1930.03.16.De Hypolite Worms.Le Trait.Discours.Lancement du Charles-Schiaffino
Copie de note
Le PDF est consultable à la fin du texte.Monsieur le ministre,
Si, pour des motifs d'ordre sentimental, j'ai lieu de me profondément réjouir de la construction dans ces Chantiers de "Charles-Schiaffino", si, pour des raisons d'ordre technique, je suis particulièrement fier de cette unité, je n'ai - avec l'armateur - aucune difficulté à reconnaître qu'elle n'appartient pas au type aristocratique des grands paquebots de luxe ; sa prétention se limite à vivre sa vie de robuste roulier des mers et à labourer les flots bleus et verts, entre l'ancienne et la nouvelle France aussi longtemps que possible, avec... les cales bien garnies !
Vous n'avez donc point été attiré par la naissance d'un "Prince de la mer", et si vous avez consenti à rehausser l'éclat de cette fête en nous faisant, aux uns et aux autres, l'honneur de la présider, c'est qu'en dépit de sa modestie, il existait un motif puissant pour vous y déterminer.
Mesdames, Messieurs,
Ce motif, vous le connaissez tous : n'a-t-il pas été clairement indiqué par le premier geste et le premier acte de Monsieur Louis Rollin, au moment même où il prenait charge, pour la première fois, de ses hautes fonctions ?
Son premier geste : salut émouvant adressé à tous ceux qui, sur terre ou sur mer, contribuent à assurer, je ne dirai point, hélas ! la prospérité, mais du moins l'existence de notre flotte commerciale !
Son premier acte - don de joyeux avènement -un coup fatal à une injustice qui durait depuis trop longtemps par la refonte de la retraite de nos marins.
Nous avons compris, Monsieur le ministre, dès votre arrivée au pouvoir, que votre volonté bien nette était que tout ce qui est maritime fût vôtre, et la manifestation de cette volonté est la principale raison qui me vaut aujourd'hui l'honneur de vous saluer ici.
II y en a une autre :
"Charles-Schiaffino" n'est-il pas du moins à ma connaissance, le premier bateau construit en France pour un armement algérien (d'ailleurs le premier lui-même en ancienneté et en importance) - et vous avez tenu, vous, le premier ministre de la Marine marchande que l'histoire de notre pays ait à enregistrer à donner plus de solennité à ce lancement qui coïncide au surplus avec les fêtes du centenaire de la naissance de notre empire de l'Afrique du Nord.
Nous tenons donc votre présence ici comme un nouveau témoignage de la sollicitude du gouvernement pour l'admirable effort national accompli en Algérie pour le renforcement des liens maritimes qui doivent unir, de plus en plus étroitement, la France à son empire africain ; comme une preuve aussi de l'intérêt agissant et éclairé que vous portez à celle des marines nationales aux destinées de laquelle vous présidez.
Je dis, Mesdames et Messieurs, à celle des "Marines nationales" car il est essentiel que le pays comprenne qu'il doit posséder deux marines - toutes les deux nationales - l'une, qui est militaire, l'autre, qui est commerciale et si celle-là a pour mission de veiller sur les ruches saintes où d'autres font le miel ; celle-ci reste, en même temps que l'ouvrière qui, garnissant ses rayons devrait pouvoir contribuer plus puissamment que tout autre à augmenter le Trésor commun, la messagère qui va d'une ruche à l'autre, de l'Africaine et des coloniales à la métropolitaine, et inversement, pour que le miel de toutes coûte moins cher et soit meilleur.
De la marque d'intérêt que vous nous donnez aujourd'hui, Monsieur le ministre, nous vous disons toute notre gratitude.
Et nous sommes profondément touchés de ce que Madame Rollin ait bien voulu partager la peine que vous avez prise de venir jusqu'ici et manifester, si gracieusement, son désir de vivre, un moment, nos soucis et nos joies. De ce geste si aimable, nous lui savons infiniment gré.
A Madame Louis de Maniquet-Vauberet, marraine de "Charles-Schiaffino", j'adresse mon salut respectueux avec mes sincères compliments de la manière dont elle a usé pour envoyer son filleul... à la mer ! Je souhaite ardemment que son parrainage soit long et heureux.
