1961.10.18.De Gilles Roche - Carrefour.Article
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[Mention manuscrite : Carrefour – 18.10.1961]
Née d’un sac de plâtre et d’un sac de charbon, voici la Maison Worms
Comme au mois de mars dernier, une bombe avait éclaté devant le siège de la banque Rothschild, une charge de plastique a explosé la semaine dernière au siège de la banque Worms. Qui sont donc « MM. Worms & Cie » ?
Si, peu avant 1830, un jeune homme de vingt ans n'avait pas quitté sa Lorraine natale pour pratiquer à Rouen le commerce des tissus en gros, une charge de plastique n'aurait pas explosé, dans la nuit du 12 au 13 octobre dernier, 45, boulevard Haussmann, au siège de la banque Worms.
Il n'y a point d'effet sans cause, pour raisonner comme le docteur Panglosa et la cause de l'effet qui nous intéresse est bien l’extraordinaire réussite — il y a maintenant plus d’un siècle d'Hypolite Worms, premier du nom.
Il était né à Metz en 1801, d'une famille de commerçants israélites qui avaient quitté la ville de Sarrelouis — où ils étaient fixés depuis Louis XIV — pour échapper, après 1815, à la domination prussienne. Solidement apparentés, liés à des banquiers lorrains, les Goudchaux, les Worms donnèrent à leurs enfants une bonne instruction et le goût du négoce. Tout jeune encore, Hypolite pensa que la Lorraine n'offrait pas un champ assez vaste aux talents qu'il sentait monter en lui. Il voulut chercher fortune ailleurs. Mais jamais il ne fut tenté de s’expatrier comme devait le faire quelques temps plus tard son coreligionnaire Alexandre Lazard qui a illustré son […] avec une branche à Paris : Lazard Frères & Cie, et une autre branche à Londres : Lazard Brothers and C° Ltd.
Hypolite Worms jeta son dévolu sur Rouen, grand port, plaque tournante du commerce entre l'Angleterre et la région parisienne, tout proche des tissages d'Elbeuf. Le négoce des draperies en gros lui donna assez d’aisance pour qu'il demande et obtienne la main de Séphora Goudchaux. Mariage heureux, union qui cimente entre les Worms et les Goudchaux une alliance qui aura son prolongement sur le plan des affaires.
Grâce à son mariage, Hypolite Worms devient en 1837 l'associé des frères Goudchaux, installés banquiers à Paris. On s'entend d'autant mieux entre beaux-frères qu’on fronde à qui mieux mieux le pouvoir de Louis-Philippe. On est républicain, dans la famille. L'on applaudit d'autant plus fort à la Révolution de février 1848 que Michel Goudchaux est nommé ministre des Finances du gouvernement provisoire de la IIe République. Républicain à principe, Michel Goudchaux estime que ses hautes fonctions sont incompatibles avec ses activités privées. Il force Hypolite Worms — dont il loue le savoir-faire — de liquider la banque Goudchaux.
Plâtre et charbon
Cette solution ravit Hypolite qui, décidément, n'a aucun goût pour la banque. Au commerce de l'argent, il préfère celui des marchandises.
Il est dans les idées nouvelles, celles que prêchait, après Claude-Henri de Saint-Simon, le Père Enfantin. Il a son Credo. Il croit au progrès industriel et commercial, aux navires à vapeur contre les bateaux à voile, contre M. Thiers à l'avenir des chemins de fer, et avec Ferdinand de Lesseps à la percée de Suez. II est libre-échangiste : « Laissez faire, laissez passer… »
Portant sa tête à toupet engoncée dans un col à pointe, drapant sa dignité bourgeoise dans une ample redingote, cet homme plonge dans l'avenir le regard lucide de ses yeux plissés.
Ayant délaissé la draperie et l'escompte, il monte un commerce de plâtre qu'il articule exactement sur les lignes de chemin de fer en construction. Au fur et à mesure qu’avance le rail, il établit de nouveaux dépôts à proximité des gares. De Paris, où il s’est installé, 46, rue Laffitte — tout près de la banque Rothschild— il tisse sa toile d'araignée : vers l'intérieur, sur le marché français ; vers l'extérieur, sur le marché anglais il établit à Dieppe une base de départ.
Après les sanglantes journées de juin 1943, l’ordre rétabli par Cavaignac, il décide de frapper un grand coup. Exportant du plâtre sur l'Angleterre, pourquoi ne s'assurerait-il pas le fret de retour en important en France le charbon de Newcastle à des prix suffisamment compétitifs pour s'imposer contre les houillères belges...
