1946.03.28.D'A. Vernier - revue Europe Amérique.Article
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Revue hebdomadaire - 28 mars 1946
Le complot de la synarchie française
Un jour de 1941, le Dr Ménétrel, chef du secrétariat particulier du maréchal Pétain reçut une surprenante visite : celle du Dr Martin, membre du CSAR et ancien chef du Service de renseignements des GP. Sans doute, les deux hommes se connaissaient depuis longtemps : Ménétrel appartenait aux cadres de la Cagoule. Mais ils étaient en froid depuis l'affaire du 13 décembre 1940 à la suite de laquelle le maréchal avait cédé à I'Allemagne, en dissolvant les groupes de protection qui avaient arrêté Laval. Martin s'était alors retiré de la scène politique. II demeura cependant à Vichy, entouré d'une équipe de fidèles. II se livrait, pour changer, à une activité mystérieuse ; bien peu savaient qu'il avait déjà pris contact avec le BCRA (Bureau central de renseignements et d'action) des Forces françaises libres. Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs nullement de conserver pour le maréchal Pétain une entière vénération. Curieux homme, ce Dr Martin, avec ses cheveux en bataille, ses yeux exorbités, toujours courant, toujours cherchant, dévoué à ses idées comme à ses amis, au demeurant dépourvu de tout sens politique, mais remarquable technicien du renseignement. Ce jour-là, il venait apporter au Dr Ménétrel un long rapport où étaient dénoncés, avec preuves à l'appui, les agissements d'une société secrète : le Mouvement synarchique d'Empire.
Quels romans n'a-t-on pas écrit depuis sur le MSE ! L'origine en est toujours la même : le document que l'on appelle habituellement le rapport Chavin établi et répandu par un commissaire des Renseignements généraux hostile à Vichy. Il fut rédigé à l'aide des quelques papiers saisis chez le Dr. Martin lors de son arrestation au début de 1942[1]. A côté de détails précieux, le rapport Chavin contient des hypothèses dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles sont aventurées. C'est ainsi qu'il rattache le Mouvement à l'Ordre martiniste et en fait remonter la doctrine à Saint-Yves d'Alveydre, grand-maître de l'Ordre en 1889, qui, en effet, employa le terme de synarchie, mais dans un sens occultiste sans rapport avec la politique. D'autre part, c'est à un complot synarchique que la défaite française de 1940 est attribuée. À vrai dire, il semble que tout le rapport ait été conçu pour en arriver à cette affirmation que l'armistice a été voulu et préparé par ceux même qui en "profitèrent" comme le maréchal Pétain, pour s'emparer du pouvoir. Nous reviendrons sur ce point. Mais il nous faut d'abord préciser la nature, les intentions et les réalisations du Mouvement synarchique d'Empire.
Origine et nature du MSE
Le MSE a-t-il été fondé en 1922 - comme on l'a dit afin de pouvoir ajouter "l'année de la Marche sur Rome" - ? Nous l'ignorons et la chose est de peu d'importance puisqu'il ne sortit de son ésotérisme qu'en 1930 - jusque là il n'avait groupé que quelques centaines d'affiliés, et encore... Le recrutement se faisait d'une façon extrêmement prudente puisque le nouvel adepte ne connaissait que son parrain et n'était connu que de lui et du comité directeur nommé Convention synarchique révolutionnaire. Il s'agissait d'un recrutement de qualité portant principalement sur les cadres économiques et politiques du pays. Polytechniciens et inspecteurs des finances étaient nombreux au MSE. Selon la technique de toutes les véritables sociétés secrètes, le nouvel adhérent était coopté par son parrain, après une longue préparation et lorsque son approbation était certaine. D'où les nombreux petits groupes dont nous reparlerons et qui avaient pour but de former et d'observer les futurs synarques. On voit que l'organisation du MSE était sérieuse. Quant au rapprochement avec le Martinisme, il est pure similitude de méthode d'initiation[2] et n'a pas plus de fondement réel que la thèse qui fait remonter la Franc-Maçonnerie à Hiram ou aux Templiers.
