guerre la cargaison du "Président-Sergent" sont fondés à opposer à la demande formée contre eux devant le tribunal de commerce de la Seine pour voir valider le délaissement de la cargaison dudit navire et se voir condamner à payer le montant des valeurs assurées, la clause de la police dite clause des alliés, sous le prétexte que la cause du sinistre allégué résiderait dans la convention passée le 4 juillet 1940 entre le gouvernement français et le gouvernement britannique et qui aurait entraîné la dépossession des assurés : après avoir pris connaissance du dossier que vous m'avez communiqué, je suis amené à conclure que, si la thèse des assureurs devait être écartée au fond, la situation des sociétés assurées n'en demeure pas moins des plus délicates à raison des questions de qualification et de compétence que soulève l'application de l'accord invoqué contre elles.

1- En fait, il ressort des pièces que vous avez mises à ma disposition :
1°- que les sociétés, propriétaires des huiles de graissage constituant la cargaison du pétrolier "Président-Sergent", qui a quitté la Nouvelle-Orléans le 5 juin 1940, ont assuré cette cargaison au service des assurances maritimes, risques de guerre, de l'État français et à des compagnies d'assurances privées, que les polices délivrées par ces dernières contiennent une clause, dite clause des alliés, excluant toute réclamation "pour captures, saisies, arrêts, contraintes, molestations ou détentions par le gouvernement français ou l'un de ses alliés" et que le certificat d'assurance remis aux intéressés par le service d'assurance de l'État contient une référence à cette clause ;
2°- que le rapport de mer du capitaine au long cours, commandant le "Président-Sergent", fait le 23 janvier 1941 devant le président du Tribunal de commerce de Saint-Malo, relate que le navire naviguait en convoi le 18 juin 1940 quand il reçut des autorités britanniques l'ordre de rallier des Bermudes où il mouille le 19 juin, que le 5 juillet un officier anglais notifie au capitaine un avis de détention dont l'original est au dossier, que le 17 juillet le capitaine et l'équipage furent sommés de passer à la dissidence, que sur leur refus ils furent arrêtés le 19 juillet par des forces militaires britanniques qui s'emparèrent du navire, lequel appareille le 31 août pour l'Angleterre avec un équipage de prise ;
3°- qu'à la suite da la signification du délaissement aux assureurs à raison de la capture du "Président-Sergent" et de sa cargaison par les forces britanniques le 18 juillet, lesdits assureurs ont refusé de payer les valeurs assurées en se fondant, d'une part, sur ce que la clause dite des alliés exclut toute exécution de la police "lorsque la capture ou la saisie est faite par l'un des alliés de la France", et d'autre part sur ce "que les marchandises françaises qui ont été, en raison des événements, ache-minées en Angleterre, n'ont été ni capturées, ni saisies, qu'elles y ont été mises en vente et que, d'après des accords intervenus entre les gouvernements français et britannique, le produit de ces ventes a été porté au crédit d'un compte spécial ouvert au nom des propriétaires des marchandises".
4°- que les sociétés assurées ont saisi le Tribunal de commerce de la Seine d'une action dirigée contre l'État français, commission des assurances maritimes, risques de guerre, et les compagnies d'assurances privées qui couvraient la cargaison à l'effet de voir valider le délaissement et de se voir condamner à payer le montant des valeurs assurées ; que sur cette action l'État français soutient, dans ses premières conclusions, que la clause dite des alliés exclut toute condamnation au profit des sociétés demanderesses "attendu qu'il n'est pas contestable que la dépossession des sociétés assurées procède d'un fait prévu à la clause ci-dessus" ; que dans des conclusions postérieures l'État Français précise la portée du passage de ses premières conclusions que je viens de reproduire et déclare "qu'assigné en tant qu'assureur du risque de guerre, il oppose comme moyen de défense des accords passés lors des événements de juin 1940 entre le gouvernement français et le gouvernement britannique et desquels il résulte que c'est avec l'autorisation préalable du gouvernement français que les cargaisons litigieuses ont été réquisitionnées par les autorités britanniques moyennant un prix fixé à l'avance; "que l'État se prévaut enfin d'un jugement rendu par le Tribunal de commerce de la Seine le 22 juin 1942, lequel a jugé, dans une instance introduite contre lui par la Société française de raffinage et dans laquelle il a invoqué les accords visés dans les conclusions citées plus haut, qu'en présence du désaccord des parties sur le caractère, la portée et les effets desdits accords il y a lieu de surseoir à statuer en renvoyant les parties devant la juridiction administrative pour faire procéder à l'interprétation de la convention invoquée.
Les faits que je viens de rappeler et les écritures que je viens de résumer posent de la manière la plus nette les deux questions - question de fond et question de compétence - que le tribunal de commerce a à résoudre : 1°/ étant admis par toutes les parties que, depuis l'armistice du 24 juin 1940, le gouvernement britannique ne peut plus être considéré comme un allié de la France, ce qui exclut le premier motif retenu par les assureurs pour refuser de payer les valeurs assurées et qui était pris de ce que la capture ou la saisie du "Président-Sergent" avait été le fait des autorités navales britanniques, peut-on voir dans "les accords passés lors des événements de juin 1940 entre le gouvernement français et le gouvernement britannique" pour user de la terminologie employée par l'État dans ses conclusions, un acte du gouvernement français auquel on doive rattacher la dépossession des sociétés assurées et qui exclut par suite de la part de ces dernières, à raison de la qualité de son auteur, toute réclamation contre leurs assureurs, par application de la clause des alliés ?