La révolution industrielle, née de la machine à vapeur, crée en France des besoins grandissants de charbon. Hypolite Worms s’entend avec les Anglais, installe une succursale à Newcastle. Il sera le seul intermédiaire entre le producteur britannique et le consommateur français.
Toujours soucieux d'abaisser ses frais pour vendre au plus bas prix, il utilise concurremment le chemin de fer de Dieppe à Rouen et la vallée de la Seine. Le développement de son entreprise est tel que le plâtre ne suffit plus à son trafic d'exportation. Il y ajoute les produits français dont les Iles britanniques ont besoin. Accroissant ses importations de charbon, il affrète des caboteurs qui, de port en port, le long de l'Atlantique, amèneront le charbon à Nantes, Bordeaux, et jusque dans la Méditerranée, à Sète et Marseille... Dans le même temps, il pousse hardiment vers la Baltique pour décharger dans les ports du Nord produits français et charbon anglais.
Il suit attentivement les progrès de la navigation à vapeur. Soucieux d'être en avance sur la concurrence, il s'installe au Havre, y crée un dépôt de charbon de soute, du Cardiff. Secrètement, il traite avec la société américaine New York and Havre Steam Navigation C°, qui lance la première ligne directe New York-Le Havre par bateaux à vapeur. Le 19 octobre 1850, Hypolite Worms connaîtra un triomphe. Après un voyage de treize jours et cinq heures, le "Franklin", battant pavillon étoilé, brassait de ses roues les eaux du port du Havre où il entrait majestueusement sous les vivats de la foule. Ses passagers débarqués, il remplit ses soutes de 800 tonnes de charbon anglais fourni par la maison Worms.
La Maison Worms est née
De cette réussite d'un négociant hardi et réaliste est née la maison Worms.
La Maison Worms, plutôt que la Banque Worms. Car la banque n'a été que le couronnement d'un édifice patiemment élevé depuis 1848.
On ne comprend rien aux affaires Worms si l'on oublie que Worms n'est pas simplement un établissement bancaire, qui investit des capitaux un peu partout, mais aussi un holding, une société de négoce et de transports de charbonnages, une société d'armement et de fret maritimes, une société de constructions navales.
La banque est née du commerce créé par Hypolite Worms au siècle dernier, de l'entreprise de cabotage et de transports maritimes qu'il a fondée, des bateaux qu'il a armés.
La force de bâtisseurs comme Hypolite Worms est de voir grand pour n'être jamais surpris par les événements. Sept ans après avoir assuré ses premiers chargements à Newcastle, les bateaux qu'il louait transportaient la houille d'Europe dans les colonies françaises d'Afrique, au Cap, jusqu'à Shanghai et en Amérique du Sud, toujours nantis d'un fructueux fret de retour. Worms installe des dépôts charbonniers dans les principaux ports méditerranéens, devient fournisseur de la Marine nationale, alimente les flottes anglo-françaises mobilisées pour la guerre de Crimée.
Sans renoncer à affréter, Hypolite Worms décide en [1885] de devenir son propre armateur. II fait construire à Hull quatre navires, à hélice et non pas à roues, parce qu'il veut des bateaux modernes à rotation rapide. Le premier-né de sa flotte, il le baptise "Séphora", du prénom de sa femme qui lui a donné un fils, Lucien.
Nouveau coup de maître : Hypolite Worms, qui n'a jamais douté de l'œuvre de Lesseps, a installé des succursales à Port-Saïd et à Suez. Il fournit les milliers de tonnes de charbon exigées par le gigantesque chantier. Le 17 novembre 1869, jour de l'inauguration officielle du canal par l'impératrice Eugénie et le Khédive, c'est la maison Worms qui ravitaille en combustible les navires de toutes nationalités qui passent de la Méditerranée à la mer Rouge par la nouvelle voie d'eau.
Avant de mourir, en 1877, Hypolite Worms peut considérer son œuvre avec orgueil : il est devenu, avant les Anglais eux-mêmes, le plus gros exportateur de charbon anglais, il a pour clients toutes les marines d'Europe, ses steamers sillonnent les mers, il a quitté la rue Laffitte pour installer définitivement la Maison Worms dans l'immeuble qu'il venait de faire construire boulevard Haussmann, cet immeuble contre lequel, l'autre semaine, des plastiqueurs anonymes ont posé leur charge.
