1929.06.12.De Hypolite Worms.Le Trait.Discours
[Ce discours a été retranscrit à partir de deux documents dont les PDF sont consultables à la fin du texte.]
Discours prononcé par M. Hypolite Worms
au Trait le 12 juin 1929 à l'occasion du voyage d'études de la commission instituée
par l'Association des grands ports français
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Messieurs,
Il m’est particulièrement agréable de recevoir, dans ces chantiers, les membres de la commission d’études constituée par l’Association des grands ports, sur l'initiative de son actif et distingué président, M. le sénateur Charles Chaumet.
Je les remercie d’avoir bien voulu venir, nous donner une nouvelle preuve de la sympathie agissante qu’ils accordent, sans compter, à toutes les branches de l’activité nationale maritime.
Au surplus, ce m’est une occasion trop rare pour que je la laisse échapper, de remercier cette association de l'activité si productive, si bienfaisante qu'elle a su déployer.
Je remercie M. le préfet qu'une compétence étendue à tous les domaines fait l’administrateur rêvé d’un département aussi commerçant qu’agricole et industriel et dont la présence parmi nous affirme, une fois encore, sa sollicitude pour toutes les branches d’activité de la Seine-Inférieure.
Je salue M. le Sénateur Lémery qui, comme sous-secrétaire d'État de la Marine marchande, a vu poser la première pierre de ces établissements, et M. le sénateur Rio, qui, en cette même qualité, présida notre premier lancement ; M. le sénateur Louis Brindeau, dont l’inlassable activité se prodigue, sans compter, à l’étude de tous les problèmes que soulève la question d’une marine marchande plus prospère, M. Tissier, vice-président du conseil d'État, invité de l’Association des grands ports, M. le député Robert Bellanger, rapporteur de la commission des Finances, MM. les sénateurs et députés de ce département, et tous les membres du parlement qui, par leur présence ici, attestent l'intérêt primordial qu'ils accordent aux questions maritimes.
Je remercie nos amis des trois grands ports qui sont les trois maillons d'une même chaîne élongée aux bords de ce fleuve incomparable : nos amis du Havre, de Rouen, de Paris.
L'Association des grands ports en vous conviant à ce voyage, qui sera suivi bientôt d'un autre à l'étranger, a voulu, Messieurs, vous permettre de faire, de visu, une comparaison qui vous donne les moyens, mieux que la lecture des études les plus complètes de dresser le bilan des améliorations dont nos ports ont besoin pour lutter contre leurs voisins étrangers.
Mais les ports sont faits pour recevoir des navires, le plus possible de navires et, parmi eux, le plus possible de navires français. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il était tout indiqué, au risque d'être un peu indiscret, de saisir l'occasion de ce voyage pour vous convier à visiter un échantillon de l'industrie qui est à la base même de la prospérité de notre marine.
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II semble donc qu'il me soit permis de vous dire un mot de la situation de l'industrie française des constructions navales ; aussi bien, votre voyage d'études serait-il incomplet si vous n'accordiez quelques minutes de méditation à cette branche - maritime - de l'activité nationale !
Sans doute, Messieurs, personne parmi vous n'a besoin d'être éclairé sur cette question ; cependant, ayant le privilège - peu enviable à certains moments - d'être à la fois armateur et constructeur ; d'être, par conséquent, des deux côtés de la barricade artificielle que, seules, certaines polémiques ont eu la malignité de créer jadis, j'éprouve le besoin de souligner à cet aréopage particulièrement averti, la communauté d'intérêts qui lie les deux industries.
Et d'abord, leurs buts ?
Ceux de l'armement, ne sont-ils pas d'éviter au pays de payer à l'étranger un lourd tribut pour le transport des marchandises dont il a besoin et de celles qu'il doit exporter pour maintenir son équilibre économique ;... puis, de créer une source de profits à la Nation en prenant part au plus grand nombre de trafics mondiaux ?
Ceux de la construction française ? De fournir précisément à cet armement l'outil dont il a besoin et partant, de lui éviter de commander à l'extérieur ;... de conquérir ensuite, elle aussi, les marchés étrangers ?
Pour mener à bien sa lutte, l'armateur a besoin du navire bien construit et bon marché !
J'ai l'absolue conviction que la technique française ne craint aucune comparaison ! Aussi, le jour où notre industrie pourra, sans consentir des sacrifices qui la ruinent, "fournir" au prix mondial, le problème de sa vitalité sera résolu et les deux buts seront atteints.