Monsieur le préfet nous accorde un nouveau gage de la générosité avec laquelle il se donne, si complètement, à son actif département.
Je ne suis point étonné de la présence ici de Monsieur le sénateur Louis Brindeau, président de la Commission d'études, dont le nom se trouve à chaque ligne de l'histoire des efforts accomplis par la République en faveur de sa flotte commerciale, au cours de ces trente dernières années.
Merci à Messieurs les sénateurs et députés de la Seine inférieure, dont les encouragements constants nous sont si précieux.
[Phrase raturée : Je salue Monsieur le sénateur Jacques Duroux, dont la vigilante attention est attirée par les questions d'armement et notamment par les liens maritimes qui unissent l'Algérie à la métropole.]
Je regrette bien vivement l'absence, pour raisons de santé, de Monsieur Gaston Thomson qui administra notre Marine marchande, remarquablement d'ailleurs, quand il occupa le fauteuil de Colbert, mais toute ma reconnaissance est due à Madame Thomson, qui n'a pas hésité à venir nous prouver sa sympathie. Elle me permettra de lui dire ma joie de la voir au milieu de nous, ne serait-ce qu'en souvenir des liens d'étroite amitié qui, depuis si longtemps, unissent sa famille à la mienne.
Je faisais, tout à l'heure, allusion aux motifs d'ordre sentimental qui me faisaient éprouver une satisfaction toute particulière de la construction, dans ces chantiers, de "Charles-Schiaffino".
C'est qu'en réalité, je ne puis oublier l'ancienneté ni la cordialité des relations qui, dans ce cas, unissent le constructeur à l'armateur.
En 1891 - il y aura 39 ans au mois d'octobre - la Maison Worms & Cie ouvrait une succursale à Alger. La première personne qu'elle rencontrait, avec qui elle traitait, était M. Charles Schiaffino, le père de mon ami Laurent Schiaffino, et dont le navire qui vient d'être mis à l'eau porte le nom. La rencontre était inévitable étant donné que, dans sa ville, cet homme de bien occupait une large place.
Depuis cette époque et en dépit des fluctuations inhérentes à la vie commerciale, les relations ainsi créées ne cessèrent jamais d'être cordiales et confiantes. N'est-il pas naturel que je me plaise à constater que les circonstances ayant appris aux deux sociétés à se mieux connaître, les liens deviennent chaque jour plus étroits ; que je me réjouisse de voir sortir de ce chantier le premier navire construit en France pour un armement algérien, surtout quand cet armement s'appelle la Société algérienne de navigation pour l'Afrique du Nord, qui est, pour le moment au moins, le couronnement de l'uvre séculaire des Schiaffino.
Je salue son conseil de surveillance et son président, Monsieur Henri de Peyerimhoff.
C'est que Messieurs, l'histoire de cette lignée est intimement liée à celle même de l'Algérie. En relations depuis des siècles avec cette colonie turque, la famille Schiaffino, qui compte de nombreux et valeureux marins, "européenne" quelques centaines d'années avant que le mot ne fût inventé, n'eût de cesse que le pays magnifique qu'elle avait choisi comme centre d'activité, ait pu se soustraire à un régime étouffant et débilitant.
Et quand, en 1830, le représentant de la France, le consul Derval fut victime de la grossièreté du bey à Alger, il se trouva un capitaine, propriétaire d'une balancelle qui, au péril de sa vie, n'hésita pas à faire voile vers Gênes, à travers les flottilles barbaresques, pour porter au roi de France la lettre qui lui rendait compte de l'injure reçue et que l'histoire appelle le "coup de l'éventail".
Dans Ies archives du ministère des Affaires étrangères, vous trouverez, Messieurs, un récit impressionnant de cette chevaleresque équipée, et vous trouveriez aussi le nom de ce héros : ce capitaine armateur s'appelait Jacques Schiaffino, c'était le grand-père de Charles dont je viens de vous parler et l'arrière-grand-père de Laurent, ici présent.
Pendant la conquête, les Schiaffino aident nos troupes de toutes les manières possibles mais, marins avant tout, ils organisent des services de transports le long des côtes et c'est ainsi qu'ils parviennent à rendre au Corps expéditionnaire les services les plus précieux ; les petits navires suppléent, principalement entre Alger et Bône, à l'absence des communications terrestres et cette heureuse intervention permet de sauver bien des vies de soldats français.