2°/ les accords de 1940 constituent-ils un acte administratif ou réglementaire, en tous cas un acte de la "puissance publique", comme l'énonce le jugement du Tribunal de commerce du 22 juin 1942, et y a-t-il lieu, pour en fixer le sens, en présence du désaccord des parties, de les renvoyer devant le juge administratif.
II - La solution de la première question ne me parait pas douteuse : aussi bien en droit public qu'en droit privé, un acte doit être appliqué dans ses termes ; il n'est pas plus permis au juge qu'aux parties d'y ajouter quoi que ce soit ; spécialement on ne saurait étendre la portée des formules employées par ses auteurs de telle manière que ceux-ci apparaissent comme coupables d'un excès de pouvoir, soit qu'ils aient méconnu les limites de leur compétence, soit qu'ils aient violé les droits que les citoyens français tiennent des lois. Il n'y a pas à faire à ce propos de distinction entre les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires les règles élémentaires que je viens de résumer s'imposent également aux deux juridictions.
Quels sont les accords dans lesquels l'État, en tant qu'assureur des risques de guerre voit, de la part du gouvernement français, un acte de contrainte commis à l'égard des sociétés assurées, demanderesses devant le tribunal de commerce, cause directe du dommage dont elles se plaignent et dont elles demandent à être couvertes en vertu du contrat d'assurance et excluant, à raison de la qualité de son auteur, l'application de ce contrat, en vertu de ses termes mêmes ? Les sociétés les ignoraient jusqu'au moment où la communication en a été faite à leur avocat par l'avocat de l'État ; elles ne connaissent que le texte qui a été communiqué ; encore ne s'agit-il que d'une traduction en copie sans aucun caractère d'authenticité, qui ne porte aucune signature, pas plus celle du représentant du gouvernement français que celle du représentant du gouvernement britannique, de telle sorte qu'il est impossible de savoir quels étaient les pouvoirs de ces représentants et de rechercher si l'étendue de ces pouvoirs justifie la portée que l'État entend attribuer aux accords.
J'aurai à revenir plus loin sur ce point, je me contenterai, dans cette première partie de ma discussion, de retenir le texte même versé aux débats et c'est en m'y attachant qu'il me sera facile de démontrer que, pris dans sa lettre, ce texte est inapplicable aux circonstances de l'espèce dont le tribunal est saisi.
Les accords sont au nombre de deux : le premier portant la date du 4 juillet 1940, est intitulé : "Accord relatif aux navires affrétés sous "time-charter" par le gouvernement français et aux cargaisons chargées sur lesdits navires dont le règlement a été ou sera effectué par les soins du gouvernement français." Le second accord, en date du 6 juillet 1940, est intitulé "Accords financiers. Liquidation des missions françaises".
D'après les conclusions de l'État assureur, il n'y aurait eu ni capture, ni saisie du "Président-Sergent" et de sa cargaison ; il y aurait eu mainmise sur cette dernière par le gouvernement britannique en vertu de l'accord du 4 juillet 1940 avec le gouvernement français qui aurait par cet accord autorisé cette mainmise, en aurait déterminé les modalités et aurait fixé le prix des marchandises sur lesquelles elle portait.
Si je m'en tiens au titre de l'accord du 4 juillet 1940, il faut, pour qu'il soit applicable à un navire et à une cargaison, que le navire ait été affrété en "time-charter" par le gouvernement français et que la cargaison ait été chargée sur un tel navire : le "Président-Sergent" était-il affrété en time-charter par le gouvernement français ? En aucune manière et cela n'a jamais été allégué par l'État. La cargaison qui était à bord du "Président-Sergent" était-elle une cargaison chargée sur un navire en time-charter et dont le règlement avait été effectué ou devait être effectué par le gouvernement français ? Pas davantage. La conclusion s'impose : la dépossession des sociétés assurées n'a pu être et n'a pas été la conséquence de la convention du 4 juillet 1940 parce que cette convention était inapplicable au "Président-Sergent" dont la situation juridique ne rentrait pas dans la définition donnée par le texte de l'accord.
Sans doute, convient-il de ne pas s'en tenir uniquement au titre de la convention : les termes d'un contrat peuvent être plus extensifs que son intitulé et des clauses contractuelles peuvent dépasser les limites du titre de l'acte qui les contient, de même qu'une loi spéciale comporte parfois des dispositions générales. Il suffit toutefois de se reporter au texte des dispositions qui constituent la convention en question pour se rendre compte que ce texte ne vise que la situation même définie dans le titre de l'accord "navires affrétés en time-charter par le gouvernement français et cargaisons chargées sur lesdits navires".
La convention comporte deux paragraphes relatifs aux navires : 1°/ navires en ports britanniques; 2°/ navires à l'étranger. Les uns et les autres sont exclusivement des navires affrétés en time-charter par le gouvernement français.
"La France cédera immédiatement, précise le premier alinéa du premier paragraphe intitulé "navires vides", tous navires appartenant à cette catégorie et le Ministry of Shipping prendra les mesures nécessaires vis-à-vis des chargeurs pour le transfert des chartes-parties signées par la Mission française. A partir de la date à laquelle tout navire sera affrété par le Ministry of Shipping, la Mission française renoncera à tous les droits lui appartenant sous la charte-partie relative à ce navire."
"Ainsi que pour les navires mouillant dans les ports britanniques, ceux-ci (les navires à l'étranger) seront cédés immédiatement...., énonce le premier alinéa du second paragraphe. La Mission française avisera le Ministry of Shipping du nom et de la position de ces navires. Il appartiendra au Ministry of Shipping de prendre les mesures nécessaires relativement au transfert de ces navires, que ceux-ci soient à vide ou chargés. A partir de la date à là-quelle tout navire sera affrété par le Ministry of Shipping, la Mission française renoncera à tous les droits lui appartenant sous la charte-partie relative à ce navire." La formule applicable aux navires alliés ou battant pavillon britannique règle la situation des navires neutres se trouvant à l'étranger et, en ce qui concerne ces derniers, la stipulation caractéristique que la Mission française renoncera à tous les droits lui appartenant sur tout navire qui sera affrété par le Ministry of Shipping est reproduite expressément.
