1955.03.22.De Maurice Guierre - Paris-Normandie.Victoire des convois.Article.Original
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Un épisode héroïque de la bataille des convois : La fin du "Cérons" devant Veules-les-Roses (12 juin 1940)Un émouvant récit de la tragique évacuation du Havre et de la tentative d'embarquement des troupes cernées, au pied des falaises normandes
Avec l'aimable autorisation de ses éditeurs, nous sommes en mesure de présenter aujourd'hui à nos lecteurs un chapitre particulièrement bouleversant des dramatiques événements de juin 1940 en Normandie. Ce récit est extrait du remarquable ouvrage : "Victoire des convois" que le capitaine de vaisseau Guierre vient de publier aux éditions Amiot-Dumont. Nous devons les photographies à l'obligeance de la maison, Worms et Cie, armateurs du "Cérons", ex P.-21, l'héroïque navire dont on lira, ici, la fin particulièrement glorieuse.
Le 10 juin, à midi, les Allemands ont attaqué Fécamp qui s'est défendu vigoureusement pendant vingt-quatre heures. Les forces des généraux Fortune et Ihler, environ 50.000 hommes, sont maintenant cernées ; elles se sont formées en carré pour assurer, dans la mesure du possible, l'embarquement des troupes par Saint-Valéry-en-Caux et les plages de l'est jusqu'à Veules.
Le 11 juin au soir, une flottille a quitté précipitamment Le Havre, miné et bombardé, pour participer au sauvetage de ces troupes. La ligne de file, d'une trentaine de navires, sous les ordres du commandant de l'"André-Louis", a, comme bâtiment de tête, le patrouilleur P-21 ; derrière celui-ci, le "Sauternes". Le P-21, patrouilleur auxiliaire, n'est autre que le cargo "Cérons", de la Compagnie Worms.
Il a déjà un beau passé de guerre a son actif, ce petit bateau. L'hiver de 1939 et le printemps de 1940, il les a passés en patrouille dans l'Atlantique et la Manche : une vie dure, physiquement et moralement.
Le 24 mai, il a quitté Cherbourg, en escorte d'un convoi pour Dunkerque. En passant devant Calais, il a essuyé le feu d'une batterie allemande que ses pièces de 100 ont immédiatement contre-battue. A Dunkerque, ses deux pièces de 37 et ses six mitrailleuses ont pris une part active à la défense antiaérienne. Le 28, il a évacué de la place investie 400 militaires qu'il a débarqués à Cherbourg.
Le 8 juin, il appareille pour porter des munitions au Havre d'où, le 9 au soir, il évacue 500 personnes sur Cherbourg, après avoir, tout le jour, lutté contre tes raids d'avions. Sitôt ses passagers débarqués, il est reparti à l'aube du 10, pour retourner au Havre.
La ville, le port, la rade sont illuminés par de violents incendies. Le premier bombardement de la ville remonte au 20 mai ; ce jour-là, des mines magnétiques ont été lâchées dans les chenaux par les avions allemands. Le 3 juin, le pétrolier français "Purfina" a sauté près des digues : son capitaine et le pilote ont été tués sur la passerelle ; la plupart de ses marins ont disparu. Les 5 et 6 juin, des avions ont de nouveau mouillé des mines ; le 7, des bombes tombent sur le port et les quais.
L'exode de la population civile a commencé au début du mois et n'a cessé de s'intensifier en raison des bombardements nocturnes, à peu près quotidiens ; une vingtaine de navires et le grand dock flottant de 16.000 tonnes ont évacué le port le 5. Le 9, nouvel exode : les services du port ont cessé de fonctionner ; le vapeur norvégien "Knoll" s'est fait mitrailler pendant la sortie ainsi que le charbonnier anglais "Parknasilla", chargé de militaires, et les bateaux belges "Marie-Flore" et "Frédéric", bondés de réfugiés.
Le 11, journée tragique de la fin du Havre, le petit "Cérons" va lutter de toute la puissance de son feu contre les attaques aériennes. Un vaste plafond de fumée, à travers lequel piquent les avions, recouvre l'immense incendie qu'alimentent les 200.000 tonnes de carburant des Raffineries et de la Compagnie industrielle maritime.
Au début de l'après-midi, le vapeur belge "Albertville", touché, coule en rade. A 14 h. 30, ceux du "Cérons" peuvent voir brûler furieusement sur rade le "Général-Metzinger".