Tout se résume donc à la question du prix de revient.
Or, en s'adressant à l'industrie française, en lui confiant ses commandes, l'armement lui permettra une réduction de ses frais généraux, - puisque ceux-ci seront répartis désormais sur un chiffre d'affaires accru - réduction qui lui facilitera la conquête partielle de quelques marchés, d'où une amélioration nouvelle de la situation et un nouvel abaissement possible des prix.
Et s'il était besoin de convaincre quelques sceptiques, je les prierais d'examiner les conséquences de l'hypothèse contraire : en s'adressant à l'extérieur, l'armateur améliore la situation de la concurrence étrangère, qui peut ainsi construire à meilleur compte : croyez, Messieurs, que ce ne sont point nos compatriotes qui en profiteront mais bien ceux de l'industrie favorisée, le prix à l'exportation devant certainement rester au niveau maximum qui permet de nouveaux succès.
Point n'est besoin d'insister sur les conséquences de ce geste ; l'armateur français aura tout simplement "tiré les marrons du feu pour le roi de Prusse..." et pour ses concurrents.
J'avais donc raison de dire tout à l'heure que les intérêts des deux industries sont liés ; si nos chantiers sont prospères l'armement français paiera moins cher et le constructeur jouira de la publicité que lui fera son client, non pas tant peut-être par le bien positif qui en résultera que par la disparition du tort immense que lui cause son abstention.
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II est malheureusement difficile de concevoir que l'effort - quelque généreux qu'il soit - de l'armement national suffise au relèvement de cette industrie des constructions navales, la seule en France - j'ai déjà eu l'occasion de le dire mais il faut le répéter - qui, depuis la guerre, n'ait pu se soustraire à une crise dont la durée persistante constitue bien le caractère le plus inquiétant.
Il faut faire autre chose !
Des personnalités éminentes ont eu l'occasion de faire part de leur optimisme relatif ; leurs voix sont, sans aucun doute, plus autorisées que la mienne : pourquoi ne m'ont-elles pas convaincu ? Je ne demande qu'à l'être.
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Notre prix de revient ne dépend, comme toujours, que de trois éléments : matière, main d'œuvre, frais généraux.
- Les matières ! "A la porte de l'usine", nous payons la tôle à peu près au prix mondial, à peu près comme les Anglais, un peu plus cher que les Allemands et les Hollandais.
Malheureusement, la carte géologique du pays montre qu'il y a loin de cette porte de l'usine aux bords de la mer et le transport qui en résulte constitue un des éléments importants qui joue contre nous, dans notre lutte avec nos voisins.
Est-il possible d'y remédier ? Je le crois, mais il faut de la bonne volonté de tous :
- De nos fournisseurs, d'abord, des métallurgistes qui devront consentir un sacrifice - sacrifice bien faible d'ailleurs, comparé à ceux que les chantiers sont obligés de faire pour devenir les fournisseurs exclusifs de l'armement national ; sacrifice bien faible aussi si l'on compare les besoins, en tôles, des constructions navales aux possibilités de la France d'après-guerre, sacrifice enfin qui porte en soi sa juste et heureuse contre-partie car, à compter du jour où nos chantiers pourront construire bon marché, le tonnage national croîtra certainement, augmentant ainsi les facilités d'exportation dont la métallurgie a besoin.
Certes, on conçoit que cette dernière ne puisse accepter des pertes indéfinies mais les pouvoirs publics ne pourraient-ils pas trouver, sous une forme ou sous une autre, la compensation partielle qui limiterait raisonnablement l'effort nécessaire ?
Ne serait-ce pas là, d'autre part, une occasion pour les chemins de fer de formuler une demande - particulièrement fondée - car tout navire doit être considéré, par essence, comme un article d'exportation - une demande, dis-je, d'homologation de prix fermes qui seraient appliqués aux transports des tôles et profilés ? L'importance de leurs recettes, en effet, est si liée à la puissance de notre Marine marchande même si, d'aventure, elle lui fait concurrence.
Ainsi, parmi les propositions, en nombre respectable, émises, depuis un an, par les réseaux, dans le but de lutter contre elle, il s'en trouverait au moins une qui lui serait favorable. Ne croyez-vous pas, Messieurs, que ce serait une partielle mais heureuse compensation !
Pour en finir avec la matière, qu'il me soit permis de souhaiter qu'on arrive au plus tôt à la normalisation des profilés et de tous les objets d'armement pour permettre enfin de construire, sans appel à l'étranger ; de souhaiter aussi que nos clients français se souviennent qu'il existe des constructeurs français d'appareils moteurs et d'appareils auxiliaires.