II est, dès lors, impossible de prétendre que la convention du 4 juillet 1940 est applicable à un navire qui n'était pas affrété en time-charter par le gouvernement français et qui n'était ni un navire allié, ni un navire britannique, ni un navire neutre ; elle est et doit demeurer étrangère au pétrolier "Président-Sergent" sur lequel la Mission française n'avait aucun droit à céder au gouvernement britannique.
La situation juridique n'est pas différente en ce qui touche les cargaisons : les navires chargés visés par le deuxième alinéa du premier paragraphe de la convention (navires en ports britanniques) sont comme les navires à vide objet du premier alinéa, les navires affrétés par la Mission française et que cette Mission cède au Ministry of Shipping. Le texte est clair et précis : a/ "La France cédera immédiatement tous navires appartenant à cette catégorie (navires vides)... b/ Les conditions ci-dessus (transfert des chartes-parties, renonciation à tous droits sur les navires) sont également appliquées aux navires chargés..." Les cargaisons acquises par le gouvernement britannique en vertu du deuxième alinéa du premier paragraphe de la convention sont donc exclusivement la cargaison des navires affrétés en time-charter par la Mission française et que celle-ci a cédés a ce gouvernement parce qu'ils ne pouvaient plus être employés par l'État français.
Le texte du cinquième paragraphe de la convention ne laisse place à aucune hésitation à cet égard : "La Mission française s'engage pour le compte du gouvernement français à ce qu'aucun navire visé par le présent accord ne soit retenu dans un port de France ou en territoire français et à ce qu'il ne soit mis aucun obstacle à ce que ce navire se conforma aux instructions du Ministry of Shipping en sa qualité de time-chartered..."
J'ajoute qu'il n'est pas douteux que la convention du 4 juillet 1940 a été l'objet d'un rapport de son auteur aux autorités dont il tenait ses pouvoirs : ce rapport sera certainement versé aux débats par l'avocat de l'État, de manière à permettre au Tribunal de commerce de connaître les instructions qui avaient été données au représentant du gouvernement et quelles étaient leur portée et leurs limites.
Aussi bien, trois faits confirment-ils la conclusion à laquelle je m'arrête : le premier est la loi du 17 septembre 1940, le second l'avis aux importateurs ou exportateurs de marchandises déroutées ou saisies par les autorités britanniques, en date du 10 février 1941, le troisième le rapport de mer du capitaine du "Président-Sergent" en date du 23 janvier I941.
La loi du 17 septembre 1940, relative à la conservation ou à la liquidation de certaines marchandises non parvenues en France, autorise l'État, dans le cas où une cargaison ou un lot de marchandises embarqué à destination d'un port français, sur navire français ou étranger, n'est pas parvenu en France et se trouve aux colonies ou à l'étranger, à bord ou à terre, à décider de l'utilisation ou de la liquidation de ces marchandises, à les faire transporter en France pour les mettre à la disposition des destinataires ou à les faire vendre à l'étranger, sous condition, dans ce cas, de remettre aux intéressés le produit de la vente sous déduction des frais de conservation et de liquidation. Une opération comme celle qu'invoque dans l'espèce l'avocat de l'État et qui s'analyse, aux termes des conclusions que j'ai reproduites plus haut, dans un acte de disposition portant sur la cargaison du "Président-Sergent" aurait été régulière sous l'empire de cette loi : antérieurement à sa promulgation, elle était assurément illégale, car elle n'est prévue par aucun des textes qui permettent à l'État, notamment au cas de guerre, d'acquérir la propriété de biens mobiliers sans l'aveu de leur propriétaire.
C'est ce qui explique que le représentant du gouvernement français n'ait traité le 4 juillet 1940 que des droits appartenant à ce gouvernement et n'ait pas compris, dans son accord avec le gouvernement britannique, d'autres navires et d'autres cargaisons que ceux qu' il a définis en des termes formels, ne laissant place à aucune interprétation. Vouloir, malgré le texte de la convention du 1940, donner à celle-ci un sens différent de celui que je précise, c'est affirmer gratuitement que des hauts fonctionnaires français ont sciemment commis un acte illégal alors qu'il n'en est rien et que la thèse de l'État assureur ne trouve aucune base dans l'acte qu'elle invoque et qui, avant la loi du 17 septembre 1940, ne pouvait avoir aucune valeur.
L'avis du ministère des Finances du 10 février 1941 prouve à l'évidence l'exactitude de cette proposition : les importateurs ou exportateurs de marchandises qui, en raison des événements de juin et juillet 1940. ont été déroutées ou saisies par les autorités britanniques, et dirigées sur les ports de l'empire britannique, sont avisés par le ministre qu'une procédure est instituée en vue d'opérer le recensement et, dans la mesure du possible, la sauvegarde et la récupération éventuelle de leurs créances. Qu'est-ce à dire si-non que l'État cherche à intervenir en faveur de ses ressortissants, victimes de faits comme ceux dont ont souffert les propriétaires de la cargaison du "Président-Sergent" sans faire aucune allusion à des accords antérieurs qui auraient eu pour conséquence de lui faire acquérir sur le gouvernement britannique une créance personnelle pouvant devenir l'élément d'un paiement à effectuer aux mains des propriétaires des marchandises déroutées ou saisies ?