C'est un paquebot des Messageries maritimes. Affrété par la Marine nationale, ayant pris part à l'expédition de Norvège, puis effectué quatre traversées Brest-Angleterre, du 3 ou 9 juin, pour rapatrier 7.000 hommes de troupe des Flandres, il était arrivé au Havre le 10 et, dès la nuit, avait été survolé par des avions ennemis. Le 11, à l'aube, il avait mouillé sur rade ; bombardé par des avions à midi, il s'était mis en évolution ; mais, vers 14 h. 20, attaqué par vingt avions, il venait d'être atteint : il brûlait, l'évacuation, ordonnée aussitôt, se fit avec ordre et méthode, l'équipage regagnant le port à l'aide des embarcations à proximité.
A 18 heures, c'est au tour du Belge "Piraipolis" d'être attaqué par quinze avions. Quatre bombes vont au but : l'équipage au complet évacue à bord du vapeur français "Penchâteau" 700 réfugiés vers Cherbourg et Brest. Plusieurs explosions successives feront du bateau à l'ancre un dangereux brûlot qui, toute la nuit, dominera de son vif éclat l'arc rougeoyant dessiné par la côte et la ville incendiées.
Les transports de munitions "Paramé" et "Niobé" quittent le port avec des centaines de réfugiés installés au-dessus des caisses de munitions. Tous deux sont bombardés : le premier en réchappe, mais la "Niobé" saute. Elle avait à bord 800 tonnes de munitions et 800 personnes ; le "Cotentin" ne sauvera que quatre matelots, une jeune fille et un enfant de dix ans. Parmi les victimes se trouve te pilote du Havre, M. Lengronne.
En même temps que la "Niobé" et le "Penchâteau", ont appareillé le "Pénestin" (avec 700 évacués), le "Meknès" (600), le "Belfort" (500), le "Nicolas" (200), l'"Amiral-Mouchez" (300), des chalutiers et des cordiers.
Et voici que la nuit tombe sur la terre qui brûle, grésille, fume et sur la rade lamée de feu, crevée par les épaves, sur laquelle attendent des navires chargés d'humaine terreur et de dangereuses cargaisons...
Ce sont maintenant les troupes françaises et anglaises qui, refoulées par l'ennemi, refluent vers la ville et le port où elles embarquent à bord du "P.L.M.-13", "San-Pedro" et "Marrakech".
Le 12, des éléments de la marine et de l'armée seront évacués par les vapeurs "Nantaise", "Fred-Fay", "Château-Palmer", "SNA.-9", "Cap-Blanc", "P.L.M.-14", "New-Haven", "Côte-d'Argent", "Normanville", "Cap-Pinède", "Surville". Suivront le Hollandais "Omlandia", le Suédois "Taberg", l'Anglais "Parknasilla".
Dès qu'un bateau a son pilote, il appareille tous feux éteints. A la sortie nord du barrage attend le "Sénateur-Louis-Brindeau" qui doit récupérer tous les pilotes de service.
Le dernier d'entre eux vient de remplir sa mission à bord du dernier navire ; il a rallié le bateau-pilote qui, à son tour, quitte, avec tout le personnel de la station, ces eaux à travers lesquelles, si souvent, furent guidés des navires au terme de leurs périlleuses traversées.
Et, magnifique symbole, on peut voir, à la remorque, le tout dernier à se résigner au départ, le canot de sauvetage du Havre.
Le "Cérons", lui, fait route, à travers la nuit, vers son tragique destin.
Le 12, au matin, Saint-Valéry est occupé partiellement par l'ennemi. Au pied des falaises, des groupes fuient, sous la mitraille, se hâtant vers Veules-les-Roses ; des hommes descendent à la plage avec des cordes. Tous les regards, quand ils peuvent s'éloigner de la terre où flambent les incendies, scrutent le large...
"Des bateaux !". Ce cri fait traînée de poudre d'un groupe à l'autre ; un espoir détend les gorges serrées. "Ben, sont culottés, ceux-là l" murmure avec admiration un ancien marin, familier de cette côte : deux patrouilleurs viennent de mouiller à 300 mètres. Et l'homme d'ajouter : "Pas beaucoup d'eau et c'est le jusant !" Ces deux bateaux sont le "Sauternes" et le "Cérons" ; le premier, un peu plus à terre que le second, ce que voyant, le "Cérons", jalous, vient mouiller plus près encore et, tout de suite, met à l'eau ses deux baleinières, le youyou et une chaloupe, prise au Havre la veille.
Il est cinq heures du matin. A raison de cinquante hommes par voyage, il faudra trois heures pour que le "Cérons" ait son plein : 300 hommes.
Pendant ce temps, l'eau baissera. Pour l'instant, il y a deux mètres d'eau sous la quille, mais dans trois heures ? Il faut donc aller plus vite que ces deux ennemis : l'artillerie allemande qui va s'installer sur les falaises et le jusant qui peut entraîner l'échouage. Un timonier sondera périodiquement. Ce n'est pas tout : il faudra réconforter ces hommes qui vont arriver, crevés de fatigue : "Cuistot, des bassines de café, bien chaud !".
