1941.07.26.Discours de H. Nitot.Ecole menagere du Trait
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Réunion du samedi 26 juillet 1941 à l’occasion du départ en retraite de mademoiselle Séry, directrice de l’Ecole ménagère.
Le Trait.
Allocution de monsieur Henri Nitot
Chère mademoiselle,
Si vous l’aviez voulu, vous auriez certainement pu continuer encore à diriger cette école ménagère ; vos forces physiques ne vous trahissaient pas et votre cœur conserve un enthousiasme et une ardeur que plus d’un jeune vous envierait.
Mais comme tout est en vous mesure et discrétion, vous avez estimé qu’il convenait mieux de choisir pour votre retraite l’heure sereine, om l’activité étant encore intacte et l’héritage bien assuré, vous pouviez partir sans peur et sans reproches avec l’espérance de pouvoir jouir longtemps d’un repos bien gagné.
Telle est l’attitude du sage et à votre imitation, vos amis réunis autour de vous ne placeront pas cette réunion sous le signe du regret, mais sous celui de la paix et de la sérénité. Au surplus, cela nous fera une petite oasis heureuse dans le désert actuel de la vie.
Pour donner à cet entretien un peu plus de familiarité je m’autoriserai de notre vieille amitié, de la solide et fidèle affection que vingt années de confiante collaboration ont fait naître entre nous. Ceci me permettra d’expliquer le succès de votre œuvre par des considérations qui vous seront plus personnelles.
C’est d’abord, mademoiselle, à votre famille que je pense. Quelqu’un peut-il vraiment songer à faire œuvre d’éducation s’il n’a pas vu d’abord pratiquer au foyer familial toutes ces vertus qu’il entend enseigner plus tard, et si la tradition n’en est pas naturelle chez lui et chez les siens ?
Or, vous m’avez fait à maintes occasions la confiance de m’ouvrir votre intimité familiale ; j’ai connu votre cher frère, monsieur le chanoine Séry, que nous sommes si heureux de retrouver aujourd’hui à vos côtés et qui lui non plus ne marchandait jamais son concours quand Le Trait faisait appel à lui ; j’ai connu plusieurs de vos sœurs et j’ai même assisté à la profession religieuse de l’une d’elles. J’ai donc pu admirer quelle union, quelle harmonie régnaient entre vous et quel idéal inspirait la vie de tous les vôtres ; ils portent le témoignage des enseignements et des exemples qui vous furent donnés au foyer familial.
Ainsi armé au départ, il est facile ensuite d’affronter la vie et de prétendre apprendre et communiquer aux autres ce que l’on possède si bien en soi.
Il n’est pas je crois d’autre secret pour l’éducateur, et ce sont les bénédictions reçues ainsi abondamment et que d’ardentes prières ont toujours entretenues autour de vous que vous avez ensuite répandues sur votre école et sur vos élèves.
Si je voulais brièvement résumer vos qualités essentielles je pourrais le faire par ces quelques mots : effacement – persévérance – enthousiasme.
Effacement tout d’abord.
On peut dire en effet que cette école est deux fois votre œuvre, par le travail pédagogique que vous y avez accompli sans aucun doute, mais aussi par l’acceptation volontaire de conditions de vie extrêmement modestes que vous avez toujours supportées allègrement et qui ont pu permettre de la maintenir au travers des tempêtes.
Je peux témoigner que vous n’avez jamais poursuivi ici aucun intérêt personnel et qu’au contraire votre carrière a été toujours accompagnée du plus profond renoncement, fidèle en ceci à la parole de l’Imitation : « Choisissez toujours plutôt d’avoir moins que plus. »
Lorsque ne disposant dans nos années difficiles que d’un maigre budget d’œuvres sociales je ne pouvais que trop rarement vous accorder les satisfactions d’ordre matériel auxquelles vous auriez pu légitimement prétendre, je vous assure que j’en avais le cœur serré et que j’admirais la simplicité avec laquelle vous acceptiez votre vie étroite et les miracles d’économie et de gestion que vous accomplissiez.