Même arrivé à ce degré de prospérité, Hypolite Worms n'avait pas jugé bon de fonder un établissement bancaire. Sa maison était avant tout une maison de commerce qui étendait ses moyens au fur et à mesure des besoins. Même conception chez celui qui allait développer l'œuvre du premier Worms, son cousin par alliance, Henri Goudchaux, neveu de l'ancien ministre des Finances de la IIe.
Lucien Worms était naturellement, avec d'autres parents, dans cette affaire qui avait et qui conserve, malgré les apparences, un caractère familial.
Henri Goudchaux a régné boulevard Haussmann jusqu'en 1916. C'est lui qui, en 1897, ouvrit à Worms la route du pétrole. Avec la même vue prophétique qui avait fait deviner à Hypolite Worms l’importance primordiale du charbon comme source d'énergie, Henri Goudchaux comprit que la commercialisation de l’or noir annonçait une autre révolution économique.
La maison Marcus Samuel and C° de Londres venait de créer la Shell. Elle désirait utiliser le canal de Suez pour faire passer en Europe, à bord de navires-citernes spécialement construits, l'huile qu'elle extrayait de ses puits d'Indonésie. Henri Goudchaux obtint de la Compagnie de Suez l'autorisation souhaitée par Marcus Samuel and C° qui, en contrepartie, accorda à Worms non seulement d'être son fournisseur de charbon, de Constantinople à Colombo, mais lui donna le monopôle de la vente du pétrole en Égypte et au Soudan.
Ainsi est née la vocation pétrolière de Worms and C° qui, de la vente, est passé au transport puis à la prospection de l’or noir.
1908 : un nouvel associé entre dans la maison. Il n'a pas encore vingt ans. II s'appelle Hypolite Worms, comme son grand-père. Il est en effet le fils de Lucien de […] Houcke.
La mort, survenue en 1916 — en pleine guerre mondiale — d'Henri Goudchaux met brusquement le jeune Hypolite Worms à la tête d'une affaire qui est déjà à l'échelle mondiale. Il tiendra la gageure en dépit des difficultés nées du conflit, réussissant à étendre d'une manière considérable le domaine créé entre un dépôt de plâtre et un entrepôt de charbon.
Quatre réalisations marquent les débuts d'Hypolite Worms, second du nom.
1. Dès sa prise de pouvoir, à la demande du ministre de la Marine marchande, feu Anatole de Monzie (qui sera pour lui un ami et un précieux conseiller), il crée, près de Rouen, les Chantiers de constructions maritimes du Trait.
2. Il donne une importance sans cesse accrue à l'activité de sa maison dans les territoires français d'Afrique, notamment en Algérie.
3. Il étend les activités maritimes de Worms et Cie en fondant, pour le trafic long-courrier, la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire et en créant la société française de transports pétroliers, qui sera la première société d'économie mixte.
4. Enfin — et surtout — en 1929 il crée la Banque !
Dernière institution de la Maison, elle est devenue bien vite, aux yeux du public et du monde des affaires le symbole et comme la cheville ouvrière. Si Hypolite Worms II a jugé bon qu’après quatre-vingt-un ans d'existence, il allait doter la Maison d'un département bancaire dont son grand-père n'avait pas voulu, c'est qu'il en avait senti la nécessité, née de l'extension même de ses affaires et de l'évolution économique du monde. Il n'a pris sa décision qu'après en avoir longuement discuté avec ses collaborateurs, M. Jacques Barnaud et Gabriel Le Roy Ladurie.
Au lieu de se tenir à une formule étroite, il s'est inspiré d'un exemple qui l’avait beaucoup frappé, celui des banquiers que les Anglais appellent "merchant bankers". Ce système permet à la banque d'utiliser le plus largement ses propres capitaux et d'employer dans de nombreux investissements tous les fonds qui lui sont confiés par ses clients, comme des personnes physiques ou morales, dans les conditions prévues par la législation.
Le succès ne s’est pas fait attendre et, malgré la seconde guerre mondiale et l’occupation il est allé croissant.
[…] sigle MM. Worms & Cie indique la banque est une société en nom collectif, en commandite simple.
C’est dire qu'elle comprend deux sortes d’associés :
Les associés-gérants, solidairement tenus des dettes de la société sur leur fortune personnelle,
les commanditaires, qui ne sont tenus qu’à concurrence de leurs apports personnels.