Le chef qui ainsi pense à tous et à tout, le maître à bord du "Cérons", est le capitaine au long-cours Eve, enseigne de vaisseau de réserve. D'origine bretonne, fils et petit-fils de capitaine au long-cours, père de quatre enfants, c'est l'homme de conscience par excellence. A cette heure qui requiert toutes ses facultés, M. Eve a derrière lui quatorze nuits sur dix-huit passées en partie debout, en partie étendu sur le canapé de la chambre de veille.
Les embarcations à peine parties pour la côte surgissent dans un ciel gris et bas, les premiers avions allemands. L'alerte terminée, voici les premiers obus. Les pièces allemandes sont à 7.000 mètres à l'ouest de Veules, sur une falaise de 30 mètres de hauteur. Deux batteries de 105 sont réduites au silence par les 100 du "Cérons". Mais bientôt le tir reprend : par deux fois, les batteries sont à nouveau muselées.
Pendant cette lutte au canon, 300 hommes ont été embarqués. Le commandant voudrait faire plus encore, mais il est sept heures et les troupes ennemies apparaissent de toutes parts sur les crêtes, le feu augmente en intensité ; la mer baisse rapidement : qui va gagner la partie ? Le timonier annonce cinq mètres de fond : c'est presque le tirant d'eau du bateau... il faut appareiller.
L'ancre est dérapée, hissée, la barre mise à gauche toute, la machine en avant. Eh bien, quoi ? Une simple secousse, mais déjà l'hélice a remué des galets ; le bateau abat perpendiculairement à la côte, mais ne décolle pas : il vient de s'échouer sur l'un de ces dos d'âne mobiles qui se forment dans ces parages.
Trois cents hommes qui se croyaient déjà sauvés prennent peur en face de cette menace nouvelle...
Tout en faisant exécuter des mouvements d'eau susceptibles d'alléger son arrière, le commandant demande par signaux le concours du "Sauternes". Le capitaine Lacas, commandant celui-ci, se hâte pour apporter toute son assistance, malgré le danger d'échouer son propre bateau, mais il ne peut que prendre à son bord les 300 soldats sauvés.
Le feu de l'ennemi s'intensifie. Pendant que le "Sauternes" s'éloigne, le "Cérons", lui, essaiera de tenir en continuant la lutte, si possible jusqu'à 13 h. 15, heure à laquelle le flot lui permettra de se déséchouer. Eve ne se fait pas d'illusion sur le dénouement ; aussi fait-il brûler ses documents secrets et hisser la Grande Enseigne, geste noble, doublement, car il va attirer sur le bateau le feu de l'adversaire, augmentant d'autant les chances des bateaux sauveteurs.
De fait, toute l'artillerie ennemie concentre son tir sur l'héroïque patrouilleur, qui rend, d'ailleurs, coup pour coup. Des tanks se montrent-ils, les voici arrêtés par le feu des deux pièces de 100 tribord ; l'un d'eux est renversé, les autres se masquent derrière un bois. Tout au long de la crête de la falaise, des coups partent. Électrisés par leur commandant, les canonniers du "Cérons" continuent le feu au jugé. Des marins tombent : Le Cer, chauffeur, tué ; les canonniers Mayer et Gisquet blessés. La coque avant est crevée à l'aplomb de 100 tribord. Un coup finira bien par faire sauter grenades et munitions... Les bateaux sauveteurs ont pu se retirer : le sacrifice du "Cérons" a atteint le but cherché, au prix de quatre heures d'un combat magnifique et efficace. Maintenant, l'évacuation s'impose : l'ordre en est donné à dix heures.
Machine et chaudières sont mises hors de service par le maître-mécanicien Enguehard. Pièces, télémètre, poste de T.S.F., tout ce qui peut l'être, est détruit. Pendant l'évacuation, trois morts de plus et sept blessés. Le capitaine Eve est parti le dernier, bien entendu, mais voici qu'en cours de route, l'officier en second, l'enseigne de deuxième classe Grousselle et le matelot-cuisinier Jacquinot s'avisent qu'une mitrailleuse de 13 n'a pas été jetée à l'eau : ils reviennent à bord, font le nécessaire, repartent et arrivent à terre pour rejoindre leur chef et leurs camarades. Ils sont avec eux faits prisonniers par un ennemi qui leur témoigne une particulière déférence.
Ainsi, le capitaine au long-cours Eve, de la maison Worms, écrivit-il, le 12 juin 1940, l'une des pages les plus glorieuses de la participation de la marine marchande à la guerre sur mer.
Maurice Guierre, Vice-président de la Société des gens de lettres.
Extrait de Victoires des convois. Editions Amiol-Dumont.