En 1914, Charles Schiaffino, dont les sentiments sont à la hauteur de ceux de ces ancêtres, s'en va, dès le premier jour de la mobilisation, se présenter à l'amirauté pour y tenir ce langage :
« Amiral, je suis trop âgé maintenant pour prendre les armes, mais je viens avec tout mon matériel de remorquage, de sauvetage, de haute mer me mettre simplement à la disposition de mon pays. »
Il ne s'agissait pas que d'un geste : les actes suivirent et, pendant toute la guerre, Charles Schiaffino méprisant la fatigue, le danger, procède, la plupart du temps avec bonheur au sauvetage des unités de l'Entente, torpillées sur les côtes d'Algérie et de Tunisie.
La Croix de la légion d'honneur va récompenser Charles Schiaffino avec la belle citation que voici :
« Services exceptionnels, concours absolument désintéressé à la Défense nationale. A mis tout son personnel et tout son matériel flottant à la disposition de la Marine dans les premiers jours de la mobilisation. A procédé au sauvetage de 32 unités alliées. Déjà titulaire de la Médaille d'or de la Marine pour le sauvetage. »
Le ruban rouge pour 32 navires sauvés ! Je suis convaincu, Monsieur le ministre, que si, à cette époque, vous aviez présidé aux destinées de la Marine marchande, l'Ordre du mérite maritime eût été créé plus tôt et que ce n'en est point le grade de chevalier que vous eussiez décerné à cet homme de bien !
Mon cher ami, je sais quelle émotion vous étreint aujourd'hui ; quels sentiments de piété, de reconnaissance et d'admiration filiales animaient, tout à l'heure votre cur, au moment où ce navire, glissant sur sa cale, effectuait vers Alger sa première étape, courte mais importante, ce navire à qui vous avez réservé le nom de votre vénéré père parce qu'il était le premier que la Société algérienne de navigation pour l'Afrique du Nord ait pu faire construire en France, et cette pensée, à elle seule, suffit à prouver que les vertus des "Schiaffino" ne sont point à la veille de disparaître.
En réalité, de cette preuve, ceux qui vous connaissent n'avaient besoin pour vous juger. Après la douloureuse stupeur qu'avait causée la disparition prématurée de l'homme d'élite qui était à la tête de la maison Charles Schiaffino & Cie, vos amis avaient tourné leurs regards vers vous et peut-être y avait-il quelque inquiétude, dans ces regards : vous étiez si jeune pour assumer la tâche qui allait vous incomber. Mais dès le premier jour, vous avez démontré l'inutilité de leurs craintes, et le succès qui a répondu à vos efforts précoces constitua un sûr garant de celui que l'avenir vous réserve !
Laissez-moi vous dire à vous tous, Mesdames, Messieurs, qui avez pris la peine de venir jusqu'ici, laissez-moi vous dire combien sont réconfortants de tels témoignages d'intérêt à une heure précisément si angoissante pour notre industrie. Angoissante !
Au cours du mois de juin dernier, j'avais cru devoir, ici même, devant une délégation de l'Association des grands ports pousser un cri d'alarme et le tableau que j'avais essayé de brosser de la situation de l'industrie française des constructions navales put à certains paraître un peu sombre, malgré la précaution prise d'en indiquer, peut-être trop longuement, Ies causes.
Nos craintes n'étaient point chimériques et si, depuis cette époque, la situation s'est modifiée, ce n'est point, hélas, dans le sens de l'amélioration. S'il pouvait subsister un doute à ce sujet, il suffirait pour le dissiper de considérer la proportion des commandes françaises qui, dans les derniers mois, sont allées à l'étranger, malgré les lois bienfaisantes qui ont institué le Crédit maritime et allégé les charges fiscales.
C'est ainsi que nous n'avons pu accepter la commande d'un second navire pour la Société algérienne de navigation pour l'Afrique du Nord, tant les conditions étrangères étaient meilleures.
Tout récemment encore, un armement français, qui me touche de plus près, passait à des chantiers anglais un ordre de construction pour quatre cargos.
Je n'éprouve aucun embarras à vous dire pourquoi cette décision, si regrettable qu'elle soit, était inévitable : autant j'aurais de scrupules à discuter semblable geste d'un autre amateur, autant je me sens libre d'en user largement dans ce cas personnel.
