1917.03.24.De Ch. A. Rouyer - Worms et Cie Alger
Worms & Cie
Alger, le 24 mars 1917
Messieurs Worms & Cie - Paris
Messieurs,
Chemins de fer de l'État. Votre télégramme du 22 ct, 16.35, suivant copie incluse, nous est bien parvenu et nous avons fait part de votre réponse à M. Kilbourg qui a répondu ne pouvoir attendre l'arrivée du "Figueira", les besoins du réseau de l'État étant urgents.
L'écrivain, ayant pu se rendre libre hier après-midi, est allé voir M. Fine, directeur des Travaux publics, pour lui donner également connaissance de votre réponse et lui expliquer notre situation : nous appréhendions une réquisition et étions désireux de laisser du moins l'impression qu'il n'y avait aucune mauvaise volonté ni calcul de votre part, mais que votre refus s'inspirait des nécessités de notre situation commerciale.
Nous ne regrettons pas notre démarche car nous sommes arrivés juste à temps pour empêcher le départ d'une lettre que M. Fine avait préparée pour provoquer une réunion de la commission des charbons en vue d'une réquisition à nous adresser pour les 400 tonnes qui nous ont été demandées. Pendant qu'un huissier portait notre carte au directeur, nous avons entendu dans un poste téléphonique du gouvernement général un appel à M. Kilbourg et, à peine introduits, nous avons assisté à une conversation téléphonique du directeur avec ce Monsieur, conversation qui nous a appris que la Marine avait autorisé les Chemins de fer à prendre 350 tonnes chez MM. Olivier & Cie et que cette quantité ne faisait pas double emploi avec la quantité qui nous avait été demandée.
Nous avons expliqué notre situation à M. Fine : ce fonctionnaire nous a dit qu'il la comprenait parfaitement, mais qu'on ne peut admettre l'arrêt du réseau de l'État dans la province d'Oran, celui-ci allant très loin dans le Sud et la sécurité de la colonie étant en jeu. Il n'y avait rien à répondre à cet argument et nous avons seulement émis le regret d'être obligés de suppléer les négociants en charbon d'Oran alors que nous avons à peine de quoi faire face à nos affaires.
Cela étant, nous avons demandé à M. Fine de vouloir bien surseoir à l'envoi de la lettre à laquelle il avait fait allusion au cours de sa conversation avec M. Kilbourg et dont il nous a montré la minute, en lui offrant de vous télégraphier de nouveau pour vous expliquer la situation et vous demander de revenir sur votre décision et il y a consenti en nous donnant pour limite de temps dimanche matin première heure, ce qui fait que nous avons besoin de votre réponse ce soir. Nous vous avons donc télégraphié, en revenant du gouvernement général, dans les termes suivants :
"Après entrevue avec directeur Travaux publics très bien disposé mais en face nécessité impérieuse pas arrêter réseau État vous prions donner assentiment livraison quatre cents tonnes pour éviter nous laisser réquisitionner. Devons donner réponse samedi soir. Worms."
Au cours de la conversation, M. Fine nous a rappelé que, au début de la guerre, l'Amirauté avait fixé un chiffre minimum pour le stock à entretenir pour chaque maison de charbon et que si l'Amirauté s'était relâchée de ses exigences, à quoi le gouverneur général lui-même s'était employé, il n'en restait pas moins que cette mesure n'avait pas été rapportée et que la Marine pouvait d'une minute à l'autre nous interdire toute livraison, notre stock étant au-dessous du chiffre fixé par nous. Le directeur a ajouté qu'il répugnerait à l'administration d'en arriver là et c'est pour cela qu'il a consenti à nous accorder le délai que nous lui avons demandé.
Les besoins des Chemins de fer de l'État sont assurés de ce côté ici, mais c'est pour la province d'Oran qu'on est inquiet : le stock là-bas est presque épuisé par suite du retard subi par un charbonnier chargé par les Chemins de fer et à destination d'Oran. Ce charbonnier a subi des avaries et a dû aller en relâche à Bilbao. Il est donc urgent d'approvisionner le réseau oranais.