Quel était le but de cette association si fermée : nul autre que la conquête du pouvoir. Le Pacte synarchique révolutionnaire, dont le texte était remis à chaque nouvel affilié et qui contient les principes "officiels" du mouvement, nous renseigne clairement. Il prévoit deux stades : d'abord l'accession au pouvoir : placer aux postes de commande de l'État des hommes sûrs. La proposition 255 est formelle : « La révolution préventive doit donc être installée au cur de l'État et servie par une élite synarchiste dans un plein esprit de sacrifice ». Deuxième stade : la prise du pouvoir par un coup d'État. Le MSE s'attacha donc à placer ses hommes aux postes essentiels, aux postes où ils seraient indispensables. Or, qui est indispensable dans l'organisation moderne de l'État : le technicien. Les synarques se recrutèrent donc surtout dans les cadres techniques du personnel fonctionnaire et l'étroite solidarité polytechnicienne leur fut d'un grand secours. Les ministères et services économiques furent particulièrement noyautés.
« La profession organisée et hiérarchisée est l'instrument capital de la révolution synarchiste effective : son meilleur moyen technique », dit la proposition 344 ; et la proposition 345 : « L'organisation synarchique de la profession et de toutes les professions est la préoccupation dominante du Mouvement synarchiste d'Empire, l'impératif initial de notre technique révolutionnaire ». Ces textes, dont nous verrons plus loin l'application, sont liés à une doctrine de l'État telle que l'exprime du moins le Pacte synarchique : il s'agit de remplacer le régime parlementaire par un État fondé sur l'organisation et la hiérarchisation de l'économie ; l'État synarchique est la synthèse des grandes ententes de consommateurs, de distributeurs et de producteurs (pro. 113). Il est « le centre et le chef qualifié de la démocratie populaire dans l'ordre social synarchique, le coordinateur économique de l'ensemble de ses libres républiques populaires : régionales, communales et professionnelles ».
Cela, c'était la façade, l'attrape-nigaud grâce auquel le recrutement a pu se faire dans les élites les plus diverses. Car une telle conception de l'État formulée à une époque où, à droite comme à gauche, le parlementarisme souffrait d'un profond discrédit, pouvait être acceptée par des maurrassiens - « le roi protecteur des Républiques françaises » - comme par des socialistes - « primauté et direction par l'État de l'organisation économique ». Les intentions réelles des chefs du mouvement étaient quelque peu différentes. On en a connu un début d'application.
Le gouvernement synarchique de Vichy
En effet, ce que le Dr Martin révéla au Dr Ménétrel, ce n'était pas seulement l'existence et les buts du MSE, mais bien la réussite au moins partielle de son plan de conquête du pouvoir. Au lendemain de l'armistice, les synarques tenaient les principaux ministères : Alibert à la Justice, Baudoin aux Affaires étrangères, Peyrouton à l'Intérieur qui n'était pas aussi naïf que l'affirme le rapport Chavin. Mais surtout la loi du 16 août 1940 qui avait créé les Comités d'organisation et les Sociétés de répartition donnait au mouvement la haute-main sur l'économie du pays. Nommés par décret, les membres des CO et des SR ont été, comme par hasard, choisis parmi les administrateurs des groupes les plus importants de chaque branche. C'était donc créer légalement des ententes totalitaires qui mettaient l'ensemble des producteurs à la merci de ce qu'il est convenu d'appeler - improprement, en général - les trusts. Ainsi le complot synarchique qui avait profité de la défaite, de l'effondrement des anciens cadres politiques et de l'inexpérience des nouveaux, pour s'emparer partiellement de l'État, avait, en quelques semaines, obtenu « l'instrument capital de la Révolution synarchiste effective » : le trusting des professions. A qui cela profitait-il, sinon aux puissances financières et au grand patronat ? Le but réel de la synarchie était net !
Les révélations du Dr Martin firent leur effet : les synarques reconnus furent exclus du gouvernement par le maréchal Pétain. Mais lorsque le chef de l'État voulut rapporter la loi du 16 août, il se heurta au veto de l'occupant. L'Allemagne exigea leur maintien et le maréchal dut se borner dans son message de Saint-Étienne à les déclarer provisoires. Il encouragea par la suite la formation de corporations de métier avec l'espoir qu'elles pourraient secouer le joug du grand capital. Ce fut la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Ce qui importait à la synarchie, ce n'était pas tant un poste de ministre que ceux des grands corps de l'État et, notamment, de cette inspection des finances qui, par son contrôle, exerce sur les ministres une pression efficace. Le MSE conservait ses cadres économiques et administratifs. Ce fut un jeu pour lui de faire remplacer un synarque connu par un synarque inconnu : Pucheu à l'Intérieur, Bouthillier aux Finances, d'autres encore. La synarchie en 1941 perdit une part de son pouvoir politique ; elle resta aux postes de commande. Elle y est d'ailleurs encore.