Tout autour de vous était effacement, ce baraquement tout d’abord dont vous vous êtes toujours contentée, où mieux qu’en de confortables installations, vous avez su faire épanouir votre œuvre, mais qui rappelle tout de même un peu trio Notre Dame de la zone ; ce logement plus qu’insuffisant où vous avez vécu si longtemps avant d’avoir votre belle maison, et que vous étiez obligée de regagner à pied le soir après votre dure journée. Que de fois en remontant chez moi le soir j’apercevais en passant la lueur de la modeste lampe à pétrole qui signalait qu’on veillait encore à l’école ménagère pour préparer la leçon de coupe du lendemain ou le travail des petites du jeudi et jamais vous ne quittiez votre ouvrage sans que tout soit prêt.
Et vous trouviez encore le moyen de faire ces longs kilomètres pour aller assister de bonne heure aux offices, avant que le Bon Dieu compatissant ne se soit lui-même décidé de venir habiter chez vous.
C’est par une faveur tout à fait exceptionnelle de Monseigneur du Bois de la Villerabel, et en considération de vos mérites particuliers que vous fût accordé de pouvoir conserver les Saintes espèces dans votre chapelle, et je crois que de ce jour un grand bonheur vous accompagna partout et qu’un grand réconfort vous fût apporté. Extérieurement, on eut l’impression que vous étiez devenue davantage encore la servante du Seigneur, celle qui avait cependant désiré demeurer au milieu des servitudes du siècle pour réaliser en action ce que d’autres, dont la voie est différente, accomplissent en contemplation.
Pour réussir, il vous a fallu ensuite beaucoup de persévérance.
D’abord pour installer complètement votre école, et je me rappelle combien vous trottiez allègrement sur la route quand il s’agissait de venir convaincre Monsieur Majoux, forcément inexpert en organisation ménagère, que tel ustensile ou telle installation vous était indispensable. Vous profitiez alors de l’hospitalité aimable de Monsieur l’Abbé Quilan, l’ami de toujours de votre famille, qui lui aussi a tant fait pour l’âme de cette cité et que nous saluons bien respectueusement. Ensuite il vous a fallu trouver des clients, c’est-à-dire des parents qui voulussent bien consentir à faire franchir pour la première fois à leur petite fille la porte de cet antre mystérieux, où devaient certainement se passer des choses étranges et qui se nommait une école ménagère.
A l’époque il s’agissait en effet d’une institution fort peu développée en France, et si depuis on a marché à pas de géants, nous faisions alors figure au Trait de véritables précurseurs.
Et puis convaincre toutes les mamans qu’il est possible d’apprendre dans une école ces gestes qu’elles répètent automatiquement chez elles depuis des années sans avoir vraiment eu conscience de la nécessité d’un effort méthodique, que le ménage constitue somme toute la synthèse d’une foule de petits métiers nécessitant tous un véritable apprentissage, voilà qui était une très grosse affaire et il faut bien confesser qu’il a fallu beaucoup d’années pour que vous en veniez à bout.
Quelle ténacité il vous a fallu pour convaincre l’une après l’autre chaque maman, pour les intéresser à venir d’abord rendre une courte visite à l’école ménagère un jour d’exposition, puis finalement pour les décider à vous confier leur enfant !
Telle rentrée était à peu près bonne, telle autre au contraire tout à fait décevante, sans rapport en tout cas avec les efforts déployés par vous, et pendant longtemps l’école se contenta de marcher cahin-caha, animée seulement un peu plus le jeudi, mais presque muette tous les autres jours de la semaine.
Cependant, certaine de travailler pour le bien général, de posséder la vérité, vous n’avez jamais fléchi, et puis finalement le miracle s’est produit, l’œuvre a été comprise, mamans et papas ont constaté d’expérience quel bien vous faisiez à leurs enfants et avec quels soins vous les prépariez à l’existence.
Dès lors vos rentrées furent nombreuses, trop nombreuses même puisque l’admission du jeudi dût être limitée, et depuis vous n’avez cessé de vivre dans une ruche bourdonnante.
Je crois bien qu’il y a là un des plus beaux exemples à donner de persévérance récompensée, exemple qui peut servir à ceux qui s’occupent d’œuvres, car celles-ci ne finissent en général par s’imposer dans l’opinion que lorsque leur utilité est inscrite depuis longtemps dans les faits.
