1949.10.22.De Hypolite Worms et Louis Vignet.Discours.Centenaire

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Discours prononcés à l'occasion du Centenaire de la Maison Worms

Centenaire de la Maison Worms & Cie
1. Discours de M. Hypolite Worms, prononcé le 22 octobre 1949, 45, boulevard Haussmann à Paris, à l'occasion de la réception du personnel au siège social.
2. Réponse de M. Louis Vignet, directeur général des Services charbons.
3. Discours prononcé par M. Hypolite Worms au dîner du même jour qui a réuni, au Pavillon de l'Élysée, autour des associés de la Maison, les directeurs et les fondés de pouvoir du siège social, ainsi que les directeurs des succursales et filiales françaises et étrangères.

Discours de M. Hypolite Worms

Mes chers Amis,
Je ne chercherai pas à voiler mon émotion au moment où j'entreprends de vous parler. Au delà de vos personnes ma pensée rejoint tous ceux qui ont travaillé avec tant de dévouement pour notre Maison, et qui ont disparu une fois leur tâche faite. Dire que nous avons Cent ans, c'est d'abord nous souvenir. Nous souvenir que la Maison est faite de plus de morts que de vivants, que nous ne sommes que les héritiers de deux générations d'hommes qui ont osé, qui ont travaillé, qui ont réussi, et nous ont légué des traditions qui sont un enseignement.
Comment d'ailleurs pourrions-nous les oublier, en un jour comme celui-ci ? Et comment ne pas être avec eux, alors que leur intelligence, leur esprit créateur, leur labeur souvent ingrat ont permis à la Maison de naître puis de se développer ?
Nous sommes plusieurs centaines dans cette salle, et, s'il avait fallu réunir tout le personnel, celui de France et de l'Union française, celui de l'étranger aussi, ceux qui sont à terre et ceux qui sont en mer, c'est plusieurs milliers d'hommes et de femmes qu'il aurait fallu rassembler.
Vous êtes-vous parfois demandé ce qui fut aux origines d'un pareil essor, et quel parcours nous avons dû effectuer pour arriver où nous sommes maintenant ? L'occasion ne vous en a guère été donnée, et vous trouverez naturel qu'en un jour pareil, je veuille vous ramener de cent ans en arrière, pour une promenade de famille à travers une histoire qui est celle de nous tous.
Hypolite Worms, mon grand-père, avait alors 47 ans. En cette année 1848, il était dans les affaires depuis plus de vingt ans, et il y avait acquis une grande expérience. Bien qu'issu d'une famille de négociants lorrains dès longtemps rompus au métier, il devait surtout à lui-même ce qu'il avait appris à Rouen puis à Paris.
En 1848, il était à la tête d'une exploitation plâtrière dont le siège était à Paris, et qui entretenait des relations actives avec de nombreuses régions françaises. Il eut alors une idée audacieuse, qui est à l'origine même de notre Maison. Au lieu de se borner au commerce intérieur, il décida de devenir exportateur, et de vendre du plâtre français aux Anglais. Il fut ainsi amené à se demander s'il ne pourrait pas charger les bateaux qui reviendraient en France avec un produit abondant en Angleterre, et il pensa alors au charbon. Mais, comme son esprit était très pratique et très imaginatif en même temps, il comprit tout de suite que, pour avoir le charbon dans de bonnes conditions, il devait s'établir en Grande-Bretagne.
Aussitôt pensé, aussitôt réalisé et en décembre 1848, mon grand-père installait une succursale à Newcastle, le plus grand port charbonnier anglais de cette époque, et devenait ainsi exportateur de charbon anglais, en France et dans plusieurs pays européens. En très peu de temps le commerce du plâtre passait à l'arrière-plan, celui du charbon prenait une extension rapide, et la Maison Worms commençait la carrière qui l'a conduite à sa situation d'aujourd'hui.
Cette histoire très simple de nos origines, je voudrais en dégager pleinement le sens pour que vous sentiez tout ce qu'une collectivité sociale peut devoir à l'imagination créatrice d'un homme qui applique ses facultés intellectuelles aux problèmes économiques, et qui, en les résolvant ouvre la voie à de multiples activités, où des dizaines de milliers d'hommes, après lui, trouvent des moyens de vivre, et nombre d'entre eux des raisons de vivre.