Les associés-gérants sont au nombre de cinq :
M. Hypolite Worms (72 ans), président de la Société française des transports pétroliers, de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire de navigation à vapeur, administrateur de la Compagnie franco-africaine de recherches pétrolières (Francarep), de la Société française de dragages et de travaux publics, de Worms, compagnie maritime et charbonnière, de la Réunion et Compagnie française d'assurances universelles réunies.
M. Robert Labbé (54 ans). Fils de M. Jean Labbé (membre de l'Institut, président du conseil de l'Ordre des avocats, au Conseil d'État et à la Cour de cassation) et de madame, née Marie Goudchaux. Inspecteur des Finances en disponibilité, M. Robert Labbé est président de Worms, compagnie maritime et charbonnière, et des Ateliers et Chantiers de la Seine maritime, (chantiers du Trait), administrateur d'Air France, de la Compagnie nouvelle de navigation, de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire, de la Société française des transports pétroliers, membre du conseil […rieur] de la Marine marchande.
M. Jacques Barnaud (58 ans). Ancien polytechnicien, ancien inspecteur des Finances, ancien directeur-adjoint du mouvement des Fonds, il est administrateur de la Francarep, de Antar, pétroles de l'Atlantique, de Socantar, de la Société métropolitaine de financement et de banque (Sofibanque), des Établissements Japy frères, de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire ; il est également président-directeur général du Portefeuille industriel.
M. Raymond Meynial (59 ans). Fils de M. Edmond Meynial, professeur à la faculté de droit de Paris. Vice-président de La Préservatrice-Accidents et administrateur de La Préservatrice-Vie, il est administrateur de la Société […], de la Société des transports maritimes pétroliers, de la Société du Louvre, des Ateliers et Chantiers de la Seine maritime, de Worms, compagnie maritime et charbonnière, de Penarroya, de la Nederland’s Franse Bank.
M. Raymond Meynial est le frère de :
M. Pierre Meynial, vice-président directeur général de la banque Morgan Guaranty Trust Cy of New York, à Paris, président d'IBM World Trade Europe, administrateur de l'Institut Pasteur, trésorier de la Fondation Foch,
et de M. Roger Meynial, directeur général honoraire de la Régie immobilière de la ville de Paris, président-directeur général de la Compagnie industrielle et commerciale des ventes à l'étranger, administrateur de la banque Hoskier...
M. Pierre Herrenschmidt (55 ans). Inspecteur des Finances honoraire, il a quitté en janvier 1960 la direction du Crédit national pour devenir associé-gérant de MM. Worms et Cie. Il est administrateur de Antar, pétroles de l'Atlantique, de Pechelbronn, de la Société française des transports pétroliers, de la Société d'investissements Vendôme, de la Société d'assurances pour le commerce extérieur, de la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire.
Les autres commanditaires (une quinzaine environ) sont apparentés aux familles Worms et Goudchaux.
En 1949, le capital social était chiffré à 400 millions d'anciens francs. Il a subi depuis des modifications. Elles n'ont pas bouleversé la répartition des parts qui reste la suivante : M. Hypolite Worms, 35% ; M. Robert Labbé, 14% ; M. Jacques Barnaud, 6% ; M. Raymond Meynial, 6% ; M. Pierre Herrenschmidt, 2% ; les 37% restant sont répartis entre les autres commanditaires non associés.
Les postes détenus par les cinq associés-gérants indiquent assez la diversité des activités de MM. Worms et Cie. Grâce à la banque, la Maison déborde largement le cadre du négoce, de l'armement, des services maritimes et des constructions navales. Engagée, comme on l'a vu, dans les affaires pétrolières, elle n'a pas été la dernière à investir pour la recherche dans nos territoires d'outre-Méditerranée, ainsi que le prouve sa participation à Francarep. Au surplus, elle a pris outre-mer, notamment en Algérie, des initiatives bénéfiques pour l'économie et l'influence française.
[…] la banque de s’intéresser aux entreprises les plus diverses, depuis les savons, les cirages, les apéritifs, l'industrie hôtelière, jusqu'à des entreprises sidérurgiques ou spécialisées dans la petite mécanique comme les Établissements Japy Frères.