Le Maigre-Dubreuil, Coutrot, Spinasse et Cie
L'expérience de 1940 est donc révélatrice des buts réels du Mouvement synarchique d'Empire : garantir l'emprise des puissances d'argent sur l'économie française, organiser l'État et la nation selon l'intérêt des "trusts". Et cela par tous les moyens. Le MSE a-t-il "coiffé" la franc-maçonnerie, comme on l'a écrit ? C'est possible. Du moins y a-t-il eu ses hommes comme partout. On sait d'autre part qu'il avait espéré utiliser à son profit la Cagoule dont le chef, le polytechnicien Deloncle, était synarque : sa trahison lui coûta d'abord son poste à la tête du Mouvement social révolutionnaire qui avait reconstitué la Cagoule en zone occupée, puis la vie. Ce qui exclut formellement que la Cagoule ait été l'instrument pur et simple du MSE.
Un autre fait, peu ou pas connu éclaire ce point : la Cagoule recevait une part importante de ses fonds de Lemaigre-Dubreuil, administrateur des Huileries Lesieur. Ce mégalomane qui avait déjà fait parler de lui avec sa Ligue des contribuables siégeait aux Champs-Elysées dans un immense bureau dont le sol était de marbre noir, les murs couverts de boiseries noires. Derrière sa table de travail, une grande carte de France, blanche, décorait seule la pièce. Ce Machiavel de carnaval voulut, en même temps que la Confédération générale dite Patronat français, couper les vivres à la Cagoule au lendemain des accords Matignon. Ce n'est que sous la menace qu'il continua à la subventionner. Mais, en marge de la Cagoule, il fournit en 1937 les capitaux nécessaires à un hebdomadaire remarquablement rédigé et imprimé : "L'Insurgé". Les Cagoulards y étaient d'ailleurs en majorité. "L'Insurgé", durant les quelques mois de sa vie éphémère, entretint une polémique violente avec un autre hebdomadaire non moins bien fait, celui-ci de gauche, "La Flèche", de Gaston Bergery. Un beau jour, les directeurs de "L'Insurgé" apprirent que "La Flèche" était subventionnée... par Lemaigre-Dubreuil. Avec une grande probité intellectuelle, "L'Insurgé" se saborda. On sait aujourd'hui que Lemaigre-Dubreuil était l'un des chefs du MSE et faisait partie de la Convention synarchique révolutionnaire. Même l'anticapitalisme de "La Flèche" était pour la synarchie un moyen de pénétration utilisable ! D'autre part, après s'être servi de Vichy, Lemaigre-Dubreuil se rallia à la "Dissidence" du général Giraud. Il finit par être arrêté, ce qui ne signifie pas que son rôle soit terminé...
Un autre membre de la Convention fut le célèbre Jean Coutrot. On en a beaucoup parlé parce qu'il semble bien qu'il fut à l'origine de la découverte du complot. Son secrétaire, Franck Theallet, mourut peu avant la démarche du Dr. Martin. Avait-il parlé ? Jean Coutrot lui-même fut trouvé un matin, brisé, sur le trottoir, en dessous de sa fenêtre ouverte - un accident... Toujours est-il que c'est son activité qui constitue l'essentiel du "rapport Chavin".
Jean Coutrot fut le recruteur principal du MSE. Au lendemain du 6 février, on le trouve dans le groupe du 9 juillet qui élabora un plan de réforme de l'État. Mais déjà en 1930 il avait créé le groupe X-Crise, transformé l'année suivante en Centre polytechnicien d'études économiques, II se fait l'organisateur d'une quantité de groupements divers, en particulier le Centre d'études des problèmes humains. L'énumération qu'en fait le rapport est fastidieuse : qu'il nous suffise de dire que ces groupes avaient pour but d'attirer à la synarchie des personnalités du monde des sciences, comme celles de la politique et des affaires. Tous n'étaient pas synarques, mais tous étaient utilisés ou utilisables en quelque mesure par le MSE, souvent à leur insu.