Car en fait, ce qu'il entreprenait n'était simple qu'en apparence, et ne nous paraît simple qu'après coup, quand tout a réussi, et quand nous n'avons plus qu'à résoudre des problèmes résolus. Mais essayez de vous représenter ce que savait mon grand-père, il y a cent ans, quand il prenait ses décisions, et vous sentirez mieux l'originalité de ce qu'il tentait, alors que personne avant lui n'avait frayé la voie.
Quand il décidait de se lancer dans le commerce du charbon, il y avait encore bien peu de machines à vapeur, nul ne savait l'avenir des chemins de fer, ni celui des navires à vapeur, et beaucoup partageaient encore le scepticisme de cet illustre ministre français qui ne croyait pas au succès de la voie ferrée, ou de ces innombrables armateurs qui gardaient leur confiance dans les rapides bateaux à voile qui sillonnaient alors les océans.
Quand il décidait de se fixer en Angleterre, nul n'était certain que ce pays allait conquérir la maîtrise du monde par son charbon, par son commerce maritime, et que l'installation en Grande-Bretagne allait être un facteur décisif de succès pour une maison française.
Quand il décidait de se donner tout entier à ces tâches nouvelles, il accumulait les difficultés. Il allait rivaliser avec les Anglais chez eux, alors que sa qualité d'étranger lui imposait des servitudes supplémentaires. Il se lançait dans le métier d'exportateur de charbon et d'armateur où il avait tout à apprendre, car son expérience de terrien était bien différente de celle qu'il faut posséder quand on met le commerce maritime au centre de son activité.
Ne croyez pas qu'Hypolite Worms ignorait ces difficultés. Toute sa correspondance prouve qu'il les connaissait, et les jugeait à leur poids. Mais il voyait avec tant de clarté le rôle que le charbon anglais allait jouer dans l'économie moderne, qu'il décidait résolument d'axer son activité sur cette nouvelle source d'énergie, que les hommes étaient loin d'avoir complètement maîtrisée à cette date. C'est cette anticipation sur l'avenir, ce coup d'œil prophétique dans la nuit de ce qui n'existait pas encore, qui a été le trait de génie du fondateur de la Maison. C'est parce qu'il a été un précurseur, un homme qui s'est engagé plus résolument que d'autres dans un chemin qui restait à défricher qu'il a été finalement un découvreur, et, en somme un créateur.
J'ai insisté sur les origines de l'effort de mon grand-père, parce qu'elles permettent de mieux comprendre tout le reste.
En peu d'années, il devenait le plus grand exportateur de charbon anglais, avant les Anglais eux-mêmes. Tout de suite, il s'intéressait, en même temps qu'à la vente du charbon, aux transports maritimes. Bientôt, il sentait la nécessité d'avoir une flotte à lui, et il devenait armateur. Moins de dix ans après l'ouverture des succursales de Newcastle, de Rouen et du Havre, mon grand-père, à la tête de plusieurs succursales et de plusieurs navires, occupait en France et en Angleterre, dans le commerce du charbon et les transports maritimes, une place considérable. La Maison, elle, se préparait à défier les années.
Son activité se manifestait partout. Quand la guerre éclate, en 1854, entre la France et l'Angleterre d'une part, la Russie d'autre part, et qu'il faut du charbon pour chauffer les navires qui transporteront les combattants et leur ravitaillement à des milliers de kilomètres de la France, c'est à mon grand-père que le ministre de la marine de Napoléon III fait appel, et c'est la Maison Worms qui participe ainsi d'une manière décisive à une victoire française, remportée à l'issue d'une guerre dans laquelle, pour la première fois, le charbon et la vapeur ont joué un rôle primordial.
Quand, dix ans plus tard, sous l'impulsion du Français génial que fut Ferdinand de Lesseps, la France, avec l'appui de l'Égypte, entreprend une oeuvre digne des travaux d'Hercule, l'union de la mer Rouge et de la Méditerranée par le creusement d'un canal qui séparera deux continents, et qui s'appelle le canal de Suez, c'est la Maison Worms qui fournira les milliers de tonnes de charbon dont les machines auront besoin pour remuer plus de terre qu'aucune collectivité n'en remua depuis les temps historiques. Et quand il faudra ravitailler les navires qui, les premiers, circuleront sur le Canal, et passeront d'une mer à l'autre, c'est encore mon grand-père qui fournira le charbon nécessaire, associant ainsi notre Maison, à la veille de la guerre de 1870 à l'un des plus grands événements de l'histoire humaine.