Pierre Pucheu et la synarchie
C'est parce qu'il avait présidé avant la guerre aux destinées de Japy que le nom de Pierre Pucheu, ancien ministre de l'Intérieur de Vichy, a été si étroitement rapproché, sous l'occupation, de celui de Worms. C'est à son propos que l'on a beaucoup parlé, à l'époque, de l'influence occulte de la banque Worms sur le gouvernement du maréchal Pétain, et aussi de la synarchie... L'on a même volontiers assimilé l'une à l'autre, voulant voir dans certains collaborateurs de Worms les disciples du polytechnicien synarque, Jean Coutrot, suicidé en 1941. M. Robert Aron, qui a si minutieusement étudié cette période, le nie absolument :
« En tant que groupement organisé, la synarchie n'a jamais correspondu à aucune réalité. L'influence de la banque Worms sur le gouvernement de Vichy est également une légende[1]. »
II est certain que l'on pouvait reprocher à Pierre Pucheu une tendance à la technocratie. Mais rien, depuis sa fuite tragique et courageuse au polygone d'Hussein-Dey, ne permet d'affirmer qu'il ait appartenu à une organisation synarchiste.
D'autre part, M. Hypolite Worms n'accueillit pas avec tellement de faveur le choix qu'avait fait l'amiral Darlan en confiant un portefeuille à Pierre Pucheu. Un incident peu connu le confirme. Désireux d'abandonner un poste que les exigences allemandes lui rendaient impossible à tenir, Pierre Pucheu demanda à M. Hypolite Worms s'il retrouverait la présidence de Japy au cas où il démissionnerait du gouvernement. « A la condition que vous me promettiez de ne jamais plus redevenir ministre ! », répondit le banquier.
Au reste, M. Hypolite Worms connaissait lui-même de graves difficultés. Né d'un père israélite mais d'une mère catholique, et baptisé, il était en règle avec les lois [antisémites] de Vichy. Il n'en était pas moins suspect aux Allemands qui lui faisaient grief d'avoir présidé la délégation française au comité exécutif franco-anglais des transports maritimes. Aussi les autorités d'occupation installèrent-elles en permanence […]. Il ne fut pas moins incarcéré à Fresnes, il partagea la cellule d’un agrégé d’histoire, ancien collaborateur de Marcel Déat. C’est ainsi que le socialiste George Albertini devint l’ami d’un magnat de la haute finance.
L'infortune commune avait rapproché ces deux hommes. Par la suite, un autre hasard devait amener Hypolite Worms à apprécier et utiliser les qualités d'un ancien polytechnicien à la carrière hors série, André Dewavrin, alias colonel Passy, ancien du BCRA, de la France libre à Londres, que l'on retrouve aujourd'hui à la présidence de Japy dans le fauteuil de Pierre Pucheu.
Pourquoi la bombe ?
Ce n'est point sans doute dans les épisodes déjà anciens et controversés de l'occupation qu'il faut trouver l'explication de l'attentat commis contre la banque Worms.
Pourquoi Worms après Rothschild, dont l’immeuble de la rue Laffitte fut plastiqué en mai dernier ? S’agit-il d’une offensive généralisée contre les banques d’affaires, ainsi que tendrait à le faire croire un tract curieusement rédigé, vers le 1er octobre, dans une curieuse officine ?
En mars, d'aucuns pouvaient penser —, et ils l'ont écrit — que la bombe de la rue Laffitte visait moins la banque Rothschild que son directeur général, M. Pompidou, engagé, d'ordre de l'Élysée, dans une aventureuse et dangereuse négociation avec Ies chefs des égorgeurs fellaga. Aucun des responsables de MM. Worms et Cie ne s'est risqué, semble-t-il, à pareille imprudence.
Faut-il donc croire alors qu'il s'agit d'une provocation ou que les plastiqueurs sont trompés d'adresse ?
Ce n'est pas la première fois, en effet, qu'une charge explose devant le 45, boulevard Haussmann. En 1951, déjà, une bombe placée au même endroit fit sauter les vitres, endommagea les corniches et la porte. Or l'enquête démontra que l'attentat ne visait pas la banque Worms, mais un autre établissement financier, également domicilié 45, boulevard Haussmann : la banque Seligman et Cie, qui passe pour être l'un des plus importants maillons de la chaîne des grandes affaires soviétiques dans le monde.
Gilles Roche
[Légende] Hypolite Worms (1801-1877), né à Sarrelouis, fonda en 1848 la première des affaires Worms. Commerçant et armateur avisé, il apportait du plâtre aux Anglais et ramenait en France du charbon anglais. Son petit-fils, Hypolite également, a 72 ans. Il tient toujours la barre des affaires Worms que, depuis 1916, à travers les écueils de deux guerres mondiales et de leurs suites, il a su mener d'une main toujours ferme.
[1] Robert Aron, Histoire de Vichy, p.332, Fayard Ed.