Mais il ne faut pas s’en plaindre car on serait rebelle à l’antique sagesse en voulant brûler les étapes et le porche de la deuxième vertu ne se franchit que par la grâce.
Mais renoncement et persévérance auraient été insuffisants à parfaire votre œuvre si vous ne l’aviez animée par votre enthousiasme, par cette vigueur de pensée, cette jeunesse d’esprit, cet amour également de l’indépendance qui vous étaient et vous sont demeurés si personnels.
L’enthousiasme est un trésor que les natures d’élite portent en elles et qui s’étend à tout objet : on aime son métier, on aime sa patrie, aime son Dieu, et tous ces amours conjugués plongent l’être humain dans une atmosphère de joie ardente favorable au développement de ses intuitions et de ses initiatives.
Madame Danielou dit encore dans son beau livre sur l’éducation selon l’esprit :
« L’éducateur n’a pas le droit de vieillir, d’être le témoin pétrifié d’un autre âge, de s’attendrir sur les temps passés : son influence est au prix de sa jeunesse, d’une puissance de compréhension et de sympathie toujours vivante et chaude, d’une charité sans feinte. »
Or vous portiez bien en vous toutes les caractéristiques de cet enthousiasme qui rendent la personnalité agréable et accueillante : la gaieté, l’amour de la jeunesse à laquelle, comme vous le disiez vous-même il y a quelques jours, vous avez toujours accordé le préjugé favorable et dispensé une large indulgence, le souci de ne pas vous cantonner dans de sèches tâches pédagogiques, mais de faire de votre école une institution vraiment vivante où les élèves venaient avec joie, de la prolonger ensuite par des œuvres complémentaires, comme celle du Trousseau qui vous permettait de ne jamais perdre le contact avec vos anciennes élèves, de la faire connaître au dehors par d’intéressantes expositions où vous trôniez au milieu des pâtés et des dentelles, d’en faire enfin le centre d’une vie intérieure active, par exemple par vos retraites de premières communiantes pendant lesquelles l’école devenait vraiment une maison familiale, et aussi par les retraites destinées à vos élèves.
Eclectique dans votre programme vous débordiez du ménage proprement dit sur le chant et la musique, sur la gymnastique, sur la sténographie et la dactylographie ; il n’était somme toute pas d’idées susceptibles de vous faire peur quand il s’agissait de rendre votre enseignement attrayant et moderne.
Et que dire de ce souci que vous aviez de faire naître autour de vous cette divine fantaisie qui fait le charme de l’existence ! Rappelons-nous que ces représentations que vous organisiez à Noël et pour vos distributions de prix, qui vous donnaient tant de mal, mais par lesquelles vous vous efforciez de faire aimer aux enfants ces fables, ces chansons, ces danses qui sont de notre tradition française et dont le souvenir les préparera plus tard, quand le cauchemar sera fini, à réapprendre cette joie de vivre, indispensable à l’équilibre des créatures humaines.
Il me semble même me rappeler, mademoiselle, que vous vous êtes essayée au journalisme. La rubrique gastronomique que vous déteniez jadis dans la presse locale nous avait appris, bien avant les restrictions, à faire des plats succulents sans lait, ni beurre, ni œufs, à moins que nos jeunes ingénieurs, eux aussi débordants d’imagination n’aient de temps en temps abusé de votre signature pour réinventer la cuisine à leur mode particulière.
Mademoiselle, je crois avoir maintenant rappelé à peu près honnêtement les qualités qui vous ont permis d’accomplir sans défaillance une œuvre difficile, et voici arrivée pour vous l’heure du jugement.
Tous vos amis, tous vos collègues, tous vos sympathiques voisins sont réunis autour de vous et vous vous demandez peut-être avec un peu d’inquiétude : qu’est-ce que l’on pense de moi ? Ai-je finalement réussi ce que je voulais faire dans ma vie ?
Rassurez-vous tout de suite car vous n’éprouvez ici que sympathie, qu’amitié, que reconnaissance.
Ces hommes qui vous entourent et qui eux aussi depuis de longues années mettent leur science, leur technique, leur valeur professionnelle au service des chantiers, ont tous la conviction que vous apparteniez à leur équipe ; ils savent que tandis qu’ils bâtissaient une grande entreprise et de magnifiques navires, vous les aidiez dans leur tâche en contribuant à former l’âme de la cité.
