1944.09.26.De Hypolite Worms.Au juge Georges Thirion.Interrogatoire
Copie de note
Le PDF est consultable à la fin du texte.Interrogatoire de M. Worms
L'an mil neuf cent quarante quatre, le 26 septembre,
Devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de première instance de la Seine, assisté de Lombard, greffier,
a comparu : l'inculpé Worms Hypolite, déjà entendu
mentionnons que Maîtres Poignard et Lénard, ses conseils, régulièrement convoqués et à la disposition de qui la procédure a été mise la veille de ce jour, l'assistent.
Il déclare :
Après un long apprentissage des affaires en Angleterre, je suis devenu à l'âge de 25 ans le chef de la Maison Worms qui, fondée en 1848 par mon grand-père, était spécialisée dans l'importation des charbons par voie maritime, exploitait des lignes de navigation et qui, plus tard sous ma direction, est devenue constructeur de navires et banquier. La Maison Worms a des succursales dans la plupart des ports français, en Angleterre, en Égypte et en Afrique du Nord. Elle avait également, depuis 1918, des succursales à Hambourg, Dantzig, Anvers, et Rotterdam. Ces succursales avaient été créées pour que nos bateaux restent entre les mains de Français.
J'ai épousé en 1912 une Anglaise dont j'ai eu une fille unique mariée elle-même à un Anglais, M. Robert Clive, j'ai trois petits-enfants de nationalité anglaise, qui résident avec leur mère en Angleterre.
J'ai été décoré de la Légion d'Honneur en 1922 [1923 ?] pour services exceptionnels rendus à la marine française pendant la guerre 1914-1918. Je n'ai jamais fait de service militaire, ayant été reformé pour éventration.
Je n'ai jamais occupé de fonctions officielles avant novembre 1939, date à laquelle j'ai été désigné par le gouvernement français pour occuper le poste de chef de la Délégation française au Comité exécutif franco-anglais des transports maritimes. Ce Comité avait pour objet l'aménagement et la mise en commun des ressources maritimes des deux pays conformément aux accords Chamberlain-Daladier.
Les résultats que j'ai obtenus dans le cadre de cette mission sont les suivants :
Alors que la France ne disposait que de 3.000.000 de tonnes et que les besoins pour une année étaient de l'ordre de 20.000.000 de tonnes, j'ai pu obtenir, tant de l'Angleterre que de pays neutres un supplément de tonnage de 4.000.000 de tonnes, lesquelles, ajoutées aux 3.000.000 de tonnes françaises, permettaient par rotation de couvrir, et au-delà, les besoins annuels de la France. J'obtins qu'aucun accord interallié ne soit négocié sans la participation de la France qui les signerait tous avec l'Angleterre. Cette situation différait, par ce fait, de celle qui nous avait été faite au cours de la guerre 1914-1918 et permettait à la France de satisfaire ces besoins de tonnage sans passer par l'Angleterre.
Arrive l'armistice, l'Angleterre saisit navires et cargaisons appartenant à la France. Cette situation est catastrophique et je me vois dans l'impossibilité de communiquer avec le gouvernement français. Je prie alors l'initiative de négocier un accord avec le gouvernement anglais qui prit plus tard le nom d'accord "Worms", par lequel le gouvernement anglais prenait la suite des engagements de la France, prenait les bateaux en charge, en assumait la location et l'assurance contre les risques de guerre. En outre, le gouvernement anglais payait les cargaisons au prix d'achat au lieu de les vendre aux enchères. De ce fait, le gouvernement français n'avait plus aucun engagement. En outre, il ne subissait aucune perte sur la valeur des cargaisons. Il est certain qu'en contrepartie l'Angleterre récupérait, outre ses propres navires, 2.000.000 de tonnes neutres, à l'amiable et immédiatement. Cet accord était également avantageux pour la France aux yeux des neutres qui ne pouvaient reprocher à la France aucune défaillance.
Le 4 ou 5 juillet 1940, en réponse à mes nombreux appels, je suis informé par un télégramme de l'amiral Darlan qu'il est d'accord sur mes propositions, à l'exception d'une trentaine de navires naviguant en Méditerranée que la France désirait garder. Le gouvernement anglais refuse cette contre-proposition et je suis dans l'obligation de négocier un nouvel accord aux termes duquel j'obtenais trente jours de délai pendant lesquels ces trente navires resteraient assurés par le gouvernement anglais, ce qui me permettrait de rentrer en France et de régler la question. Ce nouvel accord fut signé le 7 juillet 1940 et je rentrais à Vichy le 1er août. J'y fis mon rapport sur la question et je fus autorisé à télégraphier à Londres que les propositions anglaises étaient acceptées et que la France autorisait les trente bateaux à quitter les ports nord-africains. Ma mission était terminée.