- La main d'œuvre : mon premier souci doit être de reconnaître qu'à l'heure actuelle, les salaires horaires anglais et allemands sont sensiblement plus élevés que les nôtres ; malheureusement, la différence entre notre rendement et celui de nos voisins annule cet avantage - le fait changer de signe, serais-je tenté de dire.
La raison en est dans la nécessité où nous nous trouvons, faute de spécialistes, de faire appel à des manœuvres dont la bonne volonté ne manque certes pas, dont le travail, grâce aux qualités de nos ingénieurs et de nos contremaîtres, fait honneur à l'adaptation française, mais dont le rendement ne peut être que celui d'hommes "qui n'ont pas l'habitude".
Cela se traduit par des délais plus longs, qui coûtent cher, tant par l'augmentation des frais généraux que par les pénalités qui sont la lourde conséquence des retards et, ce qui est plus grave, par des succès plus nombreux des chantiers étrangers qui construisent plus vite.
Pour obtenir coûte que coûte une amélioration, les efforts sont réalisés sans compter : renforcement de l'apprentissage, seule source d'un débit réellement intéressant, mais à quelle échéance ? - introduction de la main d'œuvre étrangère mais avec quelle prudence et quel regret ? - lutte contre la désaffection qui s'est produite depuis la guerre car la suppression de la forge a fait disparaître le forgeron.
Autant de sacrifices onéreux, autant d'actes de foi, autant d'actes de volonté de donner au pays l'industrie vitale faute de laquelle, dans des circonstances légèrement différentes de celles que nous avons vécues, il eût pu sombrer dans la pire des catastrophes.
Puis-je partager l'optimisme auquel je faisais allusion tout à l'heure quand, montant la côte, j'aperçois plus haut, un raidillon plus rude encore ?
Déjà dans nos dernières cotations, nous avons dû tenir compte, partiellement des charges nouvelles qui, à partir de l'année prochaine, vont s'appesantir sur nous ; je veux parler des charges qui seront la conséquence de l'application de la loi des assurances sociales. Elles augmenteront des difficultés déjà grandes. Mais, peut-on les éviter ? Non, certainement et il convient, sans perdre de temps, de chercher ailleurs la solution du problème qui se pose, qui s'impose, devrai-je dire.
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Quant aux frais généraux, je n'ai nullement l'impression, quoi qu'on en ait dit, qu'ils soient plus élevés chez nous que chez les étrangers, mais nous sommes contraints de les répartir sur un nombre insuffisant de commandes, voilà tout.
L'opinion, depuis longtemps, se basant plus sur des apparences que sur un examen réfléchi, s'est accoutumée à critiquer les chantiers et leur soi-disant incapacité d'organisation ; on a pu en tirer prétexte pour différer les mesures de protection qui nous sont nécessaires.
« Faites d'abord votre police entre vous, nous a-t-on dit, et on verra après. »
Eh bien, Messieurs, laissez-moi vous dire que cette manière n'est nullement équitable : je connais à peu près tous les chantiers anglais ; je n'ai point manqué de faire de nombreuses comparaisons et, ni au point de vue de l'organisation, ni au point de vue des installations matérielles, je ne crois avoir à rougir.
Les constructeurs français ont donné, depuis deux ans surtout, des preuves évidentes de leur désir d'une coopération plus étroite ; plusieurs se sont unis pour la recherche de programmes navals étrangers ; certains ont établi une concentration raisonnable de leurs organismes d'études et d'achats, et si je dis "raisonnable" c'est qu'en dépit de ce qu'on entend parfois, cette concentration doit avoir une limite au-delà de laquelle il y aurait danger à s'aventurer, danger pour l'armement dont l'intérêt est de voir progresser, grâce à une opportune rivalité, la technique navale.
Croyez-vous, Messieurs, que les moteurs Diesel seraient devenus, en quelques années, ce qu'ils sont, si des concurrents ne s'en disputaient pas la primauté ? Et la Marine militaire continuerait-elle à trouver, dans chacun de nos services techniques, le précieux auxiliaire qu'elle a eu, jusqu'ici, l'habitude d'y rencontrer, en particulier, pour l'étude des sous-marins et des appareils moteurs - ou pour les expériences de combustion et de surchauffe, si l'émulation ne continuait de régner entre nous ?