Arrivé à ce point d'un discours que je ne voudrais pas développer à l'excès, quelque tentation que j'en ressente, j'aimerais vous faire sentir une autre originalité de notre Maison, qui s'impose tout naturellement aux yeux de qui la regarde dans sa continuité.
Lorsqu'il se lançait tout entier dans l'entreprise de Suez, mon grand-père avait à vaincre beaucoup d'incompréhension, beaucoup de scepticisme, et il lui fallut beaucoup de fermeté pour donner confiance à ses collaborateurs. Du moins, l'un d'entre eux partageait-il complètement sa foi ; c'était un jeune homme qui n'avait pas encore trente ans, et qui s'appelait Henri Goudchaux.
Par alliance, Henri était devenu son cousin. Et c'est parce qu'il avait deviné ses dons d'intelligence et de caractère, que mon grand-père avait appelé auprès de lui ce jeune homme, qui avait le goût passionné de l'étude et du travail, qui devait lui succéder comme chef de la Maison après sa mort, et dont je n'évoque pas sans émotion la mémoire en présence de sa fille, Mme Jean Labbé, et de son fils, M. Michel Goudchaux.
Ce jeune homme, qui avait été associé de si près à l'activité de la Maison pendant les dix dernières années de la vie d'Hypolite Worms, prit tout naturellement la succession de celui qui avait en trente ans édifié une oeuvre magnifique. Sans solution de continuité, avec le même esprit pratique et la même compréhension du monde moderne, Henri Goudchaux se mit au travail.
Rien n'est plus caractéristique de sa manière et de notre destin que l'étude de son œuvre à Suez. Gomme je viens de vous le dire, il avait été de ceux, très rares, qui avaient compris l'avenir du Canal, et qui avaient senti que l'avenir de la Maison, pour une large part, se jouerait en ce lieu, que la géographie semble avoir désigné pour que s'y écrive l'histoire des hommes. Henri Goudchaux ne négligea donc rien pour que nous puissions nous fortifier dans toute la zone du Canal, à Port-Saïd comme à Suez, et sous sa direction, nous sommes devenus la première Maison dans cette zone, puisque nous avons assuré parfois la moitié des recettes du Canal et la moitié de son trafic, et que nous avons, en territoire alors protégé par l'Angleterre, tenu le premier rang.
Le crédit qu'Henri Goudchaux y avait donné à notre Maison était tel, que je ne puis pas ne pas vous en donner une preuve saisissante. A la fin du siècle dernier, un combustible nouveau était apparu, le pétrole, dont le rôle s'annonçait aussi important que celui du charbon cinquante ans, plus tôt. Un homme d'affaires britannique très avisé, Marcus Samuel, comprit qu'il fallait le transporter en vrac, dans  des navires-citernes  spéciaux  et il  souhaita  donc d'obtenir de la Compagnie du canal, les autorisations et les facilités sans lesquelles ses projets seraient irréalisables.
Or Marcus Samuel, malgré sa réputation, n'aurait jamais pu les obtenir. Quand il s'adressa à la Compagnie, elle n'accepta d'engager les dépenses très élevées que ces projets exigeaient, et de donner les autorisations sollicitées qu'à la suite de la garantie donnée par Henri Goudchaux. Ainsi, c'est lui, et donc c'est la Maison Worms qu'on trouve à l'origine du trafic du pétrole sur le canal de Suez. Si vous vous souvenez que la Compagnie du canal était dès cette date l'une des affaires les plus prospères du monde, et que Marcus Samuel était le fondateur de la Shell, qui est devenue la plus grande affaire pétrolière avec la Standard, vous comprendrez que l'autorité et la réputation d'Henri Goudchaux et de notre Maison devaient être grandes, pour que leur présence en tiers, dans une négociation de cette importance, ait été jugée absolument indispensable.
