1941.02.27.De Jean Luchaire - Les Nouveaux Temps.Article
NB : Cet article provient d'un recueil de coupures de presse datées du 17 octobre 1940 au 21 décembre 1941, qui est classé en octobre 1940.
"Les Nouveaux Temps"
27 février 1941
"L'État doit briser la puissance des trusts" (Philippe Pétain)
La banque et l'industrie se sont emparé du pouvoir
Le remaniement ministériel consacre le triomphe momentané du capitalisme français
Le gouvernement qui s'est présenté hier devant le verdict de l'opinion publique est un des plus étonnants que la France ait jamais connus.
Sa structure même est déjà singulière. Quand on songe que le secrétariat d'État à la Jeunesse et à l'Éducation nationale, que les secrétariats généraux de l'Instruction publique, de la Jeunesse et des Beaux-Arts (sic ?) sont placés sous la juridiction du ministre de la Guerre, on demeure pétrifié de stupeur. Quand on constate que toute la nouvelle structure sociale de la France va dépendre désormais du ministre des Finances et de l'Économie, on n'est pas moins ahuri.
Mais on aurait tort de croire que ces attributions ont été faites au hasard ou procèdent d'une conception humoristique de l'organisation de l'État. Ce n'est pas l'ombre d'Alphonse Allais qui hante les ombrages du Parc des Célestins : c'est l'ombre du banquier Laffitte. On dirait que Vichy est en train de repasser, à très rapide allure, l'histoire du XIXe siècle après la défaite de la France à Waterloo. Nous avons eu, sous l'inspiration de M. Alibert, une réédition du règne de Louis XVIII. Nous avons eu ensuite, sous la poigne de M. Peyrouton, une esquisse assez pénible du règne de Charles X. Nous voici enfin parvenus, grâce aux intrigues de M. Jacques Barnaud, au règne de Louis-Philippe, c'est-à-dire au règne des banquiers. II ne nous reste plus qu'à faire maintenant la révolution de 1848.
Car le doute n'est pas permis. On demandait à Vichy un gouvernement de franchise et de loyauté. On l'a. Avec franchise et avec loyauté, le nouveau ministère affiche la toute-puissance des trusts bancaires et industriels, désormais officiellement étayés sur les équipes militaires.
Nous l'écrivions avant-hier : "Ces jours derniers, à Vichy, l'entourage du chef de l'État et le Maréchal lui-même ont été littéralement assiégés par de hauts fonctionnaires et des industriels importants, "envoyés spéciaux" de grandes banques dépendantes de la finance juive, qui s'étaient précipités sur les bords de l'Allier à l'annonce de l'imminent remplacement de M. René Belin et qui se sont efforcés de prouver à l'illustre soldat de Verdun que la présence au ministère du travail, de l'ancien secrétaire général adjoint de la CGT constitue une des garanties essentielles de la "Révolution nationale" telle que la conçoivent les adversaires de tout mouvement réellement populaire. Nous apportions les preuves incontestables des faveurs multiples et substantielles accordées par M. Belin aux grands trusts, notamment aux trusts pétroliers qui ont étouffé toute la politique nationale des calories au profit exclusif des grandes compagnies anglaises et américaines. Nous déclarions inadmissible le maintien au pouvoir de M. Achard, l'homme des coalitions du lait, du beurre, de la betterave et du café. Nous énumérions les méfaits de M. Caziot, l'organisateur de la corporation des paysans sans paysans...
