1917.03.20.Du capitaine Lalande, du vapeur Suzanne-et-Marie
Bordeaux, le 20 mars 1917
A Monsieur le commandant de la Marine de Bordeaux
Monsieur le commandant,
Veuillez me pardonner la liberté que je prends de vous écrire afin de vous faire connaître quelques réflexions que très respectueusement j'ai l'honneur de vous exposer et que je vous serais reconnaissant de bien vouloir prendre en considération.
Mon port d'attache est Bordeaux - depuis deux ans, je faisais les voyages Bordeaux-Bunkerque, sur un bateau non armé sans être convoyé. Il y a quelque temps j'ai appris avec plaisir que l'on formait des convois. Après un mois et demi d'expérience, je dois avouer que dans certaines traversées, je me trouve en sécurité, alors que dans d'autres c'est le contraire. A Brest, nous prenons des pilotes pour passer dans des chenaux à terre pour aller sur Cherbourg ou sur Belle-Île ; pourquoi de Belle-Île jusqu'à Bordeaux navigue-t-on très au large ? Bien au large de l'Île d'Yeu, des Baleines pour aller à La Pallice, de la Pallice en Gironde, nous passons très au large de Chassiron et nous allons chercher la route du temps de paix : le secteur blanc de Cordouan.
Il me semble que la route de sécurité pour aller de Belle-Île à La Pallice, passerait plutôt sinon par La Teignouse, du moins à ranger le Four, le Piller, en dedans de la bouée des Boeufs, en dedans de l'Île d'Yeu (route que l'on peut faire à tous moments pour la plupart des bateaux, à certaines heures de marée pour les grands navires chargés à terre de l'Île d'Yeu) ensuite à toucher Les Barges ; aux Baleines, liberté de manoeuvre pour ceux qui veulent aller à La Pallice par les Pertuis. Pour les autres, ranger la terre le plus possible et non par cette ligne de bouées qui est une bonne indication pour semer des mines sur la route toujours suivie.
De La Pallice pour venir à Bordeaux, je me permettrai de vous demander pourquoi nous suivons cette ligne de bouées qui nous fait passer très au large. Celle-ci qui a eu peut-être sa raison d'exister devient très dangereuse à suivre. Les sous-marins ennemis voient très bien que nous passons par là et ces bouées leur permettent de semer des mines exactement sur notre passage. Il peut être dragué le plus à terre possible un chenal secret que nous pourrions connaître et qui n'aurait pas besoin d'être marqué par des bouées. C'est du reste ce qui existe de Dieppe à Dunkerque. Aucune bouée n'indique le chenal, certaines bouées existant avant et marquant des dangers ont même été déplacées.
Ne pourrions -nous pas non plus partir de La Pallice pour Bordeaux à de meilleures heures de marée ? Le départ pourrait se faire deux heures et demie avant le plein de La Pallice et nous pourrions arriver à La Coubre 2 heures 1/2 après le plein. Cette traversée se ferait ainsi avec un maximum de sécurité pour les mines. Dans le nord, on observe cette règle. Dans le golfe de Gascogne, je n'ai jamais vu faire attention à cela, les convoyeurs par ici font une route qui ressemble trop à celle des temps de paix.
Pourquoi passer dans un chenal quand on peut passer dans un endroit qui n'est pas le chenal, mais où il y a de l'eau, les mines sont toujours mouillées dans les chenaux, dans les alignements. Lorsque je naviguais seul, je ne suivais jamais la route normale, ni les chenaux indiqués sur les cartes, la navigation en temps de guerre n'a pas besoin de rechercher le maximum d'eau pour l'entrée d'une rivière ou l'approche d'un port.
La première fois que, convoyé, j'ai fait la traversée de La Pallice à Belle-Île de nuit, par un temps magnifique, à une allure de six noeuds, j'ai fait cette réflexion sur la passerelle : Voilà une traversée qui ne me plaît pas du tout - Depuis, deux bateaux ont été torpillés dans ce trajet : le français "Niobé" au large des Baleines - l'anglais "Frimaire", dans mon convoi, l'autre jour au large du Pilier. Dans les convois qui passent tout à fait à terre, je n'ai pas entendu parler de torpillages. Du reste, dans nos instructions secrètes, il nous est dit de ranger la terre le plus possible, ce que nous sommes loin de faire de Belle-Île à l'entrée de la Gironde.
Je ne vous apprendrai rien, commandant, en vous disant que naviguant à terre, par de petits fonds, un sous-marin sera très gêné pour torpiller et il n'osera pas canonner un convoi de navires armés, flanqué de convoyeurs.
Vous savez également qu'on navigue avec un maximum de sécurité en franchissant les endroits qui peuvent être minés aux environs de la pleine mer. Je trouve que la navigation dans le golfe de Gascogne ignore complètement ce principe.
Je trouve anormal ; aussi que certains convoyeurs dans les convois se mettent devant et derrière au milieu des deux lignes de bateaux et non pas sur les cotés. Les convoyeurs n'ont pas à nous montrer la route, ils n'ont qu'à nous dire où ils veulent passer et se tenir sur les flancs du convoi.
Je trouve aussi que les bateaux de vitesse ne devraient pas être astreints à marcher une allure trop faible, moins on passe de temps à la mer, moins de risques on court.
Soyez assuré, commandant, que je n'ai voulu faire aucune critique, mais exposer simplement ma façon de voir, permise par l'expérience de deux ans de navigation Bordeaux-Dunkerque.
Veuillez, commandant, agréer, l'expression de mon profond respect.
Lalande
capitaine du vapeur français, "Suzanne & Marie" (Worms & Cie)