Il est une des activités de Jean Coutrot sur laquelle il nous faut nous arrêter parce qu'elle est susceptible d'éclairer d'un jour nouveau la politique du Front populaire et certains aspects de la collaboration. En 1936, Jean Coutrot fut nommé attaché au cabinet du ministre de l'Économie nationale. Il créa le Comité d'organisation scientifique du travail, organisme officiel dont il assuma la vice-présidence. Le ministre de l'Économie nationale du cabinet Blum s'appelait Charles Spinasse.
C'était une des gloires reconnues du Parti socialiste SFIO. Est-il d'ailleurs besoin de dire que, dans un cabinet à direction marxiste, le choix du titulaire d'un tel poste était particulièrement important ? Il y fallait un théoricien solide, un homme d'action décidé. C'est le ministre de l'Économie nationale qui devait briser les résistances du grand patronat, imposer les mesures pré-collectivistes, préparer la transformation radicale du mode de production. Toute "l'expérience" reposait essentiellement sur un homme. Léon Blum désigna Charles Spinasse.
Avec lui, certes, le prolétariat voyait sa cause en bonnes mains. Sans doute, la physionomie rude, le front bas, les cheveux en brosse du nouveau ministre n'exprimaient pas un esprit très ouvert. Mais choisi par Blum et soutenu jusqu'au bout par lui, Spinasse ne pouvait que donner confiance en la prochaine émancipation des travailleurs. On sait ce qu'il en advint. Les grèves déferlèrent sur la France; la production, y compris celle des usines de guerre, fut paralysée durant de longues semaines ; la loi des 40 heures fut votée tandis que les Allemands travaillaient pendant 60 et plus. Chose curieuse, le grand capitalisme qui s'était tout d'abord affolé jusqu'à subventionner la Cagoule, imitant sur ce point les industriels allemands qui aidèrent Hitler à s'emparer du pouvoir, changea brusquement d'attitude : les accords Matignon scellèrent l'entente entre le grand patronat et les dirigeants de la Confédération générale du travail. Le prolétariat y gagnait quelques réformes secondaires ; les Trusts, eux, acceptèrent sans difficulté des mesures qui diminuaient leur production, parce qu'en régime capitaliste, la rareté relative des produits en fait monter le cours. Aussi, les accords Matignon furent-ils, pour le prolétariat, un marché de dupes qu'allait bientôt éclairer d'une lueur sinistre la fusillade de Clichy. Charles Spinasse et son chef Léon Blum avaient bien mérité du grand capital.
Avec l'Armistice de 1940, la situation de la classe ouvrière devint particulièrement difficile. La fermeture des usines de guerre, puis la raréfaction des matières premières produisirent une recrudescence du chômage que compensa fort mal la politique du retour à la terre. Par la suite, l'interdiction allemande de relever les salaires - destinée à créer un appel de travail vers le Reich - accrut encore la misère du prolétariat. En contrepartie, les Comités d'organisation qui assuraient la puissance des trusts comme les accords Matignon l'avaient jadis sauvée, ne favorisaient guère l'adhésion de la "classe laborieuse" à l'ordre nouveau. Les Allemands cherchèrent donc un homme susceptible de faire leur propagande dans les milieux ouvriers : à Paris, fut créée "La France socialiste", puis un hebdomadaire, "Rouge et Bleu". En zone non occupée, un grand quotidien, "L'Effort". Ces trois journaux se firent les propagateurs du collaborationisme. Leur thèse essentielle fut celle que défendit en Belgique Henri De Man : au-delà du marxisme, le national-socialisme réaliserait, lorsque la guerre serait gagnée, les aspirations du prolétariat européen. Les mêmes slogans, les mêmes mots d'ordre qui, avec des réalisations substantielles, avaient rallié à Hitler les masses allemandes, furent répandus par la presse socialiste des deux zones. Elle défendit le syndicalisme contre Vichy, reprocha au maréchal son attentisme. En bref, "L'Effort" put être appelé "le journal allemand de zone sud". Le directeur de ces trois journaux s'appelait Charles Spinasse.
