1960.07.26.De Pruja.A Leonard.ACSM

Le PDF est consultable à la fin du texte.

Le 26 juillet 1960

Note pour monsieur Léonard
Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime

Cette note a pour objet de faire brièvement ressortir les traits principaux de la situation des Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime établis au Trait, tels qu’ils apparaissent au cours d’une visite faite sur place :
Avec une production représentant environ 6 % du tonnage lancé en France de 1957 à 1959, un chiffre d'affaires de 90 millions de NF en 1959 et un effectif de 2000 employés environ, les ACSM, peuvent être classés parmi les chantiers français d'importance moyenne.
Les navires construits sont d’un tonnage faible ou moyen (maximum 25.000 Tdw) : il s’agit principalement de navires de commerce (cargos et pétroliers) et accessoirement de navires de guerre (bâtiments de débarquement, sous-marins, dragueurs).
Les ACSM effectuent d’autre part quelques construc­tions pour les industries terrestres (toits flottants de réservoirs à combustibles, châteaux d’eau métalliques etc.).
Pour 1959, leur chiffre d'affaires se décompose en gros comme suit :
- construction marine marchande 75 %
- construction marine nationale 15 %
- fabrications terrestres 10 %
La situation géographique des Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime détermine les conditions de leur développement technique et explique l’originalité de leur position sur le plan économique et social.

