1893.08.29.De A. E. Monod - Worms Josse et Cie Marseille
NB : La copie image de ce document de très mauvaise qualité n'a pas été conservée.
29 août (soir) 1893
MM. Worms Josse & Cie
Paris
Messieurs,
La lettre particulière que vous m'avez adressée en date d'hier ne me surprend nullement, ne faisant que me signaler un des incidents, un des effets, une des conséquences de toute une série d'intrigues et de vilenies que le meilleur de mon temps et de mes facultés est employé à démêler et à déjouer.
Comme préambule et avant d'entrer dans le vif de la question pour ce qui concerne le "Ganges", permettez-moi de vous affirmer deux choses :
1. En l'état de mes relations personnelles avec M. Estrine, qui, depuis quinze ans, ont toujours été empreintes de la plus grande cordialité comme elles l'avaient été avec son excellent père, il est impossible que, de son propre mouvement, il ait vu de mauvais oeil mon entrée dans votre maison ou ait formulé des plaintes ou même des doutes à mon sujet. Au contraire, il a été des premiers et des plus chauds à me féliciter et à se féliciter de ma nomination qui allait donner plus de fréquence et d'intimité à nos rapports. Rien dans son attitude, naturellement un peu froide, n'a jamais témoigné (notre sieur Goudchaux a peut-être pu s'en rendre compte lors de notre visite) de la moindre réticence, mauvaise volonté ou arrière-pensée vis-à-vis de moi. Or, je le tiens pour aussi droit, franc et loyal que l'était son père.
2. Nous avons ici, je le dis à regret mais non à la légère, un homme qui a été, qui est encore dans une certaine mesure et qui continuera à essayer d'être le mauvais génie de votre maison de Marseille. Il en a été, de fait et de notoriété publique, le vrai chef pendant quelques années et jusqu'à mon arrivée, qui l'a considérablement gêné, tout en gardant vis-à-vis de moi les dehors de la plus extrême politesse, de la plus plate soumission, tout en m'accablant des protestations hypocrites du dévouement le plus absolu, il est décidé - j'en ai maintes preuves qu'il serait trop long de détailler ici - à rendre ma tâche aussi ardue que possible, à mettre toutes les entraves imaginables à l'oeuvre de réforme et de retour à la régularité et à l'honnêteté que j'ai entreprise et que je mènerai à bout, vous pouvez en être convaincus. Cet homme, ce mauvais génie, vous l'avez nommé, c'est M. Guittet. Ce qui l'a surtout horripilé et désorienté, c'est le renvoi de ses deux créatures et... complices, Buchalet - Martial et leur remplacement par des hommes d'une honnêteté éprouvée.
M. Guittet avait pendant l'après-midi du 22, dans son propre bureau, qui est également celui de M. Bousquet, assisté aux entretiens et discussions qui avaient eu lieu au sujet de cette combinaison mais n'avait pas soulevé la moindre objection ou fait la moindre observation.
Le lendemain matin, vers 9 heures et demi, il vint dans mon cabinet, les mains sur la tête, me disant que le "Ganges" était arrivé et que le charbonnage n'en était pas encore commencé, qu'on parlait de le renvoyer à l'après-midi, que le mécanicien était fort mécontent, et que lui, Guittet, ne serait pas étonné si nous recevions une lettre de protestation du capitaine.
Désireux avant tout de ne pas donner prise à la moindre critique de la part de la P. & O., je priais M. Guittet de téléphoner à M. Bousquet et de s'entendre avec lui sur la meilleure marche à suivre. Malheureusement, au lieu de s'adresser à M. Bousquet comme venant de moi, M. Guittet crut mieux faire en lui intimant purement et simplement, sur un ton cassant, l'ordre de modifier ses plans et de commencer sans aucun retard. M. Bousquet, fort du but poursuivi et des mesures prises pour y arriver, n'obtempéra pas immédiatement aux injonctions de M. Guittet. Du reste, il était près de 10 heures et il aurait eu beaucoup de peine à recruter des hommes, même mauvais. Il se rendit au bureau où, ainsi que l'avait prévu M. Guittet avec tant de sagacité, nous recevions en même temps une lettre du capitaine demandant pourquoi le charbonnage n'était pas commencé.