En causant de la situation difficile de notre port nous avons appris que les besoins de la Compagnie du gaz ne sont pas couverts au-delà du 8 avril, d'où il résulte bien que cette Compagnie n'a pas trouvé de bateau à affréter. Nous avons manifesté notre étonnement de ce qu'il n'ait pas été affecté un bateau pour le Gaz d'Alger dans la mesure prise par le ministre des Travaux publics et dont nous vous avons parlé dans notre lettre du 17 mars. Le directeur nous a dit que le ministère s'était basé sur le fait que la Compagnie du gaz d'Alger avait bénéficié du plus récent arrivage. Nous avons exprimé notre opinion qu'on aurait dû se baser sur les consommations ; notre interlocuteur a été de notre avis, mais à ce qu'il a écrit dans ce sens au ministère, on a répondu que la ville d'Alger ne pouvait pas émettre de prétentions, car elle avait fait fort peu de chose dans le sens de la limitation de son éclairage alors que des villes comme Bône et Philippeville avaient diminué considérablement leur consommation, puisqu'elles avaient arrêté leur éclairage à 9 heures du soir : ces villes méritaient d'autant plus l'aide du gouvernement que leurs usines à gaz avaient été obligées de s'arrêter faute de combustible.
Nous avons fait part à M. Fine de la demande qui nous avait été faite par la ville d'Alger et, il nous a dit que nous pouvions ne pas nous arrêter à cette demande, car le gouvernement général était déjà venu en aide à la ville en lui faisant donner ces briquettes : c'est à cela sans doute que M. Maris faisait allusion en nous répondant qu'il s'était déjà adressé à nos voisins.
En exposant notre situation au directeur, nous avons fait état des 300 tonnes que nous avons à livrer au "Vulcain", mais là il nous a dit qu'au besoin on nous empêcherait de fournir les Affréteurs réunis car ils ont des moyens propres de transport et n'en ont pas fait usage pour tirer parti de l'autorisation d'exportation qui leur a été accordée par le gouvernement général. Nous lui avons dit qu'ils méritaient cependant une certaine considération du fait que c'est à eux seuls que nous devons de pouvoir encore importer quelque chose.
Ce qui précède était écrit dès hier soir et, en arrivant au bureau à 10 h 15 aujourd'hui, l'écrivain a pris connaissance de votre télégramme d'hier soir, 19 h 35, comme ci-après :
"Télégramme reçu vous autorisons vendre chemin de fer État quatre cents tonnes prix notre télégramme hier. Veuillez dire directeur Travaux publics que sommes très heureux rendre service et que nos premières objections étaient uniquement basées sur fait que nous avons des engagements à remplir et que craignons difficultés avec armateurs qui comptent trouver charbon chez nous et dont vapeurs vont peut-être rester en panne."
Vous aurez vu par le commencement de notre lettre que nous avons pris les devants hier sur ce dernier point, mais nous avons été heureux d'en trouver la confirmation dans votre télégramme et nous sommes allés immédiatement au gouvernement général pour communiquer ce dernier à M. Fine. Il était aux délégations financières et nous sommes retournés à son bureau à 14 heures. Nous lui avons fait voir votre télégramme et il nous a chargés de vous exprimer ses remerciements pour l'assistance que vous voulez bien donner aux Chemins de fer. C'est un homme très affable et il s'est mis à notre disposition pour le cas où nous aurions besoin de son concours ce qui pourrait bien se produire, car la crise ne prendra pas fin de si tôt.
M. Kilbourg se trouvait au gouvernement général en même temps que nous : il n'avait pas encore connaissance de la lettre que nous lui avons adressée à midi pour l'informer que nous sommes prêts à lui livrer 400 tonnes au prix de 175 francs et nous mettre à sa disposition pour charger dès demain matin s'il le désire ; nous lui avons fait connaître la teneur de cette lettre et il nous dira ce soir si nous devons charger demain. L'affaire est donc en règle. Nous avons profité de cette nouvelle entrevue avec M. Fine pour lui dire que les Affréteurs font venir du charbon par le "Themistoclis", que nous espérons avoir une partie du chargement sans en être absolument sûrs, mais qu'en tous cas ils font venir du charbon sur leur propre licence et que nous sommes en pourparlers avec eux pour une quantité par vapeur "Athina". Nous avons dit cela pour répondre au reproche qu'il avait formulé hier à leur endroit et faire disparaître ainsi la possibilité d'une interdiction à nous de leur livrer du charbon.
M. Fine nous a dit que du moment qu'ils vous aident à nous approvisionner, on ne saurait leur dénier le droit de prendre du charbon chez nous.
Il faut retenir cette manière de voir de nos autorités que les compagnies de navigation françaises ayant des moyens propres de transport doivent assurer leur propre ravitaillement en charbon de façon à laisser le charbon des négociants libre pour l'usage de ceux qui ne peuvent s'approvisionner directement.
L'autre jour, à la chambre de commerce, le président avait émis des idées semblables au regard de la CGT et de la Compagnie mixte.