Ne vous étonnez pas, après cela, que notre situation en Égypte et dans le Proche-Orient se soit renforcée après un tel événement, que nous ayons été les distributeurs exclusifs du pétrole de la Shell pendant trente ans, que nos succursales égyptiennes aient toujours grandi, qu'elles aient fourni la preuve, pendant les deux guerres mondiales, de l'efficacité de leur action, et qu'elles continuent à la fournir aujourd'hui, sous la haute direction de notre ami Stanley Cable Acfield, dont le gouvernement français vient de reconnaître les éminents services en lui décernant, au titre étranger, la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur.
Henri Goudchaux ne se bornait pas à édifier cette œuvre à Port-Saïd où il développait celle de son prédécesseur : partout il faisait sentir sa volonté. Sous son impulsion notre Maison voyait s'accroître le nombre de ses succursales, de ses dépôts de charbon, se multiplier le nombre de ses navires et de ses lignes de navigation dont celle de Bordeaux-Hambourg, créée dès 1859, restait la plus florissante, et qui sont demeurées, aujourd'hui encore, l'une de nos principales activités, l'une de celles qui nous tient le plus à cœur.
En s'installant en Afrique, dans les dernières années du siècle, il montrait la même justesse de prévision que celui qui l'avait précédé. Fermement établie à Alger, malgré de considérables difficultés, la Maison Worms commença sur le continent africain une carrière comparable à celle qu'elle avait faite en Europe et dans le Proche-Orient. Cette carrière, vous le savez, devait s'élargir progressivement dans les récentes années, à la Tunisie, au Maroc, et déborder du plan maritime au plan bancaire, par là au plan industriel. Ainsi se manifeste une fois de plus cette continuité d'efforts entre générations qui est l'une des forces de notre Maison.
Que vous dirais-je maintenant qu'il ne s'agit plus d'histoire, mais presque de présent, et qu'à survoler ainsi la vie de notre Maison j'en suis en effet arrivé à nous ?
Après cinquante années consacrées entièrement à nos affaires, au moment où la première guerre mondiale commençait, Henri Goudchaux me confia la direction de la Maison. Comme il l'avait été du vivant de mon grand-père, j'étais alors un jeune homme et ce n'est pas sans appréhension que, malgré un apprentissage effectif, je pris la barre du navire. Il fallut le conduire au cours de deux guerres, dans une période qui ne le céda à aucune pour les difficultés. Ceux qui fêteront le Cent-cinquantenaire de notre Maison, mettront face à face ces difficultés et nos créations. Ce fut celle des Chantiers du Trait, qui marqua notre entrée dans les Constructions navales, puis celle de la Banque. Ce fut d'autre part notre participation, pour la première fois, au trafic long-courrier par la réorganisation et la prise de contrôle de la Compagnie Havraise Péninsulaire, puis aux transports pétroliers par la création de la Société Française de Transports Pétroliers.
Il me paraît nécessaire de souligner ce que représente l'existence de la Banque. De tous nos départements, elle est le plus récent. C'est aussi celui dans lequel nous avons débuté avec une moindre expérience, et sans avoir l'exemple du passé pour guider notre route. Cette entreprise si difficile, mais si nécessaire pourtant, puisqu'elle avait pour but, dans notre esprit, de doter le système bancaire français d'un organisme de type nouveau et qui lui manquait, comme il manquait à l'économie française, cette entreprise s'est développée dans des conditions et sur un rythme que les plus optimistes d'entre nous n'auraient osé espérer. Elle le dut à deux hommes qui ont veillé sur ses débuts, et dont l'un est aujourd'hui au milieu de nous, tandis que l'autre est prématurément disparu. Dans la France d'aujourd'hui, la Banque que nous avons fondée il y a vingt ans, occupe l'une des premières places, et sa réputation n'a d'égale que son activité.
Je n'insisterai pas davantage. Considérant ce que nous avons tenté de faire, nous nous en remettons à nos successeurs de dire si nous avons mérité de prendre place dans la lignée de ceux qui ont œuvré avant nous.
Je suis sûr, en tout cas, d'une chose. En esprit, nous aurons été fidèles. Les hommes qui nous ont précédés nous ont légué l'exemple du labeur, des nouveautés créatrices, du respect de soi-même. Cet exemple, nous nous sommes efforcés de le suivre, et je crois pouvoir dire aujourd'hui, avec la gravité qu'un tel moment impose, que ce ne fut pas sans succès.
