1900.01.22.De H. Goudchaux.A A. E. Monod - Worms et Cie Marseille.Original
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Worms & Cie
45, boulevard Haussmann
Paris, 22 janvier 1900
Particulière
Mon cher ami,
Vous avez très bien fait et vous aurez toujours raison de m'ouvrir votre cur ou plutôt votre tête, parce que c'est votre imagination seule qui a pu mettre en vous d'abord et sous votre plume ensuite, ces idées de profonde tristesse et d'amer découragement dont vous me parlez, et toutes les fois qu'il vous en montera de pareilles bouffées au cerveau je me ferai un plaisir de les dissiper.
Vous paraissez croire que nous ne vous laissons plus les coudées franches pour tout ce qui concerne votre personnel : vous devez savoir aussi bien que moi que cela n'est pas, et je pourrais vous en donner une preuve assez récente, mais de là à ne nous laisser, à nous, aucun droit de contrôle sur certaines questions, il y a un pas à franchir et nous ne désirons pas qu'il soit franchi.
Ainsi que nous vous l'avons dit, tous les ans en décembre toutes nos maisons nous adressent des états de propositions qu'elles appuient d'observations ; nous les examinons, c'est nous qui décidons en dernier ressort et il n'y a pas de raison pour qu'il n'en soit pas de même à Marseille. Quand les années sont bonnes, nous prenons ces allocations sur nos bénéfices, quand elles sont mauvaises, elles viennent grossir les chiffres de nos pertes, et, dans un cas comme dans l'autre, c'est bien le moins que nous disions notre mot.
Passons à la question des affaires industrielles. Il est exact que nous ne vous laissons pas cette année toute la latitude que vous avez pu avoir dans le passé, mais, si vous attribuez cette modification à un manque de confiance de notre part, ce ne peut être que parce que vous ne vous rendez pas encore un compte absolument exact de ce qui est et de ce que va être pour nous la situation en 1900. Je vais donc tâcher de vous l'expliquer.
Depuis quatre ou cinq mois, que nous avons vu les événements se préparer, sans cependant pouvoir supposer qu'ils seraient aussi graves qu'ils le sont, mes associés et moi n'avons pas eu un jour de repos et de tranquillité. Il s'agissait, d'une part, de nous assurer en Angleterre des ressources suffisantes de charbon et, d'autre part, de conserver notre clientèle en prenant envers elle nos engagements habituels avec la certitude de pouvoir les remplir. J'espère que nous y sommes arrivés, mais je n'en serai absolument certain que le 31 décembre prochain, en tout cas, nous n'en menant pas large et nous ne voulons à aucun prix augmenter à la légère l'importance de ces engagements. Vous, à Marseille, vous recevez les charbons à gaz, les Cardiff gros et menus que nous avons achetés aux prix que vous savez sans presque vous douter qu'ils valent tous aujourd'hui 100 ou 125% de plus que ce qu'ils vous sont facturés, mais ce dont vous vous doutez encore moins, c'est que nous avons à pourvoir aux besoins de toutes nos maisons en France et à l'étranger et que, pour n'être ne pas exposés à un malheur, nous devons être non pas économes mais avares de nos ressources, c'est que l'engagement pris par nous dans notre circulaire du 6 janvier à nos clients de leur réserver tous les charbons de nos contrats n'est pas une plaisanterie, mais est absolument sérieux et quoi que puissent faire, quoi que fassent nos voisins, nous entendons, nous, tenir cette promesse. C'est une politique générale que nous appliquons à tous, au Havre et à Bordeaux, comme à Alger et à Port-Saïd, qui n'en sont peut-être pas plus enchantés que vous, mais qui sont bien forcés de s'y soumettre parce qu'il le faut, parce que, si nous faisons une concession par ci, si nous lâchons la bride par là, nous serons débordés et nous nous verrons à un moment donné acculés à l'alternative de laisser nos engagements en souffrance ou d'acheter des charbons à 25/- ou à 30/-. Et alors, parce que vous ne pouvez pas prendre n'importe comment l'affaire des tramways de Marseille, qui ne vous revient que parce que leur fournisseur précédent leur fait défaut, vous vous plaignez que pour une affaire de 4.000 tonnes, dites-vous, la Maison vous lie bras et jambes et vous vous imaginez que votre personnalité est atteinte. Je suis tout prêt à faire la part de vos susceptibilités d'amour-propre pour ces affaires locales qui vous tiennent évidemment au cur plus que d'autres, mais nous, nous devons nous occuper de savoir où nous les prendrons, ces misérables 4.000 tonnes, et en ce moment je ne le sais pas. Voulez-vous que nous les achetions au cours ? Dans ce cas là je n'ai plus rien à dire et vous pouvez en avoir 40.000 ou plus dans ces conditions là mais si nous devons les prendre sur ce que nous avons réservé à la Maison de Marseille pour les contrats déjà faits, alors, je vous prierai de me dire comment nous arrivons à nous exécuter avec la P. & O., les Messageries et tous nos autres clients.