Enfin, des coopérations financières se sont produites qui ont amorcé "l'union" désirable : notre industrie est donc dans la bonne voie.
Mais, s'il était nécessaire de vous apporter une preuve que l'importance de nos frais généraux n'est point la cause essentielle de notre impuissance, sur le marché mondial, il suffirait, je pense, pour vous convaincre, de souligner que maintes fois, nous avons subi l'échec, bien qu'ayant calculé nos prix de revient sans faire entrer - ou en ne faisant que partiellement entrer - en ligne de compte, le facteur "frais généraux".
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Quoi qu'il en soit, pour les cargos - cet aliment ordinaire de notre industrie - personne n'ignore l'importance de la marge qui existe, dans la situation actuelle, entre les prix de revient français et anglais.
Pour les paquebots - et la chose est plus grave, car l'art français trouve davantage à s'y développer - l'écart, moindre jusqu'ici, va augmenter avec les charges nouvelles.
II en sera de même pour les pétroliers, pour les unités de guerre, aussi, qui font l'objet cependant de programmes substantiels, d'un grand nombre de puissances maritimes, mal ou pas outillées.
Une expérience récente ne vient-elle pas de nous donner la preuve, jusqu'à l'évidence, hélas ! que nos craintes n'étaient pas chimériques ?
Ainsi, Messieurs, matières chères, main d'œuvre coûteuse, perspective de charges nouvelles, donc accroissement du poids des frais généraux, poids déjà lourd parce que la surface sur laquelle il pèse est insuffisante : telles sont les raisons qui nous empêchent d'envisager l'avenir avec sérénité et qui nous incitent à nous tourner vers le parlement et vers le gouvernement, pour leur dire : "Aidez-nous".
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Avant d'essayer de voir comment, il n'est peut-être pas inutile de souligner les raisons pour lesquelles la nation ne peut rester indifférente devant le risque d'une décadence de notre industrie. Car enfin, il existe des esprits qui sont d'avis que les barrières douanières et autres inventions protectionnistes n'ont d'autres résultats que de paralyser le libre jeu de la loi de l'offre et de la demande, que d'enrayer l'activité en accordant une sécurité, souvent trompeuse, toujours anémiante.
La thèse se soutient et, pour ma part, je suis loin de la considérer comme déraisonnable a priori : elle constitue, parmi d'autres, une interprétation de l'histoire !
Quoi qu'il en soit, c'est aux disciples de Richard Cobden que je m'adresse, pour leur dire que l'industrie des constructions navales n'est pas comme la plupart des autres : elle est particulièrement indispensable au prestige d'une grande nation ; elle compte parmi celles dont l'existence est une nécessité vitale pour le pays !
- Indispensable au prestige de la France :
Peut-on concevoir, en effet, que dans l'empire colonial qu'elle a créé, la métropole peut se contenter de ne montrer que des paquebots construits à l'étranger ? Quelles conclusions n'en tireraient pas les visiteurs et les indigènes eux-mêmes qui, grâce à notre aptitude à la colonisation, aptitude unique au monde, savent voir ?
L'industrie française tout entière n'aurait-elle pas à souffrir moralement et, partant, matériellement, de la carence de celle des constructions navales qui doit être sa plus vivante publicité ? Quelle humiliation pour ce pays qui a payé la victoire si cher : constructeur avant 1914 de nombreuses unités de guerre pour les puissances maritimes secondaires, que la faillite d'une des branches les plus en relief de son activité industrielle ?
Et à quel moment cette faillite ?
Tout simplement à l'heure où elle pourrait passer le moins inaperçue ; à l'heure où de nouveaux et puissants États ne demandent pour créer ou reconstituer leur flotte de commerce, leur marine de guerre ou les deux, qu'à s'adresser à la France parce qu'ils doivent à sa victoire, le jour comme la Tchécoslovaquie, la résurrection comme la Pologne, leur heureuse transformation comme la Roumanie et la Yougoslavie ; à l'heure où une civilisation nouvelle ayant modifié profondément l'état d'esprit d'un grand peuple oriental, celui-ci - et par conséquent, ses voisins cherchent chacun à se munir de l'outil naval nécessaire au maintien - sinon à l'accroissement - de son influence ; à l'heure où les États baltes, nés des tragiques événements de 1917, doivent faire appel à l'industrie occidentale pour obtenir cargos, frigorifiques, brise-glaces, sous-marins et torpilleurs qu'il leur faut ; à l'heure enfin où le marché sud-américain n'a jamais eu autant de besoins ni de possibilités !