Les mêmes hommes, des plus puissants aux plus humbles, ont toujours travaillé dans une étroite union, avec la passion du service, et l'instinct qu'ils formaient comme une grande famille, aux fonctions diversifiées, mais aux sentiments et aux intérêts communs. Cet état d'esprit, qui nous a donné tant de force, dans les succès comme dans les heures difficiles, car nous en connûmes, comme tous les hommes et toutes les collectivités qui ont un long passé, cet état d'esprit, qui était celui de la Maison dès 1848, comme vingt ou cinquante ans plus tard, comme aujourd'hui, c'est notre principal devoir que de le maintenir, et c'est un devoir auquel, pour ma part, je ne faillirai pas.
C'est pour moi et pour mes associés un bonheur et un honneur que de vous le dire en ce jour de fête. Considérant ces générations d'hommes et de femmes de tous rangs qui ont œuvré sans relâche, avec tant de zèle et tant d'intelligence pour notre pavillon, dont le labeur obscur ou éclatant, chaque jour renouvelé, a fait de notre Maison l'une de celles dont parle le monde entier, je ne saurais autrement conclure qu'en les remerciant profondément pour tout ce qu'ils ont apporté d'eux-mêmes à cette Maison, et qu'en vous remerciant, vous tous, qui êtes présents, qui continuez leur labeur, et qui êtes aujourd'hui les ouvriers de nos succès.
C'est donc vos santés que je porte, assuré qu'en levant mon verre à votre intention, je bois à la prospérité et à la longue vie de notre Maison centenaire.

Réponse de M. Louis Vignet

Etant ici, pour parler en termes militaires, le plus ancien dans le grade le plus élevé, c'est à moi, Messieurs, qu'échoit l'honneur de répondre aux paroles d'amitié que vient de nous adresser Monsieur Worms. L'art oratoire n'étant point mon violon d'Ingres, je ne m'avancerai pas vers vous, les bras chargés de fleurs de rhétorique. Je viens seulement vous dire, en laissant parler mon cœur de vieux et fidèle collaborateur, la joie et la fierté que nous ressentons tous aujourd'hui, de la secrétaire la plus novice au plus chevronné des directeurs. Joie et fierté d'appartenir à une maison qui semble avoir trouvé le secret de l'éternelle jeunesse, car jamais, malgré les cent ans que nous célébrons, elle n'a manifesté, dans des domaines plus multiples, plus de juvénile vigueur. Sur le fronton de sa maison des champs, Horace avait fait graver ces mots « Parva domus, magna quies » - petite maison, grand repos. C'est l'antithèse même de cette devise que l'on devrait inscrire à l'entrée du 45, boulevard Haussmann. Car la Maison Worms n'est pas une petite, mais une grande, une très grande maison ; quant au repos, Messieurs, vous ne le connaissez guère. A tous vous donnez l'exemple d'un labeur acharné, le réconfort d'une présence constante. Et ce n'est pas pour ceux qui vous entourent le moindre stimulant que leurs contacts quotidiens avec le Comité de direction et le souci qu'ils trouvent chez vous de vous tenir parfaitement au courant des affaires dont vous leur confiez l'exécution.
Ceux qui comme beaucoup d'entre nous ont connu la Maison Worms au lendemain de la première guerre mondiale se souviennent du caractère un peu patriarcal que malgré son importance déjà considérable, ses dirigeants avaient aimé lui conserver. Aujourd'hui, le développement magnifique que vous lui avez donné, la complexité toujours croissante des tâches administratives, ne se satisfont plus de ce cadre. Et pourtant, nous avons le sentiment que vos efforts tendent à ce que nous nous sentions encore un peu en famille, ne serait-ce qu'en répudiant cette forme de société anonyme qui amène le Français moyen, esprit critique et défiant, à se demander ce qui se cache exactement derrière cet anonymat. Vous avez su d'autre part, preuve d'attachement et de confiance réciproques, ouvrir largement vos portes à la famille de vos collaborateurs, quel que soit leur rang, donnant à chacun sa chance de gravir les échelons de votre hiérarchie dans la mesure de ses capacités. C'est un grand honneur pour moi - qu'on m'excuse de cet exemple personnel - que de représenter la troisième génération à votre service. Et lorsqu'au dernier arbre de Noël j'ai vu mon petit-fils s'asseoir très irrévérencieusement dans le fauteuil de M. Labbé, je n'ai pu m'empêcher de penser qu'il en était peut-être parmi nous dont les descendants célébreraient ici un jour un deuxième centenaire.