Compagnie du gaz. Cette Compagnie et la ville ne font qu'un aux yeux du gouvernement général et vous avez vu par ce qui précède que le gouvernement n'est pas très bien disposé pour la ville d'Alger. M. Fine ne nous a pas caché que le gouvernement général en veut à la ville de n'avoir rien fait pour économiser l'éclairage, mais ce sentiment ne pourra pas tenir lorsque l'on se trouvera en présence de l'arrêt complet de l'éclairage d'une ville de 180.000 habitants et le gouvernement général devra bien, bon gré mal gré, faire quelque chose pour remédier à cette situation.
Nous comprenons très bien la manière de voir que vous exprimez à ce sujet dans votre lettre du 17 courant, mais les besoins de cette grande agglomération s'imposeront et nous craignons fort qu'ils fassent passer outre à tout autre considération à l'arrivée de notre chargement par "Figueira".
M. fine avait connaissance, sans doute par l'Énergie électrique, de votre promesse de fournir 600 tonnes à cette société à la bonne arrivée de ce vapeur et il est certain que nous n'éprouverons pas de difficultés pour exécuter cette promesse, mais étant donné ce qu'il nous a dit au sujet des Affréteurs réunis, nous nous demandons ce qui se passera à l'arrivée de "Figueira". Si le charbon avait été expédié à leur compte, sur leur licence d'exportation, et était débarqué sur un terrain leur appartenant, si, en un mot, il arrivait comme leur propriété, il est probable qu'on n'y toucherait pas, mais ces conditions ne seront pas réalisées et il reste à savoir dans quelle mesure on nous permettra de fournir les besoins de cette Compagnie. Nous espérons cependant que nous pourrons obtenir qu'on nous laisse une partie de cette cargaison pour les Affréteurs réunis, mais ce n'est qu'un espoir. Étant donné que les autorités considèrent que la ville aurait dû limiter la consommation du gaz, nous pourrons demander qu'on lui impose cette limitation et qu'on fixe au chiffre le plus bas possible la fourniture que l'on nous contraindra à lui faire. La seule chose qui pourrait nous sauver serait que ce charbon fût impropre à la fabrication du gaz, mais il est à craindre qu'on ne soit pas difficile. Une affaire de cette importance ne peut pas se produire sans que la politique s'en mêle et si l'on peut tant bien que mal faire du gaz avec ce charbon, il faut tenir pour certain qu'on en fera.
Nous avons bien fait comprendre à M. Fine que, en temps de paix, nous limitons nos opérations aux fournitures à la navigation, mais dans la situation actuelle il devient de plus en plus évident que nous n'aurons guère la faculté de penser à notre clientèle ordinaire.
Navigation. M. Cherfils nous a demandé ce matin si nous pouvions fournir 600 tonnes de soutes au vapeur grec "Gregorios Zlatanos" affrété par le ministère des Travaux publics, ajoutant qu'il avait l'autorisation de charbonnage de l'amirauté qui lui avait dit de chercher du charbon : il a ajouté que nos voisins faisaient tous la même réponse que nous, c'est-à-dire qu'ils n'avaient pas de charbon disponible et qu'il allait porter la chose à la connaissance de l'amirauté.
Pour éviter autant que possible, qu'on nous envoie un ordre de fournir sous prétexte que nous avons du stock, nous sommes allés voir le capitaine de frégate Canale (commandant de notre port en temps de paix) qui est chargé de la surveillance des charbons et de la délivrance des autorisations de charbonner et nous lui avons fait voir que nous avons en réalité une marge de 50 tonnes. Il nous a dit qu'il était content de connaître notre situation, mais qu'en ce qui concerne les bateaux anglais que nous attendons, s'ils vont du côté de Gibraltar, il ne les autorisera pas à prendre plus que ce qu'il leur faut pour atteindre ce port. Nous lui avons fait observer que le "Gregorios Zlatanos" n'a pas besoin de 600 tonnes pour aller au Havre.
Il nous a répondu que c'est à la demande de M. Fine qu'il avait autorisé ce bateau à prendre 600 tonnes, qu'il avait rendu compte à ce dernier de la difficulté d'obtenir cette quantité et que M. Fine avait demandé des instructions au ministère. Nous avons alors demandé au commandant Canale de répartir la fourniture entre les maisons si le ministère maintient ses exigences.
Vous remarquerez que pas une minute il n'a été question que la Marine vienne au secours des Travaux publics et cela confirme l'impression où nous étions hier qu'il aurait été absolument vain de demander à la même Marine d'aider les Chemins de fer. Les cloisons paraissent bien étanches entre les deux services.
Veuillez agréer, Messieurs, nos bien sincères salutations.
Ch. A. Rouyer