M. Bousquet partit séance tenante pour le bureau de M. Estrine, où il fut très bien reçu. Après l'exposé des raisons qui l'avait fait agir, M. Estrine lui donna raison, reconnaissant que dans la crise que nous traversions, il était trop juste que, livrant le charbon avec une grosse perte, nous fassions de notre mieux pour restreindre les frais le plus possible.
L'embarquement fut donc commencé à 1 heure, et à 6 heures, c'est-à-dire après cinq heures de travail, nous avions mis à bord 200 tonnes, c'est-à-dire plus de la moitié de la quantité totale. Car, entre-temps, le mécanicien avait déclaré que ce n'était pas 400 tonnes mais de 360 à 380 qu'il demandait.
Jusque-là, l'événement justifiait donc les prévisions de M. Bousquet puisque, après avoir embarqué 200 tonnes en cinq heures, il lui restait sept heures pour en embarquer 160 à 180 et encore avait-il deux heures de marge car il pouvait au besoin travailler jusqu'à 5 heures, heure fixée pour le départ du bateau.
Mais il avait compté sans son hôte ! À 7 heures du soir, M. Guittet était à bord du "Ganges", conversant avec le mécanicien avec lequel, comme avec tous ceux de la P. & O., il est au mieux, et, contrairement à tout précédent (cela ne lui était, paraît-il, jamais arrivé), il y resta toute la nuit sans s'éloigner un instant.
A peine le travail avait-il repris à 8 heures que le mécanicien, s'approchant des contremaîtres, leur demanda à quelle heure ils pensaient finir. Vers 8 heures, lui répondirent-ils. Il se mit alors à ricaner, en disant : « Je parie que vous ne terminerez pas avant 6 ou 7 heures du matin ! ».
À 10 heures du soir, le travail marchait son plein, d'une façon très satisfaisante, lorsqu'un phénomène se produisit. Le bateau donnait tout à coup une forte gîte à bâbord - côté de la mer. Jusque-là, on avait comme d'usage embarqué par deux mains, l'une alimentant les soutes de tribord, traversant le bateau dans toute sa largeur, l'autre alimentant les soutes de bâbord. M. Guittet va aussitôt, de la part du mécanicien, donner l'ordre de mettre les deux mains à embarquer sur tribord pour redresser le bateau. Cette manoeuvre doublait presque la durée de l'opération, mais les contremaîtres ne s'en inquiétèrent pas au début, pensant que, comme d'habitude, il s'agirait de forcer pendant un quart d'heure au plus le chargement à tribord pour rétablir l'équilibre.
Il n'en fut rien. On fit fermer les [trous ...] à bâbord. On obligea nos contremaîtres à continuer à embarquer par tribord pendant toute la nuit, et lorsque le dernier couffin fut vidé, malgré les 130 tonnes chargées d'un seul bord, le bateau ne s'était pas redressé ! L'importance de la manutention était presque doublée, les mains travaillaient sur le même bord, s'enchevêtraient, se contrecarraient, se nuisaient mutuellement. Le travail s'en est ressenti au point qu'au lieu d'être terminé à 3 heures du matin, comme il pouvait et devait l'être, il a duré jusqu'à 6 heures et demi, et le bateau, redressé comme par enchantement au moment de l'appareillage, partit à 7 heures au lieu de 5 heures. C'est M. Guittet qui, pendant toute la nuit, avait donné les ordres au contremaître et remontait sur le pont pour rire avec le mécanicien.
À peine arrivé au bureau, le 24 au matin, je vis entrer M. Guittet qui, l'air tout contrit, me raconta que, malgré tous les efforts, on avait été obligé de retarder le départ d'un bateau de la P. & O., que c'était extrêmement fâcheux et qu'il craignait de sérieux ennuis avec la compagnie.