L'industrie des transports maritimes est essentiellement de caractère international, et le répéter devient, heureusement, une banalité. Ce n'en est pas moins une vérité et l'armateur ne peut, sans inconvénient grave, se placer pour l'exploitation de sa flotte, dans une situation inférieure à celle de ses voisins étrangers ; dépasser certaines limites d'ailleurs vite atteintes, équivaudrait à un suicide. Il est donc tenu à n'utiliser que des outils d'un prix voisin de ceux de ses concurrents, et c'est la raison pour laquelle, si l'industrie française ne peut les lui fournir dans les conditions désirables, il est bien obligé de les rechercher à l'extérieur.
C'est à quoi il a fallu me résigner : la quasi-totalité des chantiers britanniques, des chantiers hollandais et allemands ont été interrogés et toutes les réponses reçues se sont échelonnées entre 28 et 32% au-dessous du prix de notre production. Cette différence dépasse largement - hélas ! - les limites que le pessimisme dont j'ai pu être accusé, lui fixait.
Je précise, pour qu'il n'y ait point de malentendu possible, que ce pourcentage exprime, sur la base de notre prix de revient, la différence qui existe entre celui-ci et le prix offert par la concurrence étrangère.
Encore convient-il d'ajouter qu'un nombre assez important de ces chantiers était disposé à accorder des facilités de toutes sortes et de nature à rendre encore plus alléchantes les propositions.
Voilà, Messieurs, où nous en sommes ! Fallait-il renoncer à exploiter notre flotte, dans des conditions économiques normales, pour la seule raison que nous ne pouvions construire au prix de la concurrence étrangère ! Poser la question suffisait à la résoudre, et c'est ainsi que des armateurs-constructeurs français se sont trouvés dans la situation absurde d'être obligés de confier leurs commandes hors les frontières, alors que leurs propres chantiers seront peut-être sans travail dans deux ans !
Cela ne veut point dire que nous "jetions le manche après la cognée" et le supposer serait mal nous connaître : les temps difficiles passeront sûrement et il ne m'appartient pas, pour le moment, de formuler des vux, puisque aussi bien le ministre de la Marine marchande s'occupe activement de la question, qu'il en a saisi le Conseil national économique et que la Commission d'études travaille le problème avec la volonté d'aboutir.
Je voudrais cependant, Monsieur le ministre, profiter de votre présence au Trait pour examiner la question de la main d'uvre et les problèmes qu'elle pose : je sais d'ailleurs quel souci vous avez de ceux-ci et avec quelle sentimentale et lumineuse énergie vous vous êtes employé à les résoudre.
Aussi bien, ne pourrais-je trouver meilleure occasion que devant cet auditoire, tout entier conquis aux idées généreuses et à leur réalisation hardie, et qui comprend un homme dont la vie constitue un véritable apostolat : Monsieur Georges Risler, qui est partout où il s'agit d'assurer le mieux être matériel et moral de ceux qui travaillent et de leur famille - de leur plus grande famille, puis-je dire.
Permettez-moi, d'abord, Messieurs, de souligner le paradoxe déconcertant qui résulte du fait que la crise dont souffre l'industrie des constructions navales et la pénurie de la main d'uvre spécialisée dont elle ne cesse de se plaindre puissent coexister.
L'observateur - je le suppose impartial - n'est-il pas en droit de dire : « De quoi donc peut se plaindre cette industrie qui reconnaît n'avoir point de chômeurs ? Et si les chantiers manquent de main d'uvre, que viennent-ils crier au secours et réclamer, pour augmenter leur travail, l'aide de l'État ? »
Le paradoxe n'est qu'apparent ! Si, en effet, on peut admettre qu'actuellement le chômage n'existe pas dans les chantiers français, il n'en reste pas moins qu'à maintes reprises, depuis la guerre, ils ont eu à le subir et la répétition, comme la durée de ces crises, ont eu pour résultat de provoquer une désaffection progressive de la main d'uvre spécialisée qui équivaut à une véritable perte de substance.
