1932.04.00.De La Revue illustrée des chemins de fer de l'État.Article sur les ACSM
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La Revue illustrée des chemins de fer de l'État - avril 1932
Des Chantiers parmi les fleurs
Le Trait
La Seine, qui descend capricieusement vers la mer, après avoir caressé Rouen, la « ville aux cent clochers » chantée par Victor Hugo, côtoie le long des courbes harmonieuses de ses rives cent spectacles changeants mais toujours beaux. Ici, c'est un vieux clocher se mirant dans l’eau qui fuit, là une antique ferme normande blottie sous les pommiers, entourée de prairies toujours vertes, ailleurs les hautes cheminées et les vastes bâtiments d'une usine, plus loin les vertes frondaisons qui dominent les coteaux de la vallée de la Seine.
Nulle contrée n'offre plus d'attraits variés que celle qu'on peut admirer en suivant les méandres du fleuve de Saint-Martin-de-Boscherville à Caudebec-en-Caux.
L'abbaye de Saint-Martin-de-Boscherville, qui est un peu en marge du fleuve, s’appuie au massif forestier de Roumare. Elle fut bâtie vers l'an mille par Guillaume de Tancarville, dans le plus pur style roman. L'abbatiale offre des proportions harmonieuses et des sculptures délicates ; elle est fort bien conservée et l'on ne peut que déplorer les restaurations faites il y a quelque soixante ans qui lui enlèvent beaucoup de son charme. La salle capitulaire, qui subsiste seule du monastère, est, par contre, dans toute son intégrité, et ses chapiteaux naïfs se lisent couramment, mêlant le style ogival au roman.
C’est ensuite l’abbaye millénaire, la cité monastique que conçut Guillaume le Conquérant : Jumièges, le prototype de l’architecture normande dont tant d’églises françaises et anglaises ont subi l’influence.
Ce fut le plus illustre et un des plus nobles monastères du monde, des milliers de religieux y vécurent et travaillèrent à sa grandeur, ses énormes murailles enfermaient une ville de jardins, de vergers, de vastes dépendances desservies par trois églises. Aujourd’hui, il ne reste de tant de richesses et de beauté que des ruines grandioses. Ce que les siècles n'avaient pu détruire, l'homme l’a détruit par la pioche et la poudre en un temps où tout ce qui était beau, noble et pur était considéré comme un défi à la laideur, et devant ce sacrilège l'on ne peut que vibrer à l’unisson du poète lorsqu’il dit :
Toi dont les barbares ont déchiré la chair
Jusqu’à n’en épargner que de maigres lambeaux
Et qui de ta splendeur d’hier
N’as conservé que des tombeaux,
Lève ta voix malgré les clameurs des corbeaux,
Auguste mutilé qui ne veut point mourir.
[Illustrations et légendes : Les Chantiers du Trait. Lancement du sous-marin "Antiope". Objectif Som-Berthiot. — Le Trait. Pommiers, fleurs et chantiers. Clichés Le Hoyer. Voir le PDF.]
Ce qui demeure est, en effet, admirable : des trois églises que peuplaient les évêques et les moines en robe de bure, l'abbatiale Notre-Dame a gardé une nef romane de 90 mètres de long devant laquelle on ne peut que rêver au génie de ces artistes de jadis ; un arc triomphal subsiste seul de la haute tour centrale, et deux tours flanquant le porche s’élèvent fines et ouvrées à 52 mètres du sol. L'église Saint-Pierre, en grande partie détruite, a conservé cependant des sculptures uniques et des chapiteaux fouillés dont certains sont nettement d’inspiration orientale ; de la troisième église il ne reste plus une pierre, mais les ruines de la salle des gardes, de la salle capitulaire, de la salle de V Inquisition et d’autres encore attestent de ce qui fut la splendeur de ce monastère tout imprégné encore de l’âme religieuse qui l’anima aux siècles passés.
En quittant Jumièges dont les tours en éternelle prière surgissent comme de gigantesques accores on est tout surpris, après ce contact émouvant avec le passé, de découvrir sur la rive droite de la Seine une ville neuve inattendue dans ces lieux : Le Trait, cité moderne et cependant pittoresque dont les gracieuses maisons nichées dans la verdure et les fleurs ne font pas tache, mais au contraire s’harmonisent au décor. Elles s’étagent à flanc de coteau jusqu’à la lisière de la forêt, s'allongent au bord de la route de Caudebec à Rouen et descendent jusqu’à la berge du fleuve au bord duquel sont édifiés les chantiers de construction navale qui sont sa raison d'être.
Le Trait, il y a moins de vingt ans, n'était cependant qu'un tout petit village d’environ cinq cents habitants, dont les vieilles maisons normandes, cachées dans les vergers, se groupaient autour du clocher d’une humble église romane qui conserve encore des albâtres admirables qui furent, croit-on, apportés au temps de la conquête anglaise ; du vieux château qui s’élevait, jadis, non loin de la rive du fleuve, il ne reste pas même quelques ruines.