Je ne crois pas me tromper beaucoup en pensant que votre vœu secret eût été de pouvoir réunir autour de vous dans cette cérémonie non seulement vos services parisiens, mais tous vos collaborateurs de province et de l'étranger. Vos directeurs locaux transmettront à ceux-ci votre message. Permettez-moi cependant d'ajouter, parce que j'en ai souvent recueilli l'écho, que chaque fois qu'il vous sera possible d'aller prendre un contact direct avec vos succursales et filiales, vous apporterez à votre personnel le plus précieux des encouragements. C'est, Messieurs, au nom de ce personnel éloigné comme au nom de celui qui vous entoure, au nom de tous, petits et grands, anciens et jeunes, que je vous remercie de nous avoir associés à ce Centenaire et que je souhaite à la Maison Worms, à ses dirigeants, à tous ceux qui leur sont chers, longue vie et prospérité.

Discours de M. Hypolite Worms

Mes Chers Amis,
La plupart d'entre vous étaient présents cet après-midi lorsque j'ai retracé à grands traits l'histoire de notre Maison et vous ne comprendriez guère, par conséquent, que ce second discours soit un nouvel historique.
Mais, puisque nous sommes entre amis, puisqu'en se resserrant le cercle de famille a pris un caractère d'intimité plus marqué, peut-être ne trouverez-vous pas déplacé que je me laisse aller à une sorte de méditation sur notre passé, et que quittant le récit des faits, j'essaye d'en retrouver la trame profonde, la signification véritable, l'enseignement et, si je risque le mot, la philosophie.
Avant de commencer ces réflexions mêmes, il est un point dont j'aimerais parler avant tout autre. Lorsque je regarde en effet la route parcourue, il me semble que l'une des constantes les mieux marquées du destin de notre Maison, c'est d'avoir toujours placé le devoir national avant tout autre. Les hommes sont ainsi faits qu'ils jugent davantage du comportement de chacun dans la guerre que dans la paix. C'est un critère qui ne peut nous déplaire. Qu'il s'agisse des guerres du XIXe siècle : celle de Crimée ou celle de 70 ; qu'il s'agisse de celles de notre siècle, chaque fois la Maison Worms a fait tout son devoir. Je ne pense pas qu'il soit besoin d'illustrer ce propos par des exemples ou par des preuves, mais je ne puis me tenir de le proclamer aujourd'hui.
Mais il est déjà temps d'aborder le problème auquel chacun pense lorsqu'il s'agit de notre Maison, et qu'il me paraît opportun et amusant de traiter devant vous ce soir. Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou non, il y a une sorte de halo mystérieux autour de notre Maison. Chacun suppute nos forces, ou mieux notre influence, d'aucuns hochent la tête d'un air entendu lorsqu'on parle de nous, et d'autres chuchotent que notre action occulte est bien plus importante encore que notre activité connue.
A tous ceux-là, je vais donner réponse, et tant pis si la réponse déçoit les amateurs d'explications compliquées.
Pourquoi notre activité a-t-elle pris, dès le début, l'orientation que vous savez, je vais vous le dire. Comme presque toujours dans l'histoire humaine, c'est le résultat d'un hasard.
Établie depuis plusieurs siècles en Lorraine, et occupée de négoce, ma famille n'avait jamais songé à quitter l'est de la France. Mais voilà que peu avant 1830, le jeune homme qu'était alors mon grand-père décida de s'en aller à Rouen pour y pratiquer le commerce des tissus en gros. Il y resta dix années, entre 30 et 40 ans, à l'âge justement où les hommes se fixent, et où la vie les marque d'une empreinte à peu près indélébile. Il s'y fît de nombreuses relations mondaines et commerciales. Il connut la mer au Havre et à Dieppe, et tout naturellement, dans cette province d'où sont partis les Normands qui conquirent l'Angleterre, il apprit à regarder au-delà de la Manche, car il fréquenta, en Normandie, plus d'hommes en relations avec la grande île voisine qu'il n'avait chance d'en rencontrer dans la région d'où il était originaire.