Être impuissants à cette époque ! Jamais Tantale ne connut supplice plus dur ! Jamais le prestige de l'industrie française - disons le prestige français tout court - n'aurait subi pareille blessure.
- Nécessité vitale pour la sécurité de la nation.
Faut-il rappeler la situation qui fut la nôtre au cours de la dernière guerre, faute de n'avoir point prévu ? Devons-nous risquer de recommencer l'expérience vécue si récemment ?
On entend dire souvent qu'il y a trop de chantiers en France ! Ce n'était l'avis de personne au lendemain des heures tragiques et, s'il en est autrement aujourd'hui, c'est qu'on ne songe pas à la multitude des petits navires nécessaires pour la défense de nos côtes, torpilleurs, sous-marins, dragueurs, chasseurs, dont la construction et la réparation - à tonnage total égal - demandent un nombre de cales et d'ouvriers, beaucoup plus considérables que celles des grandes unités ; c'est qu'on perd de vue l'importance du tonnage indispensable alors aux besoins du pays - paquebots, pétroliers, cargos ; c'est qu'on oublie enfin à quelle consommation formidable de navires, il nous a été donné d'assister.
Et voici pourquoi, Messieurs, je dis que notre industrie ne peut pas, ne doit pas disparaître : elle est indispensable à notre sécurité.
Dès lors, il ne saurait plus être question de théories économiques, de savoir si la meilleure est celle qui s'appuie sur le principe du libre échange ou celui de la protection : il nous faut conserver, en nombre suffisant, des chantiers puissants qui, avec les arsenaux de l'État, constitueront un outil qui ne risque point d'être trop fort. Ils nous sont indispensables comme le sont certaines industries de produits chimiques, des fonderies et d'autres... Il est inutile d'insister davantage.
Mais, si besoin en est, pour les trouver prêts un jour, il faut que ces chantiers vivent en temps normal ; il faut qu'ils jouissent d'un minimum de prospérité, d'un minimum de possibilités et de sécurité ; qu'ils puissent lutter à égalité avec la concurrence étrangère, afin d'être en mesure d'améliorer sans cesse leur technique et leur rendement.
Or, le tableau que j'ai essayé de brosser, avec le souci d'être exact avant tout, ne montre-t-il pas surabondamment que, livrée à ses seules forces, l'industrie française des constructions navales, ne peut espérer "tenir" ?
Il semble donc que l'intervention de l'État soit inéluctable : légère, si elle se produit de bonne heure, elle devra être plus lourde si elle tarde.
A vrai dire, des efforts ont été réalisés : loi du crédit Maritime, facilités douanières, diminution des charges fiscales. Je n'en méconnais point les bienfaits et notre industrie doit être reconnaissante aux ministres avisés, aux membres de la représentation nationale et aux fonctionnaires qui ont préparé, voté et mis en exécution ces différentes mesures, avec une ténacité d'autant plus louable qu'en France, hélas, la guerre même n'a pas réussi à déterminer l'opinion à s'intéresser aux questions maritimes.
Une mention doit être faite de l'effort remarquable accompli pour le relèvement de notre Marine nationale : en le réalisant, ce département peut aider les chantiers français par une distribution ordonnée de commandes qui permettent la diminution des frais généraux et qui place notre industrie en meilleure posture devant la clientèle étrangère.
Mais ces moyens que j'ai plaisir à signaler sont insuffisants ; ce sont des voies détournées, trop longues par conséquent, dans la situation actuelle, et il est grand temps d'aller au but car, depuis des années que je réfléchis à la question, je ne vois la solution du problème, nulle part ailleurs que dans l'aide de l'État, dans le rétablissement des... Oh ! Messieurs, n'ayez pas peur ! je ne prononcerai point le mot fatidique qui a acquis le don inattendu de troubler des esprits, par ailleurs sans crainte, le mot qui équivaudrait au "Sésame, ferme-toi", et je dirai seulement qu'il faut le rétablissement de mesures analogues à celles qu'instituaient la loi du 2 janvier 1881, et, plus tard, celle du 19 avril 1906.
Si, comme j'en ai l'impression, c'est le mot qui fait tort à la chose, je consens à ne point l'utiliser ; je le chasse de mon vocabulaire et j'abandonne volontiers à qui voudra, le soin de remplacer ce substantif... vieilli, démodé d'où vient tout le mal si, en retour, l'aide efficace, nécessaire, substantielle qu'il avait la prétention d'évoquer, doit de nouveau être apportée à une industrie déprimée... pardon, Messieurs, languissante, qui, pour la nation sinon pour elle, doit être vigoureuse.