Quant à votre situation personnelle, je ne vois vraiment pas en quoi vous pouvez la trouver amoindrie parce qu'en raison des circonstances exceptionnelles où nous nous trouvons, vous êtes tenu pour toutes les affaires petites ou grandes qui se présentent, de nous en référer. Personne à Marseille ne peut ignorer que les chefs de la Maison Worms ne sont pas sur place et personne ne peut s'étonner qu'ils aient à être consultés dans un moment d'une aussi grande gravité. Changeriez-vous avec Savon ou avec Watson & Parker qui sont leurs propres maîtres mais qui ne me paraissent pas tellement dignes d'envie, si j'en juge par les efforts qu'ils ont faits pour entraîner leurs voisins et vous avec les autres à adopter leur idée du droit à la résiliation des contrats à cause de la hausse des prix à Cardiff ? Grand merci, mais quant à nous, nous entendons exécuter nos marchés et j'aime encore mieux laisser les Tramways de Marseille aller chez un autre que de faire comme Gênes et de refuser du charbon aux clients envers qui nous sommes liés par des contrats anciens.
Croyez-moi, mon cher ami, et je vous le dis bien sincèrement et bien amicalement, vous n'avez rien à envier à qui que ce soit ; votre situation est la plus belle et la plus forte de toutes. Acceptez-la donc telle qu'elle est, avec ses inconvénients comme avec ses avantages, mais surtout, ne vous créez plus de chimères et soyez convaincus que nous apprécions, comme elle le mérite, c'est-à-dire au plus haut degré et avec le plus entière confiance, votre direction de nos affaires à Marseille.
Ceci dit, j'ajoute que, si les Tramways de Marseille ne veulent pas payer nos 40 F, vous en serez quitte pour nous le dire et nous verrons alors ce que nous voudrons faire, c'est-à-dire que nous aurons à faire nos calculs et à voir à quel prix nous pouvons descendre, en tenant compte du prix que nous aurons à payer nous-mêmes pour nous couvrir au moyen d'achats supplémentaires au cours de tout ou partie de la quantité vendue, ce ne sera pas le premier achat que nous aurons fait ainsi : nous avons récemment traité, en vue d'une affaire qui ne faisait pas partie de nos engagements normaux, 5.000 tonnes de charbon de Cardiff à 24/-.
Et là-dessus je vous serre la main avec toute la sincérité de mes six ans d'amitié.
H. Goudchaux
J'ai profité du dimanche pour préparer cette réponse. Le courrier de ce matin nous apporte la lettre ci-incluse de M. Coullet, que je vous envoie pour que vous compreniez qu'avant de faire du luxe sur un point, c'est-à-dire d'y souscrire des engagements nouveaux, nous devons donner à tous équitablement le nécessaire, c'est-à-dire de quoi remplir les engagements anciens.