Les messieurs, à cause des charges de leur métier, arrivent trop souvent à ne plus voir que la moitié de l’humanité, ils s’attachent suivant leur grade à former de bons chefs, de bons ouvriers, de bons apprentis, mais ils ne se préoccupent pas toujours suffisamment – et ils en demandent humblement pardon aux dames présentes – de celles qui sont les gardiennes du foyer, de celles qui sont ou deviendront les mamans, de celles qui à toute minute du jour bâtissent par d’humbles travaux le bonheur de la maison.
Vous, au contraire, vous aviez en charge de former toutes nos jeunes filles et de ce que vous avez pu leur apprendre dépendront pour beaucoup de chefs de famille cette foule de petites joies simples, mais solides qui résumées constituent le bonheur tout court.
Avez-vous réussi ?
Certainement oui, car nos jeunes filles du Trait sont de bonnes jeunes filles et vous les avez vues d’ailleurs vous-même assemblées autour de vous il y a quelques jours et vous apporter leur réponse.
En général, elles désirent fonder de bonne heure leur foyer et le peupler de nombreux enfants. Leurs maisons sont pimpantes et reflètent l’ordre, l’économie, la gaieté, elles aiment les fleurs et les jardins, elles s’emploient à embellir et à orner leur intérieur et à le rendre attrayant pour l’heure de la rentrée des papas. Enfin leur esprit est sérieux et solide et nous l’avons bien vu avec la guerre l’adversité s’est abattue sur tant de logis.
Tout de suite chacun s’est attaché à entourer de sollicitude le soldat part aux armées ou le prisonnier et à faire assaut d’entr’aide et de dévouement. Quand la menace de la proche bataille est arrivée, tous sont demeurés calmes et l’exode, si dur qu’il ait été, est demeuré aussi ordonné qu’il se pouvait. Aujourd’hui que des épreuves nouvelles frappent notre cité, chacun encore y conserve son sang-froid et cela n’est possible que parce que tous les membres des familles ont été formés aux mêmes disciplines morales.
Est-ce trop dire que pour une part importante il faut voir là l’effet de votre influence et de votre enseignement ?
En ce qui me concerne j’ai toujours hautement apprécié votre civisme et votre dévouement, et même ce vieux bon sens normand qui par un langage direct vous permettait de dire à tous le fond de votre pensée – et il s’agissait toujours d’un bon conseil ou d’un sage avertissement. Mon ami Abbat, dans la tâche devenue avec les circonstances présentes encore plus rude et difficile de Directeur des Chantiers vous a dit lui aussi qu’il avait considéré votre action comme fondamentale et il vous l’a souvent prouvé.
Ces prêtres qui vous entourent de leur considération et de leur respect sont aussi des témoins de l’efficacité de votre vie et leur présence aujourd’hui atteste que vous n’avez jamais dévié de la ligne droite. D’ailleurs deux archevêques de Rouen ne sont-ils pas venus successivement vous témoigner ici même leur haute estime, mais faut-il vous compromettre en rappelant qu’un ministre radical vint aussi vous y décorer ?
Vous êtes donc finalement une femme comblée et tout est si plein de vous ici que certainement votre souvenir y sera longtemps conservé.
Vous quittez d’ailleurs cette école avec la certitude de la léguer à des mains expertes et en laissant à ceux que vous aimez ce beau testament moral que je lisais l’autre jour avec une grande joie, d’abord parce qu’il constitue une belle page de français, ensuite parce que vous avez donné à vos adjointes et à vos élèves nouvelles et anciennes des conseils qui contiennent tout l’essentiel pour continuer votre œuvre et la faire rayonner.
C’est bien avec cette élégance, Chère Mademoiselle, qu’il fallait partir, dans la sérénité et dans la joie du travail bien fait, et je vous dédierai pour finir ce petit quatrain de notre grand Péguy :
« Dans une belle vie il n’est que de beaux jours
Dans une belle vie il fait toujours beau temps
Dieu la déroule toute et regarde longtemps
Quel amour est plus cher entre tous ces amours. »