Cette aide, que nous appellerons comme vous voudrez : la "contribution compensatrice de l'État", par exemple, et qui, en attendant mieux, est absolument indispensable pour "compenser", en effet, les causes qui nous mettent hors d'état de lutter, à armes égales, avec nos voisins ; à quoi revient-elle, en définitive ?
Tout simplement à remplacer, par une mesure qui doit atteindre le même but, la barrière douanière dont bénéficient certaines industries, parfois moins indispensables que la nôtre - barrière impossible à établir dans le cas de la construction navale, sans déclencher aussitôt des représailles dangereuses.
Le pays a reconnu qu'il était essentiel de protéger son industrie de l'automobile et des droits d'entrée de 45% ad valorem, ont été institués !
La production de certains produits chimiques doit être maintenue en France, coûte que coûte ; le principe en étant admis, la barrière est édifiée !
II y a, paraît-il, un intérêt majeur à défendre la viticulture ! Des droits sont créés sur les vins étrangers et, parfois, à cette protection, s'ajoute celle du "contingentement".
L'industrie pétrolifère a un tel caractère que l'État doit avoir le souci de veiller particulièrement sur elle : une prime... fi, le vilain mot !... est accordée aux navires qui l'importent et, pour permettre de "tenir" aux industriels qui le stockent, le travaillent et le répartissent, on les protège par différentes mesures qui en limitent l'effectif.
Je ne critique pas, Messieurs..., loin de moi cette pensée.
Je n'en demande pas autant, non plus !
Mais je constate seulement et je dis que si notre industrie compte bien parmi celles qui sont vitales pour la sécurité d'une grande nation, elle doit, par analogie, par équité et par simple logique, être protégée puisqu'il est reconnu que, dans l'état actuel des choses, elle ne peut vivre par ses propres moyens !
Il y a des années déjà que la Commission extraparlementaire, après une étude longue et approfondie, a reconnu que "la contribution compensatrice de l'État" constituait le seul remède qui pût être efficace contre un état de fait dont l'industrie intéressée n'est point responsable. Je crois qu'il serait temps de revenir à ces conclusions. II est vrai qu'il a fallu un peu plus de 7 ans, à la Commission instituée par la loi du 28 juillet 1873 pour réussir à se faire entendre !
Et en agissant ainsi, nous ne ferions, au surplus, qu'imiter ce qui existe déjà, à peu près partout à l'étranger, il est peu de pays, qui, sous une forme ou sous une autre, n'accordent à leurs chantiers une aide réelle.
Je sais bien que la barrière douanière et la "contribution de l'État" ont aux yeux de ceux qui ont la lourde charge de nos finances, des caractères diamétralement opposés : la première contribue à emplir les caisses du Trésor, la deuxième à les vider, mais cette différence n'est pas aussi réelle qu'elle semble l'être.
Quand nos chantiers pourront, en effet, offrir à la clientèle mondiale, les mêmes prix que leurs concurrents, leur activité reprendra vite, non seulement à cause de la qualité de leur production, mais aussi parce que le prestige de la France et la sympathie qu'elle inspire à la plupart des petites puissances sont tels que le facteur "sentiment" jouera pleinement.
Qu'on fasse alors le total des impôts que notre industrie, en pleine activité, verserait au Trésor, et on se rendra compte de la rapidité avec laquelle serait récupérée la "contribution de l'État" : le surplus serait bénéfice !
Je m'excuse, Messieurs, d'avoir été un peu long mais il m'a paru que des esprits comme les vôtres, qui placent la prospérité de notre Marine au premier plan de leurs soucis, devaient connaître, non pas la pensée des constructeurs de navires, car je n'ai point qualité ni mandat pour parler en leur nom, mais celle d'un constructeur qui, ayant quelques appréhensions sur l'avenir, a cru devoir vous les exposer franchement, vous en donner les causes et vous indiquer le seul remède qu'il voit au mal qu'il craint !
Aussi bien, à qui pourrai-je mieux m'adresser qu'à cette Association des grands ports qui nous donne tous les jours une preuve nouvelle du sens avisé qu'elle a des intérêts véritables de nos établissements portuaires et de notre flotte de commerce, une preuve nouvelle, aussi, de l'énergie avec laquelle, sous la vive impulsion de son sympathique président, elle sait les défendre !