II suffit probablement que la voix de Paris, plus informée des méandres politico-économiques que les voix de province, se fasse entendre pour que Vichy prenne immédiatement, le contre-pied des avertissements ainsi prodigués. L'offensive que nous dénoncions depuis quelques jours a été couronnée de succès. M. René Belin reste à son poste. M. Achard, M. Caziot restent au leur. Et si M. Chevalier abandonne le portefeuille de l'Instruction publique, ce n'est point pour être rendu à ses études religieuses, c'est pour être chargé de la "famille". Bien plus : emporté par son élan victorieux, M. Jacques Barnaud conquiert une autorité nouvelle, fait accorder une promotion à M. Lehideux, fait nommer M. Pucheu, fait maintenir M. Lafond au secrétariat général de l'Énergie, fait nommer le banquier Moreau-Néret au secrétariat général des questions économiques... Désormais, quel que soit le département ministériel où l'on jette un coup d'oeil, on y trouve des représentants des grandes puissances bancaires ou industrielles : la Jeunesse elle-même n'est pas exclue de cette magnifique opération. Il n'y a qu'un "secteur" qui ait échappé à cette emprise des trusts : c'est celui que s'est réservé, non sans peine probablement, l'Amiral Darlan dont les trois principaux collaborateurs pour la vlce-présidence du Conseil sont des hommes de grande valeur, d'intelligence incontestée et, on doit l'espérer, de totale indépendance d'esprit. Pour le reste, l'Or, l'Acier et le Pétrole sont désormais officiellement les maîtres du gouvernement. Le Maréchal Pétain qui, dans son message du 11 octobre 1940, affirmait hautement : "La coordination par l'État des activités privées doit briser le pouvoir des trusts et leur pouvoir de corruption" a été circonvenu une fois de plus. Au lieu de faire coordonner les activités privées par l'État, il laisse les activités privées coordonner l'État. Au lieu de briser le pouvoir des trusts, il laisse les trusts s'Installer au pouvoir. S'en aperçoit-il ? Dans l'affirmative, les choix du grand soldat de Verdun s'expliquent aisément, mais la politique qu'ils expriment inflige une douloureuse blessure au coeur de l'immense majorité des français. Dans la négative, le Maréchal s'apercevra bien vite de l'erreur qu'il vient de commettre, car, lorsque le pays aura été pleinement éclairé sur les hommes à l'administration desquels on vient de le confier, il le manifestera ouvertement.
Ce qu'il y a de plus singulier dans ce cynique remaniement ministériel, c'est qu'il se place sous l'égide d'une amélioration des rapports franco-allemands et de la politique de Montoire... A l'instant même où le gouvernement maintient à son poste M. René Belin, l'homme des pétroliers de Londres et de New York, à l'instant où ce même gouvernement nomme délégué pour les négociations économiques franco-allemandes l'homme qui est l'un des principaux associés de la banque juive responsable d'avoir livré à l'Angleterre une fraction importante de la flotte française de commerce, il affirme sa volonté de collaborer avec le Reich !
Certes, les financiers et les industriels auxquels se trouve actuellement livré le gouvernement de la France sont des personnalités remarquables dans leur spécialité, des techniciens indiscutés, et des intelligences expertes. On peut même penser que leur compréhension des réalités présentes dominera le souvenir de leurs alliances anglo-américaines de jadis. L'accès du paradis n'a jamais été interdit aux pêcheurs repentis. Il est de fait, par exemple, que M. Barnaud a abouti, en un laps de temps relativement court, à un accord économique franco allemand qui va entrer en vigueur à très bref délai...
Mais ce sont là des contingences éminemment temporaires, on pourrait dire éminemment superficielles. Car la collaboration franco-allemande sera profonde et totale, ou ne sera pas. Pour qu'elle soit telle, il faut qu'une certaine identité s'établisse entre les structures économiques et sociales des deux pays, entre les "directions générales" de la politique des deux États. Sinon, un jour viendra fatalement où les deux systèmes, s'ils sont construits en opposition et s'ils sont d'orientations divergentes s'opposeront de nouveau.
Or c'est précisément au lendemain du jour où le Chancelier Hitler s'est affirmé, à sa manière, "un socialiste fanatique", c'est précisément au lendemain du jour où le Führer a exalté la toute-puissance du travail populaire contre les forces du capital, que Vichy, avec un sens exquis de l'opportunité, fait au capital dans le sein du gouvernement, une place que jamais l'Argent n'a occupée en France, une place que jamais les oligarchies financières et industrielles n'ont pu conquérir, même au cours des périodes les plus haïssables du régime parlementaire libéral ! II y a là une antinomie brutale, une sorte de défi jeté aux réalités européennes.
Quelles que soient l'habileté et la bonne volonté apparente de la ploutocratie qui s'est installée autour du Maréchal, quels que soient les sourires que cette ploutocratie pourra prodiguer aux porte-parole du Reich, ces réalités ne changeront pas. Disons plus : elles s'imposeront et se vengeront. Mais qui paiera les frais de cette escroquerie à la collaboration ? Qui sera la victime de cette vengeance des faits invincibles ? Le peuple de France ce peuple dont les intérêts et les aspirations les plus légitimes se trouvent bafoués par le triomphe momentané des trusts ce peuple qu'on livre, comme une proie séduisante, à ceux qui n'ont cessé de l'exploiter depuis un quart de siècle.
Jean Luchaire