L'avis parle "des créances des importateurs et des exportateurs" ; il ne vise aucune créance de l'État français née d'une cession de navires et de marchandises qu'il aurait faite au gouvernement anglais et qu'il lui appartiendrait de répartir. Comment comprendre que l'avis du 10 février 1941 ait paru au Journal officiel dans la rédaction que j'ai reproduite ci-dessus si les cargaisons saisies ou déroutées en juin et juillet 1940 par les autorités navales britanniques et dirigées sur des ports anglais l'avaient été avec l'aveu du représentant du gouvernement français, consigné dans la convention du 4 juillet 1940 et sous les conditions de contrôle énumérées dans cette convention ? En réalité, cet avis est la preuve décisive que la convention de 1940 est et a toujours été étrangère à une cargaison comme celle du "Président-Sergent" qui n'était pas chargée sur un navire affrété en time-charter par la Mission française à Londres.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, c'est le troisième fait qui confirme, à mon sens, la conclusion que je vous soumets, que le "Président-Sergent" et sa cargaison ont été saisis et déroutés par les autorités britanniques : il suffit de rappeler à ce propos les incidents relatés dans le rapport de mer du capitaine du "Président-Sergent". Est-ce le Ministry of Shipping qui envoie les instructions au pétrolier comme substitué aux droits que la Mission française aurait eue sur la navire à raison de son affrètement en time-charter ? Nullement : ce sont les autorités militaires et navales britanniques qui prennent de force possession du navire et l'expédient en Angleterre avec un équipage de prise. L'administration de la Marine ne s'y est pas trompée ; les lettres qu'elle a adressées aux présidents des Chambres de commerce de Lyon et de Marseille sont aussi nettes que possible et ce n'est pas parce que le Comité des assureurs maritimes a cru trouver dans la convention du 4 juillet 1940 un moyen de permettre à ses adhérents d'échapper, en même temps que l'État assureur, à l'exécution de ses engagements, que la qualification qu'elle avait tout d'abord donnée à des faits dont le caractère est indéniable peut être abandonnée.
Je suis convaincu que, si le Tribunal de commerce statuait au fond sur le litige dont il est saisi, il n'aurait pas grande hésitation sur la solution à adopter : les assureurs opposent aux sociétés assurées une clause du contrat d'assurance qui exclut du risque tout acte de l'État français emportant dépossession des marchandises assurées par voie de contrainte ; le gouvernement français aurait cédé au gouvernement britannique les cargaisons et navires dont il disposait le 4 juillet 1940 ; le "Président-Sergent" et sa cargaison auraient été appréhendés par les autorités britanniques en vertu de cette convention et de la cession qu'elle contenait; le risque de guerre couvert par les polices n'existerait pas puisque l'État français aurait finalement été le seul auteur de la dépossession dont les assurés se plaignent. Mais les mots mêmes qui ont été employés par les auteurs de la convention excluent un tel raisonnement ; le "Président-Sergent" et sa cargaison ne sont pas compris dans les catégories de navires et de cargaisons que l'État français a cédés au gouvernement britanniques parce qu'il ne s'agit ni d'un navire affrété par l'État français en time-charter, ni d'une cargaison chargée sur un tel navire. Il n'y a place à ce propos à aucune recherche d'intention, à aucune interprétation : le texte est formel, clair et précis ; le juge n'a pour mission que de l'appliquer.
Les accords financiers du 6 juillet 1940 ne sont pas de nature à modifier cette conclusion : ils ont pour unique objet de régler les rapports financiers du gouvernement français et du gouvernement britannique ; ils prévoient l'ouverture et la clôture de comptes, des paiements à faire au gouvernement français ou à des personnes en France ; ils ne se réfèrent nullement, pour en étendre les termes, à la convention du 4 juillet qui est et demeure un document indépendant.
Il est possible que les sommes représentant des dettes du gouvernement britannique dans ses relations avec le gouvernement français en fonction de l'article 4 de la convention, qui prévoit un compte spécial pour son exécution, soient portées dans les comptes qu'organisent et définissent les accords financiers. Mais ceux-ci n'ont rien ajouté à l'acte qui les a précédés de deux jours ; l'État en fournira lui-même la preuve au Tribunal de commerce en produisant le texte in extenso de ces accords et de la convention, avec la signature des représentants du gouvernement français. Si, comme il y a tout lieu de le penser, le représentant de l'État qui a signé la convention n'a pas signé les accords du 6 juillet, il sera nécessairement établi que la convention financière n'a modifié ni complété en quoi que ce soit la convention technique.

III- La conclusion qui précède est une conclusion sur le fond : dans son jugement du 22 juin 1942, le Tribunal de  commerce ne l'a pas condamnée ; il ne pouvait le faire ; mais, sensible vraisemblablement, comme l'est le juge, quel que soit son degré, dans des circonstances comme celles que nous traversons, à des moyens que l'on représente comme une garantie nécessaire de l'intérêt du Trésor et de l'intérêt général, il n'a pas voulu voir, dans le problème posé devant lui un conflit entre des parties privées (c'est cependant la qualité qu'a l'État comme assureur) et obliger le débiteur à exécuter ses engagements, quitte à lui à se faire subroger dans des droits qu'aurait son créancier contre un tiers, et il s'est refusé à consulter le document capital du débat, la convention du 4 juillet, à l'analyser et à l'appliquer personnellement, sous le prétexte qu'il s'agirait d'un acte de la puissance publique dont la juridiction administrative aurait seule qualité pour fournir l'interprétation - interprétation rendue nécessaire par le désaccord des parties sur sa portée.