Quand il dut quitter Rouen pour Paris à cause de son mariage, il ne rompit point pour autant avec cette région qui lui avait plu. Il continua de la fréquenter, et Dieppe, notamment, le revit à de nombreuses reprises. Aussi quand en 1848, désireux de donner à ses affaires un nouvel essor, il réfléchit aux possibilités du moment, c'est spontanément qu'il regarde vers l'estuaire de la Seine, vers le pays de Caux où il a conservé tant d'amis et de relations d'affaires, vers l'Angleterre voisine. Jamais mon grand-père n'eût pensé au charbon anglais si, vers 1828, il n'était pas venu se fixer à Rouen, et vous savez assez tout ce que les rapports de notre Maison avec l'Angleterre ont signifié, pour comprendre qu'en parlant du rôle souverain du hasard dans l'orientation de nos activités ultérieures, je ne parle point par paradoxe, mais par vérité.
Imaginez au contraire que mon grand-père se soit fixé à Nancy et non à Rouen, et que son succès ait été comparable : nous serions aujourd'hui maîtres de forges, ou fabricants de cotonnades, et ce n'est ni vers l'Occident, ni vers la mer, ni vers les terres méditerranéennes que nous regarderions. Tandis que la liaison avec l'Angleterre a fait naturellement de nous des gens de mer, des armateurs, puis des constructeurs de navires. Elle nous a conduits à créer des dépôts de charbon sur les grandes routes maritimes du monde, et d'abord à Suez. Elle nous a orientés vers cette Méditerranée, dont le rôle n'a pas cessé de croître depuis cent ans, et par conséquent vers cette Afrique, dont tout indique aujourd'hui qu'elle est le dernier chantier européen. Et c'est donc par une conséquence naturelle que la Banque, le dernier-né de nos départements, si proche d'ailleurs dans sa conception de certaines banques anglaises accorde au continent africain toute son attention.
Et voici pourquoi je suis autorisé à conclure, qu'entre l'installation de mon grand-père à Rouen, vingt ans avant que ne se fonde la Maison Worms, et les prospections que nous pouvons faire aujourd'hui en Afrique Noire, il n'y a pas de voies mystérieuses, pas de chemins dissimulés. C'est une ligne de pente naturelle, qui prend naissance dans la transplantation volontaire d'un homme né à l'intérieur des terres, et qui vient vers la mer, la grande créatrice des prospérités et des civilisations.
Tout cela, finalement est très simple, et j'entends bien qu'on pensera que c'est trop simple. Et pourtant c'est dans cette simplicité même que tient notre secret. Nous avons été négociants puis armateurs. Nous avons au cours de trois-quarts de siècle créé un réseau de relations et un courant d'affaires tels que nous avons été conduits aux opérations de Banque, au métier de banquier, que nous avons voulu exercer comme nos autres activités, c'est-à-dire dans un sens créateur. Il ne nous aurait pas suffi d'être une banque commerciale. Il fallait qu'ayant beaucoup créé nous-mêmes, ayant beaucoup réalisé, nous missions notre expérience, nos capitaux, ceux d'amis et de clients chaque jour plus nombreux, au service de l'économie nationale.
Ainsi s'est achevé le cycle. A la manière des négociants armateurs d'autrefois, de ceux qui ont fait la grandeur de la France du XVe au XVIIIe siècle, nous avons uni dans de mêmes mains l'armement, le commerce, la banque, et par là l'industrie. Tout cela est resté cohérent, animé de notre esprit, de notre volonté réalisatrice. Et voilà l'explication de notre puissance mystérieuse, de cette influence que paraît-il nous exerçons. S'il est vrai que nous sommes forts, s'il est vrai que nous jouons un rôle, j'atteste que notre force est dans notre sincérité, dans la transparence de nos desseins, dans la limpidité de nos actes. Nous sommes forts parce que nous sommes simples, parce que nous sommes vrais, parce que nous sommes unis, en un siècle, en effet, où ces vertus ont tendance à se perdre.
Vous ayant dit ainsi le pourquoi et le comment, je pourrais presque m'en tenir là, parce qu'ayant ainsi parlé, j'ai tout découvert, sinon tout expliqué. Mais une journée comme celle-ci invite, je le sais bien, à d'autres réflexions, et je vous les livrerai avec la même absence de recherche.