Tous ces riveurs, tous ces ajusteurs-monteurs, tous ces chaudronniers en cuivre, tous ces électriciens de navires, las de l'incertitude du lendemain, que causait la diminution du rythme de production qu'ils avaient connu autrefois, constatant que des semaines, et parfois des mois étaient nécessaires pour que, sur la cale libérée, vînt une nouvelle unité, ont perdu peu à peu confiance en leur métier ; ils s'en sont allés vers les usines des grandes villes, sur les quais de nos ports où, disséminés dans la multitude, il est impossible de les retrouver ; ils sont irrémédiablement perdus pour leur ancienne profession.
Les statistiques accusent les pertes énormes en spécialistes subies par les chantiers navals depuis la guerre. Nous avons de rudes efforts à faire pour réparer le mal et rendre au pays l'industrie des constructions navales dont il a besoin pour son prestige et sa sécurité, et le succès ne les couronnera, quelle qu'en soit l'ampleur, que s'ils sont réalisés dans un état de sécurité industrielle absolue.
Nos ouvriers ont un sens merveilleux de la prospérité de l'entreprise : ils se rendent admirablement compte du rapport qui doit exister entre le volume d'affaires traitées et l'outillage de toutes espèces, mis en uvre ; ils aiment la régularité dans la production. Or, tout cela nous sommes impuissants à le leur offrir et c'est ce qui rend si grandes les difficultés que crée cette question de la main d'uvre spécialisée.
Les constructeurs n'ont point hésité, cependant, à les considérer bien en face, ces difficultés et ici, à l'origine, où nous ne disposions même pas du noyau de spécialistes sur lequel les chantiers plus anciens ont pu s'appuyer sans interruption, nous avons poursuivi, depuis douze ans, une politique nettement définie.
Notre premier souci - la base de notre action - a été de stabiliser le personnel autant que faire se pouvait, en lui assurant un logement à proximité des chantiers : d'où une politique de l'habitation ouvrière.
Ensuite, estimant qu'il fallait travailler, non point seulement pour aujourd'hui ou demain, mais bien pour un avenir moins immédiat, nous avons eu le souci de faciliter le recrutement futur, en attirant d'abord les familles nombreuses et en nous chargeant, tout naturellement, de la formation professionnelle des enfants lorsque sonne pour eux l'âge du travail.
Enfin, pour parer malgré tout à l'insuffisance de la main d'uvre nationale, il a bien fallu se tourner vers la main d'uvre étrangère et c'est ainsi que nous avons eu à résoudre le problème d'une immigration avec toutes ses conséquences : adaptation à notre industrie des nouveaux venus et leur assimilation parmi la population française.
C'est de ces diverses questions qui se sont posées successivement à nous : habitations ouvrières, protection de la famille nombreuse, formation professionnelle de l'apprenti, introduction de la main d'uvre étrangère que je voudrais, Monsieur le ministre, vous entretenir un instant.
La première caractéristique de notre cité-ouvrière est d'être l'uvre exclusive de l'initiative privée.
Je m'excuse auprès des membres du parlement qui m'écoutent, d'avoir à souligner, en effet, que pendant longtemps l'industriel a été, systématiquement, tenu à l'écart de l'application des lois sur les habitations à bon marché ; il en est résulté des conséquences injustes. Supposez, Messieurs, que ce chantier, au lieu d'avoir été construit au Trait, en pleine campagne, l'ait été à proximité immédiate d'une grande ville : Rouen, Le Havre, Bordeaux. Les ouvriers auraient pu, en toute légalité, chercher à se loger dans les habitations construites par l'un des nombreux organismes d'habitations à bon marché qui fonctionnent habituellement dans ces centres. Ici, point d'organismes de ce genre et la conséquence en est qu'il nous a bien fallu supporter, seuls, la charge de la création de notre cité.
Je reconnais que les temps s'améliorent, puisque depuis la dernière loi Loucheur, notre personnel peut maintenant bénéficier des avances de l'État à un faible taux d'intérêt pour faire construire les maisons dont il deviendra propriétaire : notre Société de secours mutuels a, naturellement, constitué une section de crédit immobilier pour assurer le fonctionnement de la loi et nous prendrons d'ailleurs, à notre charge, une partie des annuités que les titulaires de contrats de prêt auront à verser.