Rien ne laissait prévoir le développement industriel de cette contrée, lorsque aux jours sombres de 1916, alors que la guerre sous-marine organisée par l’Allemagne décimait notre marine marchande, l'industrie nationale comprit la nécessité de parer à la ruine de notre flotte.
Un véritable tour de force entrepris dans cette région, où la main-d'œuvre manquait, où les difficultés de communications et d’approvisionnement auraient fait hésiter les plus entreprenants, la maison Worms et Cie le tenta cependant. Dès la fin de 1916, l’emplacement des chantiers était choisi, le plan d’ensemble établi, et il est aujourd'hui réalisé en grande partie.
Depuis 1921, date à laquelle le premier navire fut lancé, huit cales de construction ont été faites, et 50 bâtiments sont sortis des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, non seulement pour la Marine marchande française et étrangère, mais encore pour notre Marine militaire
Sur près de 25 hectares de prairies et de marécages, ont été édifiés des bâtiments importants conçus d’après les méthodes les plus modernes. Les ateliers sont séparés les uns des autres par de larges espaces de terrain, de telle sorte que l’air et la lumière pénètrent partout en abondance, condition essentielle de parfaite salubrité.
[Illustrations et légendes : Cliché Cie aérienne française. Au-dessus des Chantiers du Trait. Vue prise d’avion. – voir le PDF.]
Le confort et le bien-être ont, en effet, été les principaux sujets de préoccupation des constructeurs. Un vaste réfectoire assure aux ouvriers un abri agréable pendant les heures de suspension du travail. Une cantine confortablement aménagée leur procure des repas sains et abondants. L’infirmerie est organisée pour soigner les blessés ou malades des chantiers et du pays.
La construction de la cité a été poursuivie de front avec l’édification des chantiers. Des maisons de styles variés et sans monotonie abritent, à l'heure actuelle, près de 700 ménages. Elles sont spacieuses, gaies, bien aérées et comprises de manière à procurer le bien-être et à augmenter l'agrément du foyer.
Chaque logement est entouré d’un jardin planté d'arbres fruitiers dont la floraison au printemps enveloppe Le Trait d'un nuage blanc vraiment féerique. Ce jardin fournit les légumes du ménage et chacun le fleurit avec soin et goût, si bien que certaines maisons disparaissent sous les roses et que chaque fenêtre est ornée de fleurs.
Des jardins publics ménagent de larges espaces entre les groupes d'habitations, de telle sorte que le soleil pénètre partout et que l’air est parfaitement salubre.
Bien qu'il n’y ait pratiquement pas de malheureux au Trait, puisque chacun peut par le travail assurer sa subsistance et celle de sa famille, une Société de secours mutuels aide les malades en versant des indemnités ; elle accorde aussi la gratuité à peu près absolue des soins médicaux et pharmaceutiques et participe même aux funérailles.
Enfin, différentes sociétés procurent aux travailleurs et à leur famille le délassement nécessaire aux jours de repos en organisant fréquemment des fêtes lyriques, des bals et des concerts, tandis que les jeunes gens pratiquent un entraînement raisonné de culture physique ainsi que l'athlétisme, le football, le basket-ball sur un vaste terrain mis à leur disposition sur le plateau qui domine la boucle de la Seine de Jumièges à Caudebec-en-Caux.
Tous ces sports contribuent puissamment à la formation physique de la jeunesse en assurant sa belle santé morale.
C’est ainsi qu’au Trait chacun vit dans la joie et la tranquillité au milieu d’une campagne merveilleuse qui offre les distractions et les commodités de la ville.
On peut dire que les réalisateurs de ce gigantesque effort ont accompli une œuvre sociale qui est un magnifique exemple.
A côté de cette ville moderne toute bruissante de vie industrielle, cité d’avenir qui grandit sans cesse, le passé reparaît sans cesse à Saint-Wandrille où la légende veut que vienne aboutir le souterrain qui reliait autrefois les trois abbayes Saint-Martin-de-Boscherville, Jumièges et Fontenelle (Saint Wandrille est le nom du fondateur de cette dernière).
Là encore il ne reste des grandeurs d’antan que des ruines ; celles de l’abbatiale, au milieu d'un parc séculaire, sont émouvantes dans leur simplicité. On admire aussi le vaste réfectoire des bénédictins qui l'occupaient encore il y a quelque trente années. Saint-Wandrille a conservé son cloître qui est une pure merveille du XIVe siècle en assez bon état dans lequel on a la surprise de découvrir un lavabo Renaissance de toute beauté.
Et c'est après avoir longé toutes ces vieilles pierres qui décrivent le passé religieux de la Normandie et les cités industrielles qui sont sa richesse que la Seine continue, en de nombreux détours qui font son charme, sa course lente vers la mer proche.