Ce qui me frappe, quand je considère notre passé, c'est que nous avons toujours marché à l'avant-garde, que nous nous sommes toujours trouvés à la pointe de ce combat que les hommes livrent à la nature pour assurer leur vie, et en quoi finalement se résument tous les problèmes économiques. Dix exemples, dans le passé comme dans le présent, illustreraient cette constatation.
Ce qui me frappe aussi, c'est le renouvellement permanent de nos activités.
Celui qui comparerait la correspondance que recevait notre Maison il y a cent ans avec celle que notre siège, nos succursales, nos filiales échangent aujourd'hui, serait surtout frappé par la prodigieuse opposition entre la simplicité d'hier et la diversité de maintenant. Pourtant, s'il avait le temps de suivre l'évolution de cette correspondance jour après jour, il s'apercevrait vite que notre Maison a été non seulement, selon le mot classique, une création continue, mais qu'elle résulte d'adjonctions successives et de nouveautés sans cesse juxtaposées à la tradition. Comme un tissu vivant qui se renouvelle sans s'altérer, comme un arbre qui grandit et grossit sans jamais changer de cœur ou de racines, notre Maison est restée la même, tout en se transformant et en s'élargissant perpétuellement. En ce sens, c'est en créant que nous restons fidèles à notre passé, et c'est en renonçant à créer que nous le trahirions.
La question qui se pose ici est de savoir pourquoi des travaux si nombreux et si divers n'ont pas détruit notre unité originelle, pourquoi nous sommes restés nous-mêmes en nous donnant à tant de tâches.
La réponse tient en un mot, et ce mot est continuité. Cette continuité se marque dans tous les domaines. Dans nos rapports avec l'étranger, le seul exemple de nos relations avec les Burness de Londres, qui durent, étroites et confiantes depuis trois-quarts de siècle, atteste leur permanence.
Nous parvenons d'autant plus aisément à éviter toute rupture que le recrutement des hommes d'élite appelés à diriger nos affaires obéit à des règles qui, pour n'être pas écrites, n'en sont pas moins très réelles, et très efficaces. Songez en outre qu'en cent ans trois hommes seulement ont en fait dirigé la Maison dans laquelle ils se sont formés ; que treize associés seulement les ont activement aidés ; que le nombre des commanditaires, depuis l'origine est à peine supérieur. En fait, la Maison Worms fut et reste une grande famille, et nul ne peut douter que ce caractère n'ait singulièrement favorisé le maintien de la continuité dont je viens de vous parler.
Cette continuité touche nos collaborateurs immédiats, qui non seulement, en très grand nombre, se sont formés chez nous, mais qui sont aussi les descendants d'hommes ayant travaillé avec nos prédécesseurs. Ainsi est né chez Worms cet esprit d'équipe, qui s'est affirmé avec encore plus d'éclat et d'efficacité depuis vingt ans, et qui fait, Messieurs, qu'en m'adressant à vous j'ai, bien plus que tout autre, le sentiment d'être parmi des pairs. Je le dis avec d'autant plus de plaisir que je vois parmi nous ce soir tant d'hommes de valeur qui, sans appartenir à notre Maison, nous honorent de leur amitié, de leur confiance et de leur concours qui nous est précieux. Leur présence signifie, je le leur dis, que notre affaire sait, lorsqu'il le faut, s'ouvrir à toutes les compétences et à toutes les élites. Ne doutez pas que si nous avons évité la dispersion malgré la diversité de nos tâches, nous le devons avant tout à cette solidarité qui nous unit tous, et qui fait qu'embarqués ensemble, nous nous sentons unis, comme autour du capitaine tous les membres d'un équipage.
Ce n'est donc point par je ne sais quelle obéissance au plus banal formalisme que je vais lever mon verre à votre santé, à vous tous qui êtes ici, puisque c'est en vous que notre Maison puise la sève qui la fortifie chaque jour davantage. Sachez que l'équipe que nous avons peu à peu formée est ce qu'il nous importe le plus de conserver, et croyez qu'en vous adressant ici, du fond du cœur, nos remerciements pour tout ce que vous êtes, et tout ce que vous faites, j'accomplis bien plus qu'un geste de courtoisie, mais que j'acquitte une dette de gratitude. Nous passerons, mais tant que la Maison sera entourée d'hommes comme vous, elle ne passera pas. Buvons, Messieurs, à ceux qui l'ont faite et à ceux qui la maintiendront.


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