1918.11.25.De Worms et Cie Alger
Worms & Cie
Alger, le 25 novembre 1918
MM. Worms & Cie - Paris
Messieurs,
Développements. En vous parlant, dans notre lettre particulière du 23 relative à la main d'uvre, de l'éventualité de l'introduction dans le port d'Alger de grues à vapeur par la Compagnie charbonnière de Bassens, nous nous sommes placés dans l'hypothèse que vous ne seriez pas disposés à faire cette affaire directement et nous devons ajouter que dans notre pensée il ne s'agirait là que d'une entrée en jeu, que vous agissiez directement ou pour le compte de la Compagnie charbonnière.
Il nous est arrivé bien souvent depuis notre arrivée ici de regretter(*) que la Maison n'ait pas créé, il y a vingt-cinq ans, une branche acconage dans notre port : il y avait certainement quelque chose à faire. A cette époque il n'existait guère qu'une entreprise sérieuse, mais beaucoup moins importante qu'aujourd'hui, celle de MM. Schiaffino et Durand, dissoute il y a quelques années, mais, qui fut continuée par M. Schiaffino à la mort duquel elle devint l'entreprise Ch. Schiaffino & Cie ; elle est actuellement dirigée par M. Charles Schiaffino, neveu du précèdent.
L'entreprise Schiaffino et Durand fut menée avec des vues trop étroites : n'ayant pas su créer en temps voulu tout le matériel nécessaire à ses clients elle ne put donner satisfaction à ces derniers et c'est ce qui amena MM. Delmas Frères à construire des chalands pour les opérations de leurs vapeurs et de ceux de la Compagnie du Nord : actuellement encore la Société navale de l'Ouest projette de construire des chalands sûrement parce qu'il y a des à-coups dans l'acconage de ses bateaux. Enfin il y a eu auprès de MM. Schiaffino et Durand, à un moment donné, une petite entreprise d'acconage appartenant à M. François Scotto et qu'ils auraient pu absorber : en ne le faisant pas, ils permirent aux Affréteurs réunis d'en faire l'acquisition. Il y eut d'autres occasions qu'ils laissèrent échapper.
Cette entreprise ne s'en est pas moins développée et elle est aujourd'hui la plus puissante d'Alger : elle en a conscience et c'est bien pour empêcher qu'une Maison importante s'introduisît dans le port d'Alger que M. Ch. Schiaffino, en 1915, essaya d'acheter les chalands du DKD qui lui furent enlevés par MM. Cory Bros dont on ne voyait pas bien le but alors étant donné le prix qu'ils payèrent et qui fut jugé exorbitant, mais qui est évidemment avantageux aujourd'hui.
Il a été impossible à une grosse entreprise de s'installer à Alger jusqu'ici par suite de la difficulté qu'il y avait d'obtenir de la Chambre de commerce l'autorisation de construire des chalands en nombre suffisant et la Maison Schiaffino a bénéficié d'une sorte de monopole de fait. La difficulté provenait, et provient toujours, du manque d'emplacements à affecter au mouillage des chalands, mais vous savez que des extensions considérables sont décidées pour le port d'Alger, et il paraît qu'on va s'y mettre à bref délai malgré l'accroissement du prix des matériaux et de la main d'uvre. Il deviendra donc possible de construire du matériel d'ici quelques années, mais il sera peut-être moins intéressant de le faire alors, d'abord en raison des entreprises déjà existantes et aussi parce que les extensions prévues donneront des facilités pour le chargement et le débarquement des bateaux à quai. La question est donc surtout intéressante pour les affaires déjà existantes parce que les facilités données pour les opérations à quai seront, on peut l'espérer, compensées par l'augmentation du trafic. La Maison Schiaffino est donc bien placée pour faire des affaires satisfaisantes maintenant et plus tard.
La question qui se pose est de savoir si elle restera ce qu'elle est, avec développement progressif, ou si M. Schiaffino a l'ambition de lui donner rapidement un grand développement ou si encore elle sera absorbée par une nouvelle société en totalité ou par une transformation comme celle qui a abouti à la constitution de la Société Fèvre.
Nous ignorons complètement les intentions de M. Schiaffino, mais nous pouvons dire qu'en 1915 il ne songeait certainement pas à se désintéresser des affaires. Depuis, la guerre sous-marine lui a fourni l'occasion de faire des sauvetages et il a certainement gagné assez d'argent de sorte qu'il est en mesure de développer son affaire sans concours étranger, mais il est en possession d'un matériel flottant qui représente un gros capital et on peut penser qu'il ne laisserait peut-être séduire par la tentation de le réaliser. Pour le savoir il faudrait lui faire des offres.
Est-il possible que ces offres lui soient faites ? Nous ignorons si quelqu'un y pense actuellement, mais nous voyons bien deux grosses affaires qui pourraient être amenées à envisager cette possibilité : d'abord l'Entreprise maritime et commerciale, qui, paraît-il, est en train de monter une affaire de sauvetage, puis la Société anglo-algérienne maritime et commerciale dont nous vous avons parlé dans notre lettre du 26 décembre 1917. Peut-être faudrait-il compter encore MM. Cory Bros en supposant que l'achat qu'ils ont fait des chalands du DKD soit une indication, quoiqu'on puisse admettre qu'ils aient l'intention de se borner à exploiter ces chalands par location.