Est-ce par hasard que le même homme qui avait ouvert à Coutrot le ministère clef de l'Économie nationale, qui avait présidé à la honteuse duperie des accords Matignon, qui avait fait couler le sang des travailleurs conscients de la trahison de leurs chefs, qui en un mot avait trompé au profit des "trusts" la confiance que le prolétariat avait mise en lui, est-ce par hasard que cet homme se retrouve à la tête des journaux qui soutiennent cet occupant qui impose au maréchal Pétain le maintien des Comités d'organisation ? Est-ce par hasard que la presse de Spinasse s'attaque avec virulence au corporatisme cependant bien abâtardi de Vichy et lutte pour une centralisation économique et syndicale qui fait le jeu du grand patronat ? Le lien entre la politique des accords Matignon et le collaborationisme de "L'Effort" est évident. En 1936, Charles Spinasse sauva la grande industrie française de ce qui aurait pu devenir une expérience collectiviste et, en provoquant la sous-production, fut un des responsables directs de la guerre qu'attendait avec ferveur le capitalisme international. En 1940, il servit la politique de collaboration qui assurait aux puissances d'argent la main-mise sur la production française. Dans les deux cas, conscient ou inconscient, il avait bien mérité du MSE.
Aujourd'hui, Spinasse est en prison. On le suppose du moins, car s'il fut bien arrêté en septembre 1944, le silence s'est fait depuis sur son sort. Peut-on juger ce socialiste collaborateur ? Peut-on condamner cet agent des trusts ? Cela ne simplifierait guère la tâche des staliniens qui ont, une fois pour toutes, décrété que la collaboration, synarchique ou non, était le fait des hommes du 6 février comme la Résistance le monopole des "masses laborieuses". D'une part, le "peuple démocrate et patriote", de l'autre la "réaction bourgeoise au service de l'occupant". Dans quelle catégorie leur faudrait-il placer Charles Spinasse ? Le cas pourrait inopportunément rappeler que si la collaboration vichyssoise - tactique et non principe - eut généralement des chefs, de droite, encore que M. Pierre Cot qualifiait en 1936, dans un numéro spécial de "Vu" sur l'armée française, le maréchal Pétain de "maréchal républicain", le collaborationisme parisien fut, en majeure partie, le fait d'hommes de gauche. Ne parlons même pas de Doriot, qui organisa le 9 février 1934 l'émeute communiste de Paris. Mais Marcel Déat était-il "fasciste" et Jean Luchaire, l'homme de Briand, maurrassien ? Et Eugène Frot, le "fusilleur", réactionnaire ? Décidément, le cas Spinasse serait gênant. Il y a bien, sans doute, la solution Laval qui, lui aussi... Mais l'expérience a dû suffire. Spinasse ne doit pas être trop inquiet.
Fascisme et synarchie
Dans une étude sur la synarchie parue dans "La France intérieure" du 15 février 1945, un certain M. David nomme Jean Coutrot "le géant du fascisme français". Le MSE ne serait que "la grande société secrète du fascisme français". Il échafaude tout un roman sur l'international synarchique qu'il assimile à une internationale des fascismes dirigée contre l'Angleterre et l'URSS. D'autre part, il reprend la thèse du "rapport Chavin" selon laquelle la défaite française de 1940 aurait été préparée par les hommes du MSE au service du fascisme. Ces deux points méritent que l'on s'y arrête.
Y a-t-il et y a-t-il eu une Internationale blanche ? Si oui, est-elle synonyme d'internationale capitaliste ? Il est un peu trop simple de voir dans le fascisme un dernier sursaut du capitalisme agonisant. Marx a d'ailleurs, par avance, fait justice de cette interprétation en démontrant que la démocratie n'était que la superstructure, politique du régime capitaliste. En s'attaquant à la démocratie, le fascisme ne pouvait donc que s'attaquer au capitalisme. De fait, dans les pays, où il s'est emparé du pouvoir, le fascisme, s'il n'a pas supprimé le mode capitaliste de production, l'a inséré dans le "faisceau" des forces nationales dont l'État faisait la synthèse au profit de la communauté. Au reste, on est en droit de mettre en doute l'existence même de l'Internationale blanche comme d'ailleurs de l'Internationale démocratique lorsqu'on a pu voir le Portugal "fasciste" mettre des bases à la disposition des "démo-ploutocraties", tandis que celles-ci s'alliaient avec l'URSS. La réalité c'est que seul compte, au-delà des idéologies communes, l'intérêt national.