Je me rendis immédiatement auprès de M. Estrine, qui me reçut le plus aimablement du monde. Je lui fis toutes mes excuses pour ce qui s'était passé et que je n'attribuais qu'à un malentendu et à une erreur de calcul, lui donnant ma parole d'honneur que, sous aucun prétexte et au prix de n'importe quel sacrifice, pareil incident ne se renouvellerait plus. Il me dit qu'il comprenait parfaitement la chose, que, du reste, en matière de charbon, il ne se mêlait de rien et n'était qu'une "boîte aux lettres" (ce sont ses propres expressions), se contentant de faire suivre les communications qui passaient par son entremise et qu'il était certain que nous mettrions toujours tout en oeuvre pour donner pleine et entière satisfaction à la compagnie. Là-dessus, nous nous quittâmes en nous serrant cordialement la main.
L'après-midi, je fis une enquête très complète sur ce qui s'était passé pendant la nuit et j'en ai les dépositions par écrit. Il en résulte pour moi de la façon la plus claire et la plus précise que, pour faire une facétie et dérouter les combinaisons de M. Bousquet, M. Guittet et le mécanicien du "Ganges" se sont entendus, ont fait remplir le walter ballast et la petite chaudière du bateau en vidant les mêmes récipients à tribord, de façon à donner une bande permanente au vapeur.
En résumé :
Je crois que vous pouvez être tout à fait rassurés au sujet des sentiments et des dispositions de M. Estrine à mon endroit. S'il a parlé à sa compagnie de "new manager" et de "new shipping clerk" c'est uniquement à l'instigation du capitaine du "Ganges" qui ne faisait que répéter le dire du mécanicien, lequel le tenait de M. Guittet.
Pour l'incident en question, tout se borne à un excès de zèle et de désir de bien faire d'un côté, contre lequel j'ai prémuni M. Bousquet en lui faisant comprendre qu'il y avait des cas où il fallait savoir faire la part de l'opportunisme, et de l'autre côté, à un mauvais vouloir systématique qui ne recule devant rien, ni la ruse ni la trahison ni même la calomnie pour arriver à ses fins.
J'aurais bien d'autres révélations d'un ordre autrement grave à vous faire mais, pour le moment, je m'abstiens, me réservant de vous mettre au courant de bien des choses lorsque j'aurais l'occasion de le faire de vive voix.
M. Guittet est la plaie de la maison mais, pour diverses considérations que vous saisissez, nous ne pouvons pas nous en débarrasser ou rompre ouvertement en visière avec lui. Ma tactique est donc, non de l'attaquer en face, mais de le circonvenir et d'arriver peu à peu, avec de la patience et de l'adresse, à le museler et à le réduire à l'impuissance. Au point de vue de l'action malfaisante qu'il peut avoir, ne vous inquiétez pas, j'y arriverai. Mais il faut du temps, de la patience et une certaine diplomatie. Ma tâche est un peu rude mais il vaut mieux avoir les yeux ouverts que de marcher en aveugle, et, à moins de circonstances que je ne prévois pas, je parviendrai à triompher de cette hostilité sourde et peu scrupuleuse contre laquelle je dois me tenir continuellement en garde.
Inutile de vous affirmer que tout ce que je vous en dis n'est pas le résultat de simples impressions, mais que je puis le corroborer par des témoignages et des preuves, me réservant de le faire à notre première rencontre.
Excusez la longueur de cette lettre mais je n'ai pas eu le temps d'être bref. Je ne vous aurais du reste pas ennuyés de toutes ces tristes histoires si vous ne m'y aviez invité et s'il n'avait pas été nécessaire d'entrer dans quelques détails pour que vous vous rendiez bien compte de la portée de l'incident du "Ganges".
Veuillez agréer, Messieurs, mes salutations très distinguées.
A. Monod