J'indique que les personnalités suivantes ont connu mon activité ou l'ont approuvée. II s'agit de Monsieur Monick alors attaché financier à Londres et qui fut secrétaire général provisoire au ministère des Finances, Monsieur Pleven, Monsieur René Mayer et Monsieur Jean Monnet.
Alors que j'étais encore en Angleterre et que l'armistice venait d'être signé, je m'étais posé la question de savoir si je resterais en Angleterre ou si je reviendrais en France. La situation de ma Maison en Angleterre et ma situation de famille me permettaient d'envisager favorablement la première solution, alors surtout que je n'ai jamais douté de l'issue de la guerre. Cependant j'ai cru de mon devoir de rentrer en France afin de sauvegarder le patrimoine de mes ancêtres et les intérêts de mon personnel, ouvriers et employés dont le nombre compte plusieurs milliers de personnes. Je voulais empêcher à tous prix que mes entreprises tombent sous la coupe de l'ennemi alors surtout que mon affaire pouvait être considérée comme plus que moitié juive.
Je suis rentré à Paris aux environs du 15 août et, peu après, une violente campagne de presse commença contre ma Maison, dans laquelle on m'accusait d'être vendu à l'Angleterre et d'avoir livré la flotte française ; on ajoutait que ma Maison était sous le contrôle anglais et juif. Cette campagne n'a pas cessé pendant toute l'occupation. Parallèlement à cette campagne, dès le 25 octobre 1940, les autorités allemandes désignaient un commissaire allemand investi des pouvoirs de gestion les plus étendus, pour prendre en main mes affaires. Je vous dépose une copie de l'ordonnance nommant ce commissaire. Le ministère des Finances a, d'autre part, nommé Monsieur de Sèze comme commissaire administrateur suppléant.
Ne voulant avoir aucun contact avec le commissaire allemand, et ne parlant pas la langue allemande, j'ai délégué Monsieur Le Roy Ladurie à l'effet de servir d'intermédiaire entre ma Maison et l'administrateur. Le 30 octobre 1940, l'administrateur allemand fixait, dans une note que je vous dépose, comment il entendait exercer ses pouvoirs d'administrateur et de contrôle.
J'indique que, depuis l'armistice, je n'ai eu des contacts qu'avec les deux commissaires successifs et deux ou trois industriels allemands que je connaissais d'avant la guerre et qui, de passage à Paris, sont venus me rendre visite mais avec lesquels je n'ai traité aucune affaire.
La Maison Worms comprend quatre compartiments :
1°/ - importation de charbons - département créé en 1848.
2°/ - armement maritime - créé en 1853. A ce titre, la Maison Worms possédait en 1939 vingt-quatre navires et le contrôle de la Compagnie havraise péninsulaire qui fait le trafic avec Madagascar.
3°/ - constructions navales - la Maison Worms a construit en 1918 les Chantiers du Trait ; ces chantiers sont spécialisés dans la construction des cargos, pétroliers, sous-marins et petits navires de guerre (sous-marins, escorteurs, torpilleurs).
4°/- compartiment bancaire - créé en 1929. Il s'agit d'une banque privée d'affaires dont le but est d'aider le commerce et l'industrie français.
1°/- Depuis l'armistice, le compartiment importation de charbons n'a pu fonctionner que dans le cadre d'industries et des commerces de remplacement (charbon de bois, exploitation de forêts, construction de fours à carbonisation, poêles domestiques, tourbières et répartition du contingent de charbons français qui nous étaient alloué). Le but de cette activité de remplacement était d'utiliser notre personnel et d'aider nos clients. Nos organisations forestières nous ont permis de cacher de nombreux réfractaires.
Dans le cadre de cette activité aucun marché n'a été passé avec les Allemands. Toute notre production a été donnée aux répartiteurs et aux consommateurs locaux. II y a eu toutefois vraisemblablement, des réquisitions locales de charbon de bois par les Allemands, sur lesquelles mon directeur pourra vous donner toutes précisions.