Il n'en est pas de même pour le capitalisme dont les intérêts dominent les frontières. Cela ne signifie d'ailleurs pas que tous les intérêts de tous les groupes capitalistes de tous les pays soient liés, mais simplement que certains trusts sont internationaux - par exemple le trust Unilever[3] qui possédait, durant cette guerre, des usines, donc des intérêts, dans les deux camps - et que certaines ententes existent par delà les frontières - par exemple celle qui lie l'IG Farben-Industrie à la Dupont de Nemours. L'attitude de la synarchie française est donc plus, complexe qu'elle n'en a l'air. Si l'on admet que la grande industrie avait intérêt à la guerre, qui représentait pour elle le mode idéal de consommation, on ne peut concevoir qu'elle ait poussé à une défaite rapide. Par contre, il est logique que le MSE ait profité de cette défaite pour s'emparer des leviers de commande économiques. Tant que les trusts ont cru à la victoire allemande, ils se sont rangés dans le parti du Reich. Ils ont signé des accords avec l'industrie allemande - par exemple, IG Farben et Kühlmann constituant le groupe Francolor. Ils ont appuyé, jusque contre Vichy, la politique de collaboration, qui préservait leurs usines du démantèlement, qui leur fournissait du travail et qui assurait leur main-mise sur toute la production française par le moyen des Comités d'organisation imposés par le Reich. Par contre, dès que la roue tourne, Lemaigre-Dubreuil rejoint Alger et la synarchie française se fait "l'honnête courtier" entre l'industrie lourde allemande, y compris les Gring-Werke et les trusts américains. Dès 1943, des négociations mi-économiques, mi-politiques eurent lieu à Madrid entre Américains et Allemands, en présence de synarques français. Il n'est pas dit qu'il n'y ait eu aucun résultat... Il est donc bien certain qu'en pleine guerre, comme avant et après, eurent lieu des contacts suivis entre des groupes financiers, de camps opposés. Le MSE représentant les puissances d'argent françaises; eut son rôle et l'intérêt de son pays passa bien, après celui de ses mandants. Mais le Mouvement synarchique d'Empire joua surtout son jeu néfaste en France même. En noyautant les syndicats et en s'attachant le cabinet Blum, il contribua à faire échouer la révolution syndicaliste de 1936. En noyautant le CSAR, il contribua à faire échouer la révolution "fasciste" de 1937. En soutenant la politique de sous-production du Front populaire,'il contribua à faire éclater la guerre de 1939. En soutenant le collaborationisme et en sabotant la politique sociale du maréchal Pétain, il contribua aux malheurs des Français. Mais il a commis assez d'erreurs et de fautes pour qu'il soit inutile de l'accuser du seul crime qu'il n'ait pas commis. Ce n'est pas le MSE qui est directement responsable de la défaite française, mais bien ceux qui firent une politique belliciste alors que la France était désarmée, tandis qu'ils bêlaient le pacifisme lorsqu'il aurait suffi d'une marche militaire pour faire disparaître à jamais Hitler et ses marchands de canons[4].
A. Vernier
[1] Pour "espionnage au profit de l'Angleterre". Interné à la prison d'État d'Evaux-les-Bains, le Dr Martin en dirigea la rébellion en août 1944. Il s'engagea à la 1ère Armée française sous un faux nom car le gouvernement de la République, qui attache plus d'importance à la sécurité du régime qu'aux services rendus à la France, le recherche pour l'affaire de la Cagoule, en vain d'ailleurs...
[2] L'affiliation par chaîne est celle de l'Ordre martiniste. De là à faire de tel ou tel synarque la réincarnation du comte de Saint-Germain, il n'y a qu'un pas, vite franchi par les historiens sérieux !
[3] Le cas "Unilever" est caractéristique. Ce trust international a réussi, durant l'entre-deux guerres, à mettre la main sur la quasi-totalité de l'Huilerie française, à part le groupe Lesieur. Lors de la déclaration de guerre de 1939, une de ses usines de France était, par le jeu complexe des filiations, rattachée à la Lever A. G. de Berlin. Mais le séquestre du gouvernement français se vit opposer une cession en règle de la Lever Bros Ltd, de Londres. Lorsque, quelques mois plus tard, les Allemands mirent sous administration provisoire les usines du trust en zone occupée, c'est l'administrateur de la Lever allemande qui fut désignée comme "Verwalter"...
[4] N'est-ce pas M. Bidault ?