I – Aspects techniques
Les Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime sont situés au Trait, sur la rive droite de la Seine, à mi-chemin entre Rouen et Le Havre.
a/ Cette position sur le bord d’un fleuve qui, malgré sa largeur et sa profondeur à cet endroit, doit être fréquemment dragué, interdit au chantier de construction navale qui s’y trouve établi d’envisager le lancement de très gros navires : le lancement de navires d’un tonnage supérieur à 40.000 tonnes poserait des problèmes assez complexes et il est vraisemblable que la conduite, jusqu’au Havre, d'unités de plus de 60.000 tonnes ne se ferait pas sans graves difficultés avec le cours actuel de la Seine, même s’il s'agissait de coques entièrement vides.
La construction du chantier, sur un ancien marais asséché, a nécessité d’importants travaux pour l’établissement des cales et des chemins de roulement des grues (avec fondations sur pieux). Aussi la capacité des cales[1] qui est actuellement limitée à la construction de navires de 25.000 tdw peut être difficilement augmentée, non en raison de leur longueur facile à agrandir mais à cause de leur largeur insuffisante : l’élargissement des cales supposerait en effet le déplace­ment des chemins de roulement de grues, opération extrêmement coûteuse ; autant vaudrait édifier une cale entièrement neuve.
Aussi le chantier conçu pour fabriquer des navires petits et moyens pourrait difficilement s’adapter dans l’avenir à la construction d’unités importantes telles que les gros pétroliers. Ceci constituerait un handicap si la demande future de navires portait essentiel­lement sur des unités de ce type.
La position des ACSM le long du fleuve a engendré une autre conséquence : la Seine ne comportait pas de quai à cet endroit où il n’existe aucun port ; c’est pourquoi le chantier disposant de nombreuses cales (au nombre de 8) poussait aussi loin que possible la construction à terre et lançait les coques déjà en grande partie armées afin de limiter le temps que le navire devait passer à Rouen à un quai d’Armement (opération extrêmement coûteuse en raison de la distance de Rouen au chantier).
b/ Malgré cette position défavorable la société des ACSM a entrepris depuis plusieurs années et continue actuellement, un très gros effort de modernisation et d’investissement.
La modernisation des installations résulte d’abord du fait que les chantiers ont dû être presqu’entière­ment reconstruits après les dévastations de la guerre : une bonne partie des machines et la quasi-totalité des bâtiments sont neufs.
D’autre part, les ACSM ont entrepris depuis plusieurs années, à la fois une réforme de leurs méthodes de construction et une modernisation de leurs installations, ils ont renoncé à disperser leurs fabrica­tions sur huit cales et deux de celles-ci ont été prati­quement abandonnées. Les navires les plus importants sont édifiés sur deux cales principales devant l’atelier de tôlerie, ce qui permet la mise en place d’ensembles préfabriqués. Les quatre autres cales ne sont plus utilisées que partiellement.
La rotation des navires sur cale devenant plus rapide, un quai d’armement a été construit au Trait. Un effort doit encore être fait dans le domaine des moyens de levage : les grues les plus puissantes n’ont qu’une force de 40 tonnes et le quai d’armement n’a pas encore été pourvu d’un engin suffisant.
Les ACSM continuent cette modernisation et installent actuellement une machine à grenailler les tôles et le traçage optique au dixième, tout en améliorant considérablement les procédés de manutention dans le chantier. Ils poursuivent également la recherche dans le domaine des techniques nouvelles : un ingénieur s’y trouve intégralement affecté et les ACSM seraient ainsi prati­quement en mesure d’entreprendre la construction d’un transporteur de méthane liquide.
Parallèlement, l’organisation du travail est très poussée depuis plusieurs années. Chaque atelier a été doté d’un bureau de préparation et rien n’est plus laissé au hasard ou à l’initiative des ouvriers ou des chefs d’équipe.
D’ailleurs, le calcul des salaires, soit au temps alloué avec boni, soit avec un système de points inspiré du système Bedeaux a nécessité une étude très minutieuse des méthodes et des temps de travaux.
Enfin, sur le plan administratif, l’établissement d’un budget des dépenses de chaque atelier permet à la direction d’exercer une surveillance très étroite sur leur marche et de serrer au maximum les prix de revient.
Ceux-ci minutieusement établis pour chaque navire servent de base aux évaluations du service des devis.
L’organisation du travail a également été étendue aux services strictement administratifs ou une partie des travaux sont effectués par un central mécanographique exploité d’une manière remarquable.
c/ Les ACSM tentent actuellement, comme la plupart des chantiers de France, une reconversion partielle. Cette opération est engagée dans deux voies distinctes. D’une part l’entreprise s’efforce de développer l’activité de son atelier de mécanique et de chaudronnerie où elle fabrique depuis un certain nombre d’années des châteaux d’eau métalliques, des toits flottants de réservoirs à combustible liquide et des chaudières. Elle s’engage actuellement dans la fabrication de filtres rotatifs. D’autre part, elle commence la construction de maisons préfabriquées ; seuls quelques prototypes sont pour le moment en chantier et aucune fabrication de série n’a encore été entreprise.
Il est à noter que le développement de ces branches « terrestres » forcera l’entreprise à créer un service commercial, inexistant à ce jour, et qui sera chargé de la prospection et de la vente.
D’après la société des ACSM les fabrications de mécanique et de chaudronnerie pourraient permettre la reconversion de 160 ouvriers et il est douteux que le secteur des maisons préfabriquées puisse en absorber une centaine.
Ces créations d’emplois restent insuffisantes au regard du nombre des ouvriers actuellement occupés (1400) et la société devra envisager de développer encore ses branches de fabrications terrestres.
Le maintien d’un haut niveau d’activité s’impose en effet à cette entreprise en raison de sa situation géographique.
a/ Le chantier est pratiquement la seule industrie de la commune et des agglomérations voisines : les rares entreprises industrielles qui y existent (une petite raffinerie, une huilerie, la centrale électrique d’Yainville et une petite fabrique de clous) emploient relativement peu de salariés et ne sont pas susceptibles d’extensions.
La ville du Trait est une création des ACSM. Lorsque l’implantation du chantier y a été décidée, en 1917, le Trait était une commune rurale de 350 habitants.
L’administration des chantiers a dû se préoccuper de construire des habitations, des écoles, de créer des magasins, de tracer la voierie et d’ouvrir les rues, de forer des puits pour l’alimentation en eau potable et d’une manière générale d’assurer tout le nécessaire peur la vie d’une commune.
b/ Aujourd’hui, Le Trait compte 3.500 habitants, dont l’installation, en ce lieu a été organisée par les chantiers. La société a dû en effet rechercher à l’origine, dans les villes spécialisées dans la construc­tion navale, la totalité de son personnel. Aussi les habitants actuels du Trait, définitivement attachés à la région, où ils ont commencé à se mêler à la population normande, sont pour la plupart originaires de Dunkerque, de Caen ou de Nantes.
La ville du Trait située entre la forêt et la Seine, surtout composée de villas entourées de jardins qui conservent souvent le charme des maisons normandes, n’a en aucune manière l’aspect d’une agglomération industrielle et s’inscrit parfaitement dans l’ensemble riant de la vallée de la Seine.
Le cadre heureux où vit cette population, loin de l’agitation urbaine, paraît se refléter dans son comportement. Le climat social semble bon et sans doute en raison de l’étroite union existant entre la commune et l’entreprise, on note un réel attachement des employés à leur chantier.
La direction des ACSM suit à l’égard de la commune du Trait une politique continue : elle s'attache à ce que le Trait soit une commune autonome comme les autres, dotée d’une vie propre. À cette fin, au fur et à mesure que la commune en a la possibilité, les chantiers lui cèdent la gestion des différents services municipaux qu’il ont été amenés à créer (distribution d’eau, écoles, etc,..) en continuant à les subventionner au besoin.
Dans le domaine de la construction, les ACSM, qui sont encore propriétaires de 600 logements environ, n’en édifient pratiquement plus pour leur compte mais subventionnent les sociétés d’HLM ou aident par des prêts consentis sans intérêts (pour lesquels une remise partielle ou totale de la dette est souvent faite) leurs salariés qui le désirent, à faire construire leur habitation.
c/ Les deux tiers des employés du chantier sont domiciliés au Trait. Le reste provient des communes environnantes et plusieurs autocars assurent le ramassage du personnel dans un rayon de 20 Kilomètres.
Malgré le niveau satisfaisant de l’emploi dans le Département de la Seine Maritime, des licenciements éventuels de main d'œuvre aux ACSM auraient des conséquences infi­niment regrettables :
- s'ils portaient sur des employés domiciliés au Trait, ceux-ci ne pourraient trouver d'emploi sur place et il Ieur serait difficile d’aller travailler dans les grands centres voisins du Havre ou de Rouen, en raison de la rareté des moyens de transports ;
- en admettant même que puissent être licenciés en priorité ceux qui sont domiciliés dans les communes environnantes (Yvetot, Barentin, etc…) ceux-ci ne trouveraient guère dans ces communes une possibilité d'emploi, les industries qui y existent (textile notamment) ne paraissant pas susceptibles d’extension.
En conclusion, le maintien d’un plein niveau d’activité des ACSM apparaît indispensable pour des raisons sociales évidentes. Sur le plan économique, cette entreprise devrait pouvoir survivre à la crise actuelle en raison des très gros efforts de modernisation et d’investissement qu’elle a entrepris depuis plusieurs années. Elle devra toutefois étendre encore le champ du programme de reconversion lancé en 1960.