Le Tribunal de commerce ne saurait, à mon avis, maintenir cette solution dans les termes dans lesquels elle est conçue : "Renvoyant les parties devant la juridiction administrative pour faire procéder à l'interprétation de la convention invoquée et visée au jugement", il admet nécessairement que l'acte invoqué par l'État est un acte administratif et que le sens en est douteux ; ce sont, en effet, les deux conditions auxquelles est subordonnée, par la Cour de cassation, l'obligation pour l'autorité judiciaire de surseoir à statuer dans des circonstances comme celles de la cause. Mais il ne faut pas oublier que le juge compétent saisi d'un litige doit faire l'application des actes administratifs dont le texte est clair et précis et ne peut renvoyer à l'autorité administrative que ceux dont le sens fait l'objet d'une contestation sérieuse, d'où il suit qu'il doit préciser en quoi consiste l'ambiguïté ou l'obscurité de leurs termes et qu'il ne lui suffit pas à cet égard de constater que les dispositions litigieuses sont obscures "puisqu'elles ne prêtent à des interprétations différentes" de la part des parties, ce qui est le motif unique du jugement du 22 juin - (Cps. civ. cass. 27 novembre 1929, S. 30.I.91).
Le Tribunal de commerce ne doit pas se contenter de l'affirmation de l'État que par la convention en jeu "Il a disposé du chargement dont il s'agit". Il lui faut préciser quelles sont les dispositions de la convention du 4 juillet 1940 qui révèlent l'existence de l'acte de disposition, caractéristiques d'une contrainte émanant du gouvernement français et libérant l'assureur de l'obligation dont il est tenu à l'égard des sociétés assurées. Il lui incombera, en conséquence, de répondre expressément aux conclusions qui seront prises au nom de ces sociétés et qui reproduiront les formules si nettes du titre et des clauses des accords du 4 juillet 1940 : faute par lui ou la Cour d'appel de le faire, son jugement et l'arrêt qui le confirmerait ne permettraient pas à la Cour de cassation d'exercer le droit de contrôle qu'elle possède en la matière et ils devraient être cassés en vertu de la jurisprudence que j'ai rappelée plus haut.
La solution de l'instance ne serait, par suite, pas douteuse si la qualification d'acte administratif donnée par le tribunal à la convention invoquée par l'État était juridiquement exacte : le juge du fait et, à son défaut, le juge de cassation devraient reconnaître la clarté et la précision des termes de l'acte litigieux comme je l'ai démontré ci-dessus ; dans le cas où la thèse contraire prévaudrait et où l'interprétation de l'acte s'imposerait, la juridiction administrative, saisie sur renvoi, devrait consacrer la portée attribuée à cet acte par les sociétés intéressées.
Mais la convention de 1940 est-elle un acte administratif et, dans l'hypothèse de l'affirmative, dans quelle catégorie d'actes administratifs doit-elle être classée ? Cette question est capitale pour permettre de déterminer la situation juridique des sociétés et d'apprécier les chances qu'elles peuvent avoir de trouver ou non un juge capable de statuer sur le sens et la portée de cette convention.

IV- Celle-ci s'analyse en une cession par l'État français de chartes-parties qu'il a passées avec des armateurs dans les conditions du droit privé : le contentieux auquel peuvent donner lieu ces chartes-parties est un contentieux judiciaire ; le Conseil d'État l'a décidé par une jurisprudence constante au cours de la guerre de 1914-1918 et après cette guerre à l'occasion de contrats de même nature souscrits pour les besoins des armées françaises. Il est difficile de concevoir que l'acte portant cession de ces contrats et qui ne contient aucune clause se référant à des textes réglementaires ou offrant un caractère exorbitant du droit commercial ait un caractère différent.
Je n'aurais aucune hésitation sur ce point si le cessionnaire était une personne de droit privé : l'acte serait un acte de gestion d'un service public passé dans les formes du droit commun et ne constituant nullement un marché administratif ; l'autorité judiciaire serait compétente pour en fixer le sens et la portée et vous pourriez vous prévaloir non seulement de la théorie de l'acte clair et précis, mais encore de la plénitude de juridiction appartenant au juge devant lequel le litige est porté.
Je ne crois pas toutefois que la Cour de cassation ou le Conseil d'État admette qu'un accord passé, au cours de la guerre, par le gouvernement français avec un gouvernement étranger puisse être assimilé à un contrat de droit privé, quels que soient son objet et sa forme. L'État peut, en toutes circonstances, avoir recours, pour répondre aux besoins des services publics, aux modes de contrats prévus par le droit administratif ou par le droit commun, civil et commercial, quand il traite avec ses ressortissants ou avec des sujets de nations étrangères ; aucune question de souveraineté ou de puissance publique n'est alors en jeu. Il n'en est plus de même quand il s'agit d'accords réalisés entre deux gouvernements : chacun d'eux accomplit un acte qui est nécessairement fonction d'intérêts politiques, qui ne peut avoir, par suite, le caractère d'un acte administratif proprement dit et qui est, suivant la terminologie du droit public français, un acte de gouvernement.
Il est donc impossible de contester la qualification donnée à la convention du 4 juillet 1940 par le tribunal de commerce dans son jugement du 22 juin I942 : que l'on emploie l'expression "acte de la puissance publique" ou l'expression "acte de gouvernement", qui est plus correcte, l'on ne peut nier que l'on ne se trouve pas en présence d'un acte ressortissant par lui-même à la compétence de l'autorité judiciaire.
La question se pose alors de savoir quelle est l'autorité compétente pour statuer sur le sens qui appartient à un tel acte ?
N'est-il pas interdit à l'autorité judiciaire de le faire à raison du principe de la séparation des pouvoirs? Si elle ne peut s'immiscer dans le fonctionnement des services publics, ne doit-elle pas, à plus forte raison, ne pas intervenir dans l'exécution des actes du gouvernement et ne le ferait-elle pas en interprétant de tels actes ?
