1951.11.15.De André Gaudaire.Le Caire.A Pierre Grédy.Paris.Courrier

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Le Caire, 15 novembre 1951

Cher Monsieur Grédy,

Tout d'abord merci pour votre télégramme m'annonçant la bonne arrivée de la lettre particulière que je vous ai adressée par le "Wisconsin". Elle était terriblement bâclée par suite du manque de temps, mais je crois qu'elle vous aura donné tout de même une première idée des événements de la zone du Canal. Nous y nageons en pleine incohérence. Je suis venu par avion au Caire parce que j'ai compris que l'ambassadeur de Belgique et le ministre des Pays-Bas désiraient savoir ce qui se passait chez nous. J'ai pensé qu'il n'était pas mauvais de les en informer. La capitale égyptienne et Alexandrie me paraissent aussi éloignées de nous que vous pouvez l'être vous-même. Notre zone, jamais le mot ne s'est mieux appliqué, est dirigée par une bande d'énergumènes que nous pourrons appeler anarchistes, communistes, Frères musulmans, "Phalanges de la Libération", peu importe. J'ai l'impression qu'avec un peu de poigne tout pourrait rentrer dans l'ordre mais cette poigne, que cela soit voulu ou non, pour des motifs qui m'échappent, fait complètement défaut. Le fait le plus significatif sera certainement celui de mon action auprès de nos électriciens. Un matin je décide de les réunir à nos chantiers. Je me trouve en présence de braves gens qui ne demandent qu'à reprendre le travail. Quand, tout de même, je leur souligne que tant dans l'intérêt de leur pays, de leur situation que de notre Maison, ils devraient remonter à bord des navires, sauf ceux transportant du matériel militaire, c'est avec un enthousiasme non déguisé, qu'ils me demandent de me rendre avec eux chez le gouverneur pour le prier de leur accorder aide et protection contre certains éléments troubles de la population. Ce dernier paraît enchanté, il promet tout ce que nous désirons. On décide de reprendre le travail le soir même. Cependant dans l'après-midi les électriciens me disent que quelques-uns d'entre eux désirent consulter les Frères musulmans, mais qu'ils ne doutent pas de la réponse et que le lendemain à midi ils cesseront leur grève. Le lendemain, ils reviennent.

 

Ils ont reçu des lettres de menaces ; des individus armés de couteaux et de revolvers leur ont fait savoir que s'ils persistaient dans leur idée, ces armes seraient utilisées. Nous retournons chez le gouverneur. J'y rencontre les directeurs de la Maison Stapledon qui viennent l'assurer que les autorités militaires britanniques ne chercheront pas à recruter par la force les travailleurs qui reprendraient leurs occupations sur les navires commerciaux. Violente diatribe du gouverneur contre les soldats anglais qui font régner la terreur dans la ville par leurs patrouilles continuelles. Quand ces discussions sont terminées, je parle de nos électriciens qui eux ne semblent pas être terrorisés par les militaires mais par des bandes armées. Le gouverneur me dit que les lettres anonymes ne signifient rien, qu'elles peuvent avoir été écrites par un enfant de cinq ans. Quant aux individus armés, il ne peut nier l'évidence, mais il prétend que dans la nuit personne ne peut les reconnaître. Je me retire et il demande aux électriciens de rester. Le soir j'apprends confidentiellement qu'il leur a promis, s'ils étaient licenciés de continuer à les payer. Le jour suivant plusieurs de ces électriciens demandent de partir en congé dès que possible, ayant été à nouveau menacés chez eux. Pendant ce temps la Compagnie du canal, toujours sereine, n'est nullement affectée, probablement parce que le général commandant les troupes britanniques a fait savoir qu'il avait pris toutes ses dispositions pour remplacer dans l'heure qui suivrait, le personnel défaillant. M. Georges Picot a vu le ministre de l'Intérieur il y a quinze jours, qui, comme le gouverneur, déplore des grèves et a promis d'examiner la possibilité de faire mettre les projecteurs à bord par l'armée égyptienne. La Compagnie du canal a aussi examiné la possibilité de faire transiter directement les navires dans le Canal comme s'il s'agissait d'un simple détroit. Les douanes locales s'y sont opposées exigeant l'examen des papiers. Naturellement elles refusent le permis de départ aux navires qui transportent des marchandises pour les militaires anglais et les placent sur leur "black list" entendant rendre responsable le malheureux agent, qui n'en peut mais, pour avoir laissé partir les navires sans permis. Nous ne nous sommes cependant pas trop mal défendus, je crois, jusqu'à ce jour. M. Reymond, l'agent principal, m'a informé avoir reçu hier la visite dés délégués des Syndicats des ouvriers en grève, venus lui faire connaître que si la Compagnie du canal pouvait séparer le port en deux zones : l'une pour les navires britanniques, l'autre pour les navires d'autres nationalités, le travail reprendrait sur ces derniers. M. Reymond a répondu que c'était difficile à réaliser, qu'il pourrait toutefois s'efforcer de mettre sur pied un projet s'en rapprochant, mais pas avant que les grévistes n'aient eux-mêmes prouvé leur bon vouloir. Cependant Port-Saïd se meurt. Vous pouvez vous imaginer cette ville où, en dehors de la Compagnie du canal, personne ne travaille plus, magasins fermés.

Je me désespère de voir notre Maison recevoir un si sérieux coup. Comme vous me l'avez dit souvent, il faudra trouver autre chose à l'intérieur du pays, au Caire, à Alexandrie, en Méditerranée orientale ou en mer Rouge ? J'espère que M. Acfield en est convaincu et qu'il va revenir avec des idées neuves dans lesquelles pour ma part je suis prêt à me lancer à fond, et que dans quelque temps nous pourrons vous écrire des lettres plus optimistes. Celle-ci n'avait d'ailleurs pour but que de vous mettre un peu dans notre ambiance. Je n'ai pas voulu la surcharger de détails inutiles, comme celui du matelot de chez nous qui, sur la demande d'un officier de police, a dû effacer de son maillot le nom de "Worms & Cie". Je veux croire que très bientôt l'esprit qui règne actuellement le long du Canal changera. Il faudrait si peu de chose ; un peu plus de compréhension et surtout d'énergie de la part des responsables. Notre Maison pourrait alors reprendre rapidement, quoique touchée, une grosse part de sa prospérité ; c'est sur ces vœux que je désire terminer en vous assurant de mes sentiments d'amitié.

A. Gaudaire

 

 

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