Quatorze familles se proposent ainsi, dès cette année, de bénéficier des avantages de la loi Loucheur pour se fixer au Trait, nous témoignant, malgré la crise qu'elles n'ignorent point, une confiance qui nous touche profondément.
Nous avons voulu que nos cités fussent des cités-jardins, et c'est la deuxième caractéristique de notre politique de l'habitation.
Cités-jardins ! Le mot n'étonne plus maintenant, et cela suffit à souligner l'importance du chemin parcouru depuis la guerre, grâce, en grande partie, au talent de vulgarisation de celui qui a été le plus grand constructeur de cités-jardins de France, Monsieur Dautry, directeur général des chemins de fer de l'État, que nous avons le plaisir de compter aujourd'hui parmi nous.
Alors qu'en 1917, une cité-ouvrière était normalement laide et triste, nous avons tenu à réconcilier le travail et la beauté, à donner à l'ouvrier et aux siens, le repos que le spectacle d'un cadre riant et harmonieux rend meilleur. Pour y arriver, il fallait s'attacher à respecter, autant que possible, les sites naturels, incomparables d'ailleurs, de cette campagne normande ! Si, au bord du fleuve dont la tranquillité solennelle n'est troublée que par le joyeux mascaret, ce joli caprice lunaire, nous avons bien été obligés de dresser dans les airs les bras décharnés de nos engins modernes, du moins nous avons cherché à créer, à l'orée de la forêt, un village digne d'elle et digne de la poésie qui émane de cette terre où les pommiers fleurissent comme nulle part ailleurs.
Six cents logements s'éparpillent sur deux cents hectares. Chaque famille dispose d'un jardin potager à peu près suffisant. Partout des arbres ont été plantés... et n'était-ce pas, Messieurs, une nouvelle manifestation de notre volonté de durer ?
Enfin, nous avons pensé que dans la contrée dont nous étions essentiellement les animateurs, l'action patronale ne devait pas avoir pour limites, les murs de l'usine : aussi, notre intervention s'est-elle étendue à la cité que nous venions d'édifier avec le désir de collaborer à la formation de son âme et de ses traditions. Tout un réseau d'uvres sociales a été constitué : infirmerie permettant d'agir efficacement dans les accidents du travail, dispensaire antituberculeux, écoles pour les enfants des deux sexes, ferme pour faciliter l'approvisionnement en lait, société coopérative d'alimentation et société d'achats en commun, deux sociétés de mutualité, groupes musicaux et artistiques, société d'encouragement scolaire, etc.
Certes, la réalisation d'un tel programme ne va pas sans peine et sans ténacité, mais la récompense en est dans le résultat, en fait, depuis douze ans que ces chantiers existent, il ne s'est jamais élevé, entre le personnel et nous, une difficulté sérieuse, tandis qu'un excédent moyen annuel d'une quarantaine de naissances sur les décès, venait affirmer l'admirable vitalité de ce pays.
Excédent de quarante naissances par an : la constatation de ce joli cadeau que le Trait fait chaque année à la France, me conduit à souligner qu'ici, les familles nombreuses, groupées en une association amicale, tiennent une place d'honneur.
Par le sursalaire familial qui a pris naissance en même temps que nos chantiers, par les avantages que les statuts de la Société de secours mutuels accordent à l'occasion des naissances - remboursement des frais médicaux et pharmaceutiques entraînés par l'accouchement, indemnité journalière à la mère de famille pendant la durée de son indisponibilité, prime d'allaitement, par d'autres avantages encore qu'offrent différentes sociétés aux familles nombreuses, - les charges de ces dernières se trouvent allégées de façon substantielle.
Au surplus, l'influence bienfaisante de nos jardins reste, j'en suis convaincu, une des causes principales de la santé du Trait, puisque grâce à l'heureuse disposition des maisons, on peut dire, en effet, que la mortalité infantile en a été presque complètement chassée.
Voilà pour la politique de l'habitation ouvrière : passons maintenant, Messieurs, si vous le voulez bien, à celle de l'apprentissage, d'une importance primordiale pour la restauration de notre industrie.