Y. Pruja.

Nota :
Il convient de mentionner enfin tout l’intérêt qui s’attache au stage effectué dans cette entreprise.
En raison de sa taille moyenne et de la concentration de ses installations en un même lieu, il m’a été facile d'en percevoir en un mois, tous les aspects.
La direction des ACSM qui m’a réservé le meilleur accueil, m’a proposé le programme de stage fort détaillé qu’elle avait élaboré ; il comportait une étude de l’entreprise en trois parties : aspects tech­niques, aspects administratifs, étude de la gestion du régime de l’aide à la construction navale.
J’ai été successivement accueilli par une trentaine de personnes appartenant aux cadres de l’entre­prise qui m’ont chacune consacré au moins quelques heures, parfois une journée, pour me faire connaître, souvent dans le détail, le service dont elles avaient la responsabilité.
Parce que la présence d’un stagiaire consti­tue pour l’entreprise qui l’accueille une charge certaine, je me plais à souligner le soin avec lequel la direction des ACSM a organisé mon stage.
La connaissance des problèmes de la construc­tion navale qu’il m’a été donné d’acquérir, tant au cours de ce séjour au Trait que pendant mon bref passage aux Chantiers de Provence, montre combien il serait souhai­table que les divers fonctionnaires affectés au service des constructions navales puissent, sinon effectuer un stage analogue, du moins séjourner quelque temps, dans des entreprises semblables : il est certainement possible, en une semaine, de comprendre le fonctionnement et de voir rapidement la structure d’une entreprise de la grandeur des ACSM qui, tout en restant à l’échelle humaine, peut être classée parmi les grands chantiers.


Y. Pruja
 

 

[1] La plus grande mesure 190 mètres de longueur et 25 mètres de largeur.

Retour aux archives de 1960