Dans ce qui précède, nous avons visé seulement la partie "acconage" de la Maison Schiaffino parce qu'elle appartient en propre à M. Schiaffino, mais il est propriétaire, en participation avec les héritiers Jouvet, de la "Navigation côtière algérienne" et s'occupe au surplus du sauvetage des navires.
C'est un homme d'une instruction modeste, mais il a été élevé dans les affaires qu'il dirige : il a même navigué sur les bateaux de son oncle et on doit lui reconnaître une compétence indéniable. Il a beaucoup travaillé personnellement pendant la guerre au sauvetage de navires torpillée avec des profits sans doute très sérieux, et on peut se demander s'il n'aspirerait pas à se reposer maintenant.
Nous vous enverrons prochainement des renseignements aussi précis que nous le pourrons sur son affaire d'acconage et, si les suggestions qui précèdent retenaient votre attention nous serions très heureux. Bien entendu nous sommes plus favorables à toute opération qui aurait pour effet d'augmenter ici l'importance de votre Maison, soit par une action directe, soit en qualité d'agent de la Compagnie charbonnière, mais nous estimerions n'avoir pas perdu notre temps si l'affaire que nous vous signalons avait une suite qui vous fût utile sous une forme ou sous une autre.
Si nous ne craignions d'aller trop loin, nous dirions que la Maison Schiaffino, absorbée par une société puissante, serait encore susceptible, à plus ou moins longue échéance, de s'incorporer le matériel de M. Legembre. Ce dernier, qui a quarante-neuf ans, s'était marié tard et il a divorcé peu de temps après : il n'a pas d'enfant et ne paraît pas disposé à se remarier. Son seul héritier naturel serait son frère, mais il semble bien, en raison de ce qu'il est en très mauvais termes avec son fils aîné, que M. Legembre père, qui est toujours vivant, ait pris des dispositions pour tout laisser à M. Léon Legembre, son successeur, à la tête de la Maison Legembre. M. Léon Legembre est tout aussi mal avec son frère et n'en fera pas son héritier si tant est que ce frère lui survive. On est donc amené à conclure que la Maison Legembre passer en d'autres mains un jour ou l'autre, soit que M. Léon Legembre fasse la cession volontaire de son affaire à une Maison de charbon désireuse de s'installer à Alger, soit qu'il décède en ne laissant pas d'héritiers ou en laissant des héritiers inaptes à la continuation de cette affaire, auquel cas elle se liquiderait par la vente du matériel. Ce matériel comprend environ 45 chalands et un remorqueur ; il représente donc une valeur considérable.
Au cas où vos préférences iraient à une transformation de l'affaire Schiaffino dans le genre de la Société Fèvre, il serait désirable d'essayer d'y attirer la Société d'acconage Delmas Frères, la Société navale de l'Ouest et la Compagnie du Nord : ce groupement serait évidemment d'une très grande force par la clientèle qu'il représente pour l'affaire elle-même et par l'apport des chalands construits ou à construire par certains d'entre eux.
Puisque nous en sommes aux perspectives de développement de vos affaires de ce côté-ci de la Méditerranée, nous pouvons attirer votre attention sur le fait que la flotte Le Quellec a disparu, que la Compagnie du Nord a perdu 17 navires et MM. Delmas Frères 7 : il leur en reste 4 à chacun. C'est dire qu'il y a des vides à combler sur la côte d'Algérie et, au cas où vous ne vous soucieriez pas d'entrer en concurrence avec MM. Delmas Frères et la Société navale de l'Ouest, il resterait encore un champ libre pour l'exploitation de cargo-boats qui auraient une sortie en charbon ou un retour en minerai car l'opposition socialiste à la concession d'exploitations minières ne saurait continuer après que la guerre a permis de constater combien cette opposition avait été néfaste au pays. L'Algérie est encore mal connue au point de vue minier et tout est à faire au Maroc : on peut donc espérer beaucoup à ce point de vue.
Société anglo-marocaine maritime et commerciale. - Vous n'avez pas oublié que la "Vulcaan " était représentée en 1914 par MM. Möller et Petersen, tous deux sujets Danois.
Lorsque la guerre éclata ces Messieurs rompirent les liens qui les unissaient à la "Vulcaan", bien que le cas n'eût pas été prévu par leur contrat, et ils s'installèrent pour leur compte.
Ils reçurent alors l'appui de la Maison J. & C. Harrison Ltd, de Londres, qui produisit ses effets jusqu'à la réquisition des marines marchandes par les États alliés.
Depuis il s'est produit des divergences de vues entre ces Messieurs qui se sont séparés et ont continué leurs affaires séparément. N'étant soumis à aucune obligation militaire ni à aucun empêchement de circuler, M. Möller a pu aller plusieurs fois en Angleterre depuis un an et il paraît qu'il a obtenu l'agence de la Société anglo-algérienne maritime et commerciale à Alger.
Veuillez agréer, Messieurs, nos bien sincères salutations.
Ch. A. Rouyer
(*) C'est là un regret de pure spéculation, car elle était venue à Alger dans un autre but qui devait alors absorber toutes ses forces.