Le Conseil d'État n'a pas rendu, à ma connaissance, d'arrêts qui se soient prononcés è cet égard : il a toujours jugé qu'aucun recours n'était ouvert devant lui contre les actes dits de gouvernement et que ces actes n'étaient pas de nature à engager la responsabilité pécuniaire de l'État. Mais il n'a pas résolu la difficulté que fait naître l'instance dont le Tribunal de commerce est saisi et qui porte sur la question de savoir si un acte de gouvernement, dont le sens et la portée commandent la solution d'un litige entre des parties privées, doit être soumis aux règles appliquées par la jurisprudence française aux actes administratifs proprement dits. Doit-on dans une telle hypothèse appliquer purement et simplement l'acte en jeu dans ses termes si ceux-ci sont clairs et précis ou, si son sens est douteux, en demander l'interprétation à la juridiction administrative ?
Ne pas admettre cette dernière solution serait grave, car l'on pourrait aboutir en fait, sinon en droit, à un déni de justice ; ce sera finalement, en effet, le gouvernement intéressés qui fixera le sens de la convention qu'il a passée avec un gouvernement étranger : ne serait-il pas tenté, dans un cas comme celui de l'espèce, de donner à l'acte litigieux l'interprétation favorable aux intérêts qui, à tort ou à raison, lui sembleront devoir être protégés ?
Je suis, dès lors, d'avis, et vous partagerez sans doute mon sentiment, qu'il faut s'attacher dans le litige actuel à la thèse de l'application des actes administratifs par l'autorité judiciaire, quelle que soit la classe à laquelle ils appartiennent, actes administratifs proprement dits, actes de puissance publique, actes de gouvernement, quand le texte en est clair et précis. Les termes de la convention du 4 juillet 1940 permettent de donner à cette argumentation une base sérieuse.
D'autre part, la distinction faite par la Cour de cassation en matière d'interprétation des actes internationaux entre le cas où ce sont des intérêts privés qui sont en jeu et celui où les intérêts des États contractants sont en cause autorise les sociétés assurées à faire valoir que, s'agissant d'actes de gouvernement devant avoir une influence sur les rapports pécuniaires de parties privées, il ne saurait pas plus y avoir d'atteinte au principe de la séparation des pouvoirs dans le fait par l'autorité judiciaire d'appliquer leurs termes clairs et précis qu'il n'y a d'atteinte à la prérogative de l'État en matière de traités internationaux, quand il y a interprétation d'un traité par l'autorité judiciaire, lorsque le conflit à résoudre est d'ordre purement privé.
Je souhaiterais voir régler le litige par la Cour de cassation sur ce point : je crains, en effet, que le Conseil d'État qui, en matière d'actes internationaux affirme son incompétence, qu'il s'agisse du recours pour excès de pouvoir ou du recours en interprétation, n'étende, s'agissant d'actes de gouvernement, la fin de non recevoir qu'il oppose aux demandes d'annulation de tels actes à une demande tendant à leur interprétation. Dans les deux cas, la raison de décider semble être la même, l'impossibilité pour le juge de contrôler et d'apprécier les décisions prises par le gouvernement dans les limites de son pouvoir politique.
Le renvoi de l'interprétation de la convention de 1940 à la juridiction administrative prononcé par le tribunal de commerce, parce qu'il s'agit d'un acte de souveraineté et de puissance publique, reviendrait, si ma crainte était fondée, à faire disparaître tout juge de l'interprétation et à remettre, en fait, entre les mains de l'État la solution du procès : la facilité avec laquelle l'administration de la Marine a refusé de voir une capture ou une saisie de navires au sens de la police dans la mainmise des autorités britanniques sur un navire dans des cas analogues à celui du "Président-Sergent", après l'avoir précédemment affirmé, suffit à révéler le danger qu'offrirait une telle situation.

V - J'ai raisonné jusqu'ici en admettant que, sous réserve d'une impropriété de termes, la qualification de la convention de 1940 par le Tribunal de commerce était correcte et que, s'il s'agissait d'un acte administratif d'une catégorie spéciale, le caractère administratif de cet acte n'en existait pas moins au regard de l'autorité judiciaire.
Il me faut maintenant envisager une hypothèse différente : la convention n'est pas plus un acte de gouvernement, administratif par essence, qu'un contrat administratif; elle est un acte international parce qu'elle a été passée entre deux gouvernements au cours d'une guerre en vue de sa direction et de sa conduite, encore qu'il s'agisse d'une opération de liquidation : elle doit, par suite, être assimilée au point de vue contentieux à un traité international. Et c'est bien ce qui semble ressortir des conclusions prises par l'État devant le Tribunal de commerce dans sa demande de huis clos quant il fait allusion au caractère secret des accords et aux inconvénients d'ordre diplomatique pouvant résulter de leur discussion à l'audience publique.
J'ai rappelé plus haut d'un mot la jurisprudence de la Cour de cassation au sujet de l'application et de l'interprétation de tels actes. La Chambre civile et la Chambre criminelle sont d'accord sur le principe : je ne m'attacherai qu'aux deux arrêts les plus récents de la première de ces chambres, l'un du 7 mars 1910 (S. 15.I.201) - oeuvre de M. le président Falcimaigne dont l'autorité était considérable, l'autre du 22 décembre 1931 (D.P. 32.I.131) qui a été précédé de conclusions de M. le procureur général Matter.