Nous ne perdons pas de vue qu'à l'égard de ces enfants, qui doivent constituer le précieux réservoir de nos chantiers, nous avons encore, après leur sortie de l'école, des devoirs très nets : celui, d'abord, d'aider leurs parents à leur maintenir une bonne santé morale ; celui de leur apprendre, ensuite, le métier qui leur permettra, quoi que l'avenir leur réserve, de gagner honorablement leur vie ; celui aussi de surveiller leur croissance physique et c'est de ces soucis que sont nés les cours professionnels dont le programme déborde, d'ailleurs, largement sur les matières d'enseignement général que viennent professer chez nous les maîtres des écoles publiques du Trait. Le certificat d'aptitude professionnelle vient, naturellement, sanctionner ces études et l'assistance régulière des apprentis au cours est garantie par l'engagement pris par les parents dans le contrat écrit, dit d'apprentissage.
En contre-partie des obligations précises que ces contrats prévoient pour les apprentis, ils leur accordent des avantages importants : d'abord au chantier : prime d'assiduité en fin d'apprentissage, relèvement de la taxe horaire après l'obtention du certificat d'études professionnelle, etc. ; ensuite, à l'extérieur ou chez eux : prime versée pendant le service militaire, prime de mariage, prime à ne pas quitter, une fois l'apprentissage terminé, l'entreprise qui a réalisé l'éducation professionnelle.
Là encore, le succès a répondu à nos efforts, puisque 131 apprentis ont signé avec nous un contrat. Voici donc, pour l'avenir, des perspectives extrêmement consolantes !
Malheureusement, elles sont lointaines, car le plan que je viens de vous exposer ne peut, surtout dans cette région de la Seine maritime dont la densité et la prospérité industrielle croissent si vite, fournir dans un avenir immédiat la main d'uvre nécessaire. Il a donc fallu trouver un palliatif en faisant appel à l'ouvrier étranger.
Que de nouveaux problèmes se sont posés !
Choix de la source, d'abord : où trouver, en Europe, des ouvriers sinon déjà spécialisés, du moins susceptibles de fournir, assez vite, un rendement satisfaisant dans un art si particulier.
Moyens de réaliser, aussi rapidement que possible, l'assimilation des nouveaux aux anciens, malgré la diversité des langages !
Maintien de la proportion désirable du nombre des manuvres à celui des spécialistes !
Enfin et surtout, manière d'exercer sur les étrangers le patronage moral essentiel.
La tâche était délicate et ardue ; mais grâce - je ne saurais trop le dire - au dévouement des cadres à tous les échelons de la hiérarchie, l'assimilation heureuse de 183 ouvriers étrangers a été accomplis en quelques mois !
Il restait - et ce fut l'objet de notre effort le plus récent - à créer un organisme où la jeune fille - voire malheureusement quelquefois la femme - dans l'obligation de travailler en dehors de chez elle, pût trouver à s'employer en évitant une séparation indésirable entre sa famille et elle.
Grâce à une collaboration étroite entre industriels voisins, nous avons maintenant un atelier où la femme peut travailler près de chez elle et exercer un métier essentiellement... féminin.
Je termine : excusez-moi, Messieurs, d'avoir retenu si longtemps votre attention, mais l'occasion était trop belle et la tentation trop grande d'exposer la complexité et les difficultés des problèmes que doit résoudre l'industrie des constructions navales, en pleine crise, devant cet aréopage de choix, si averti des questions industrielles et maritimes que le cerveau humain peut régler, et des problèmes sociaux qui ne peuvent être traités que si ce cerveau est aidé par le cur !
Vous connaissez maintenant notre cité, uvre purement privée, adolescente aussitôt que née. Vous n'ignorez plus rien de son armature sociale ! En vous présentant l'une et l'autre, j'ai voulu vous montrer, Monsieur le ministre, que les constructeurs de navires n'ont peur ni du travail, ni du risque, qu'ils ne craignent ni les méthodes modernes d'organisation industrielle et sociale, ni les réalisations effectives qui en sont la conséquence logique et qu'ils ont appliqué jusqu'à la limite du possible, la maxime : "Aide-toi, le ciel t'aidera".
Si j'ignore les desseins du Ciel, du moins je sais que vos efforts éclairés chercheront à empêcher que restent précaires les fruits du labeur accompli, des années durant, par des collaborateurs dévoués qui ont dépensé sans compter et sans défaillir une seconde, leur peine et leur intelligence : c'est de cette conviction qu'est faite en grande partie, ma foi en l'avenir.