2°/- armement maritime - Lors de l'armistice, plus de la moitié des bateaux qui se trouvaient dans des ports anglais ont été saisis ; deux bateaux qui se trouvaient dans des ports de l'Atlantique ont été saisis par les Allemands ; ceux qui se trouvaient en Méditerranée ont continué à être réquisitionnés par le gouvernement français et ont navigué pour son compte. Lors du débarquement en Afrique du Nord, tous les bateaux qui s'y trouvaient ont été pris en charge par les autorités d'Alger. Un ou deux bateaux qui se trouvaient à Marseille ont été saisis par les Allemands.
3°/- constructions navales, Chantiers du Trait -
Je vous ferai parvenir à bref délai une note complète sur l'activité de ce compartiment.
Je tiens toutefois à préciser dès aujourd'hui que, sur un ensemble de commandes passées par la Marine française et portant sur 8 sous-marins et 3 ravitailleurs d'escadre, nos Chantiers ont livré aux autorités allemandes - et, ce, sur les instructions de la Marine nationale française, aux termes des contrats passés, propriétaire du navire dès qu'il était mis en chantier - entre le 26 juin 1940 et le 30 août 1944 - soit au cours de cinquante mois d'occupation - 1 sous-marin seulement, d'ailleurs inutilisable à des fins militaires et 1 ravitailleur d'escadre. J'indique que ses livraisons ont été, de propos délibéré, retardées au maximum malgré les menaces et les arrestations de plusieurs membres de mon personnel, au point que le soue-marin "La-Favorite", presque achevé en juin 1940, n'a été livré que le 24 novembre 1942. D'autre part, le pétrolier "Charente", qui devait être livré en 1941, ne l'a été que le 15 septembre 1943. J'indique qu'aux termes de la Convention de La Haie, ces navires étaient considérés comme prises de guerre.
D'autre part, conformément aux décisions du Comité d'organisation des constructions navales, la Kriegsmarine nous a passé commande de 4 chalands et de 3 cargos de 1.150 tonnes, et un seul chaland a été livré le 4 mars 1944, alors que la commande remontait à fin 1940. Aucun cargo n'a été livré. Je me suis toujours attaché personnellement à retarder toutes livraisons. J'ai donné des instructions à cet effet à mon directeur alors que l'agencement de nos Chantiers, qui occupaient 1.000 ouvriers et disposaient de 8 cales de lancement, permettait une livraison rapide, voire même une construction beaucoup plus intensive. Le résultat de ce freinage a été un déficit d'exploitation que je puis chiffrer par dizaines de millions.
J'indique pour terminer que, bien que nous ayons été sollicités de faire des réparations ou transformations de navires, nous nous sommes attachés à les refuser sous les prétextes les plus divers et le plus souvent fallacieux.
4°/- en ce qui concerne le compartiment bancaire, je m'en rapporte aux explications que vous fournira Monsieur Le Roy Ladurie, mais je tiens à préciser d'ores et déjà que la Maison Worms n'a jamais vendu une participation quelconque, même un seul titre aux Allemands, qu'elle n'a pas aliéné au profit de l'ennemi la plus petite parcelle de son actif. Elle n'a jamais fait aucune opération en commun avec les Allemands et elle a toujours refusé de participer à toute société mixte en France ou à l'étranger, comme elle y avait été invitée à plusieurs reprises.
Quant au compte "Commerzbank", il a été ouvert sur l'initiative du premier commissaire allemand qui n'était autre qu'un des directeurs de la Commerzbank. Ces opérations au surplus, étaient des opérations courantes de banque.
En résumé, je proteste de toutes mes forces contre l'inculpation dont je suis l'objet et je tiens à préciser que, loin d'avoir gagné le moindre argent du fait de l'occupation ennemie, la Maison Worms a subi des pertes immenses du fait des destructions causées par la guerre et des déficits d'exploitation subis par ses entreprises du fait du freinage systématique de la production.
Sur le plan humain, la Maison Worms est de celles qui ont fourni le moins de travailleurs pour l'Allemagne du fait de son obstruction systématique et des encouragements donnés au personnel réfractaire.
Je n'ai jamais appartenu à un parti politique. Je n'en ai jamais subventionné aucun et pas davantage un journal. Je n'ai fait qu'une seule dérogation à cette ligne de conduite, dans le courant de l'année 1942, lorsque Monsieur Le Roy Ladurie m'a demandé de disposer de certaines sommes d'argent au profit de la Résistance. Je n'ai jamais su à quelle organisation ont été distribués ces fonds et je laisse à Monsieur Le Roy Ladurie le soin de vous donner toutes explications à cet égard.
Lecture faite, persiste et signe.