Aucune discussion n'existe quand les termes du traité sont clairs et précis; le juge n'a pas la faculté, mais l'obligation de l'appliquer. Le texte du traité est-il obscur ? Les tribunaux judiciaires ont compétence pour l'interpréter du moment qu'il a été régulièrement promulgué, quand il s'agit de résoudre un litige d'intérêt privé, mais non en tant qu'il s'agît de statuer sur une question soulevant des difficultés d'ordre public et international (Cfs sur ce dernier point Crim. 22 mars et 9 août 1923. S. 24.I.89 et la note de M. Roux ; 23 février 1912 et 8 mars 1913. S. 15.I.81). C'est ce que rappelait le procureur général Matter dans les conclusions que j'ai visées plus haut (Cps. loco citato p. 136, col. I, in fine), lorsqu'il déclarait que, dans l'espèce alors en jeu, les juges du fond avaient à bon droit interprété les conventions diplomatiques passées entre la France et l'Espagne, parce qu'il était évident "qu'un procès entre un propriétaire français et son locataire étranger (à propos du droit à la prorogation d'un bail commercial) était un litige d'intérêt privé".
Le litige porté devant le Tribunal de commerce par les sociétés assurées contre leurs assureurs, État ou sociétés privées, a-t-il un caractère différent ? On ne saurait le soutenir : il s'agit de l'application d'une police d'assurances, d'une exception soulevée par l'assureur et dont l'admission ou le rejet dépend de la portée d'une convention internationale, c'est-à-dire d'éléments essentiellement comparables à ceux en face desquels se trouvait la Chambre civile en 1931.
Sans doute, s'agissait-il dans les arrêts que je viens de citer de conventions diplomatiques ayant, si l'on peut employer cette expression par analogie, un caractère réglementaire et dont l'objet était de déterminer la situation territoriale de deux états (arrêt de 1910) où la situation juridique des ressortissants des États contractants dans les territoires dépendant de la souveraineté de chacun d'eux (arrêt de 1931). Ici, au contraire, il s'agit d'un acte de gestion, tout au moins dans la thèse des sociétés assurées, et la notion que les traités internationaux participent du caractère de la loi du fait de leur promulgation, qui explique la jurisprudence de la Cour de cassation, ne saurait être invoquée. Des auteurs considérables, comme Despagnet, enseignent toutefois que tous les accords conclus entre les États constituent des traités ; dès lors, si l'on estime, avec moi, que la convention du 4 juillet 1940 constitue, tout en concourant à la gestion d'un service public, un acte de gouvernement, un tel acte n'en a pas moins par nature le caractère d'une convention internationale et il s'ensuit que, dans le cas où l'administration ou un particulier entend s'en prévaloir pour lui faire produire des effets légaux, l'on ne saurait enlever au juge le droit de contrôle et d'interprétation qui lui appartient en vertu des principes consacrés par la Cour de cassation, du moment que le litige est d'intérêt privé.
Nos conclusions sur la question de compétence soulevée par le jugement du Tribunal de commerce du 22 juin 1942 se résument en dernière analyse, en deux propositions : 1°/ si l'on admet la qualification d'acte administratif donnée à la convention de 1940 par ce jugement, il convient de faire valoir que l'acte est clair et précis et doit être appliqué par l'autorité judiciaire dans ses termes, tout renvoi pour interprétation pouvant entraîner un résultat négatif ; 2°/ si l'on voit dans la convention un accord international, il faut s'en tenir très fermement à la jurisprudence de la Chambre civile qui aurait l'avantage de donner un pouvoir plus étendu au juge du fond, lequel n'aurait pas seulement à appliquer l'acte en cause, mais pourrait aussi l'interpréter.

VI- Je crois devoir, en terminant, m'expliquer sur deux objections que suggère la lecture des pièces du dossier.
Il ressort du rapport de mer du capitaine du "Président-Sergent" que la cargaison de ce navire a été l'objet d'une dépossession pratiquée par la force par les autorités britanniques. J'ai déjà relevé ce fait à deux reprises et constaté que sa réalité n'a jamais été niée par les assureurs ; ceux-ci se contentent d'affirmer que cette saisie n'aurait point un caractère juridique conforme à son caractère apparent parce qu'elle aurait été autorisée par le gouvernement français, et ils en trouvent la preuve dans une convention passée entre les gouvernements français et britannique et qui, leur raisonnement l'implique nécessairement, serait opposable à tous les ressortissants de l'État français malgré le caractère secret qui lui appartient et qu'ils rappellent eux-mêmes.
C'est à ce propos que l'on peut formuler la première des objections auxquelles je viens de faire allusion. Ne pourrait-on dire que la convention de 1940, entendue comme le soutiennent les assureurs, affecte moins la nature d'un contrat que celle d'un acte réglementaire ? N'a-t-elle pas en effet pour objet, tout au moins à l'égard des armateurs et propriétaires de cargaisons français, de régler leur situation par des dispositions générales, sans aucune mention des personnes, personnes morales ou personnes physiques, auxquelles elle est applicable ? Or elle n'a jamais été publiée et elle n'est, par suite, opposable à aucun citoyen français.
La jurisprudence du Conseil d'État et celle de la Cour de cassation sont d'accord sur ce point : le Conseil d'État a jugé, en matière fiscale, par un arrêt du 28 janvier 1938 (Lebon p. 98), que la disposition contenue dans des instructions ministérielles qui n'ont été l'objet d'aucune publication au Journal officiel ne peut être opposée aux contribuables. Par arrêt du 28 novembre 1834 (S. 34. I.822) la Cour de cassation a décidé que les traités diplomatiques légalement stipulés ne deviennent lois de l'État, obligatoires pour les citoyens, que quand "ils ont été reçus et publiés en France".
"Ce n'est pas, exposait Mr le procureur général Dupin dans ses conclusions sur cet arrêt, qu'il ne puisse exister des traités non publiés, des traités secrets, gardés en portefeuille ; mais alors leurs effets se bornent aux gouvernements qui les ont signés et ne s'étendent pas aux citoyens pour qui ils sont inconnus."
Si la convention du 4 juillet 1940 est secrète, comme le déclare l'avocat de l'État, elle constituerait donc par nature un acte non opposable aux sociétés par leurs assureurs et ces derniers seraient non-recevables à s'en prévaloir.
Cette doctrine a été confirmée par un avis de la Cour permanente de justice de La Haie du 3 mars 1928 qui subordonne les effets d'un accord international à l'égard des ressortissants des États contractants à l'intervention d'un acte de législation interne.
Elle ne me paraît pas cependant décisive dans l'espèce.
La Cour de La Haie a apporté elle-même une restriction au principe qu'elle a rappelé au début de son avis de 1928 en admettant qu'il est dérogé à ce principe quand les parties contractantes ont traité précisément en vue de régler la situation des ressortissants intéressés. (Dalloz, Rep. prat. additions (v° Traité international - N° 78-2°). Or, tel est bien le cas de la convention de 1940 qui a eu pour but de transférer au gouvernement britannique les droits que l'État français tenait des chartes-parties dont elle constate la cession, ce qui permettrait au Tribunal de commerce de conclure que si la question de fond reste entière, l'exception de non-opposabilité ne saurait être retenue.
J'ajoute que les accords du 4 juillet 1940, tout en constituant une convention internationale soumise aux règles d'interprétation des actes internationaux, ne sauraient, à mon avis, être soumis aux règles de promulgation des traités qui sont appelés à devenir lois de l'État. Ils ont eu pour objet une cession de droits dont le caractère de droits privés est indéniable et ils n'affectent la nature de convention internationale qu'à raison de la qualité des parties contractantes ; ils ne contiennent, en réalité, malgré la formule que j'ai employée ci-dessus aucune disposition législative ni réglementaire et, par suite, ils n'avaient pas à être publiés.
C'est alors que se présente la deuxième des objections que je discute ici : si le caractère de contrat prédomine dans la convention franco-britannique de juillet 1940, comment celle-ci serait-elle opposable aux sociétés assurées qui n'y ont pas été parties et n'est-ce pas le cas de faire application de l'article 1165 du Code civil en vertu duquel les conventions ne peuvent être opposées aux tiers, ni invoquées par eux ? Mais là encore, je ne crois pas que la thèse des sociétés assurées serait fondée.
Malgré sa généralité la règle de l'article 1165 c. civ. n'a pas pour conséquence d'interdire au juge de recourir à des conventions étrangères aux parties pour résoudre les différends qui les divisent. Tout acte juridique a une existence à l'égard des tiers, au moins à titre de fait, bien qu'il ne fasse pas de ceux-ci des débiteurs ou des créanciers directs, et c'est ainsi qu'un acte étranger aux parties peut être retenu à titre de document confirmant les dénonciations et la portée des actes applicables à celle-ci. La jurisprudence de la Cour de cassation est trop constante à ce propos pour que j'aie à insister.
Or, la clause dite des Alliés, contenue dans les polices des compagnies d'assurance privées et par référence dans le certificat de l'assurance d'État, suppose un acte du gouvernement français ayant pour conséquence d'entraîner à l'égard de l'assuré le dommage que l'assureur couvre quand il est imputable à l'ennemi. Cet acte n'est défini que dans une énumération qui est étrangère à la forme qu'il doit revêtir et aux conditions dans lesquelles il doit intervenir, il peut, dès lors, résulter d'un accord écrit avec un tiers aussi bien que d'un fait de l'État ou de ses représentants atteignant matériellement et directement la partie lésée. C'est dire que la clause des Alliés suppose par elle-même, dans l'intention des parties, que le juge pourra, pour vérifier s'il y a capture, saisie, arrêt, molestation ou détention imputable à l'État français, se reporter à toute convention passée par ce dernier et dans laquelle l'assureur soutiendrait trouver une cause de libération.
Les deux moyens auxquels on aurait pu songer pour écarter du débat la convention du 4 juillet 1940 ne sauraient, dès lors, à mon sens, être accueillis par le Tribunal de commerce s'ils lui étaient soumis.

VII - Je ne méconnais nullement que cette solution est contraire à la conclusion logique à laquelle devrait aboutir l'examen de la situation des parties : les assurées invoquent, pour demander le paiement de la valeur de la cargaison, un acte de force des autorités navales britanniques dont la matérialité est indéniable ; les assureurs se refusent à accueillir la demande sous le prétexte que le gouvernement français a autorisé ce coup de force, ce qui n'est pas exact, les dates mêmes le prouvant.
En réalité, le gouvernement a tenté et tente encore d'obtenir pour ses ressortissants une compensation du dommage que leur ont causé le déroutement et la saisie de leurs marchandises. Il est intervenu à cet effet auprès du gouvernement britannique pour obtenir ce résultat : une telle situation de fait ne saurait de toute évidence porter atteinte aux droits que les assurées tiennent de leurs polices et les assureurs ne devraient pouvoir exiger que d'être subrogés dans le bénéfice que l'attitude du gouvernement français peut entraîner au profit de leurs créanciers.
L'argumentation de l'État ne condamne nullement cette conclusion : il suffirait au Tribunal de commerce d'une vérification de fait élémentaire pour l'écarter. Le jugement qu'il a rendu le 22 juin 1942 ne permet pas malheureusement d'espérer qu'il consente à la faire et c'est pourquoi j'ai cru nécessaire de vous soumettre, sur les différents aspects du problème que font apparaître les conclusions des assureurs, un avis dont vous excuserez la longueur.

Votre tout dévoué.

 

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