1944.10.13.De Gabriel Le Roy Ladurie.Note

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Ainsi qu'on a pu le voir par les quelques extraits de presse annexés à ma première déposition, la Maison Worms et moi-même avons été accusés, tant par la presse de l'occupant que par celle de la libération, d'avoir, aux heures les plus douloureuses de notre vie nationale, voulu jouer un rôle politique.
Je vais aujourd'hui chercher à grouper tous les faits qui ont pu servir de prétextes à ces insinuations erronées.
1°/ Les souvenirs que je vais évoquer montreront à l'évidence que, s'il m'est arrivé de connaître des hommes politiques ou d'être lié avec certains d'entre eux, je n'ai jamais joué de rôle politique.
2°/ Si je me suis abstenu de le faire, c'est que cela ne correspondait ni à mes goûts, ni à mes aptitudes ; mais je ne partage pas l'opinion assez communément répandue en France qui fait de l'homme, qui joue un rôle dans les affaires économiques, un citoyen de seconde zone, indigne de toucher à la chose publique (conception diamétralement opposée aux idées anglo-saxonnes sur cette question).
3°/ Du jour où je suis entré à la Maison Worms, mes chefs m'ont laissé sur ce point - comme à n'importe lequel de leurs collaborateurs, du plus grand au plus modeste - la plus entière liberté.
4°/ Mais, par contre, dans les contacts personnels que j'ai pu avoir occasionnellement avec des milieux politiques, je n'engageais et ne pouvais engager que moi seul.
5°/ La Maison Worms, en effet, n'a jamais eu de position politique et ne pouvait en avoir. Et, notamment, elle n'a jamais subventionné ni un parti, ni un homme politique quelconque. Si l'un de nous l'eût fait, il eut manqué aux directives précises de nos associés gérants.
Dans l'histoire de notre Maison, les seules infractions à cette règle ont été faites ces dernières années par mes soins et avec l'autorisation de principe de M. Hypolite Worms et de M. Jacques Barnaud au profit de certains organismes de la Résistance, ainsi qu'on le verra à la fin de cet exposé.
Je classerai mes contacts politiques sous les rubriques suivantes :

I - Avant la guerre
II - Pendant la guerre
III - De l'armistice à février 1941
IV - De février 1941 à novembre 1942
V - Depuis novembre 1942

I - Avant la guerre

Ce fut probablement à l'occasion de mes relations avec le Parti populaire français que mon nom dut pour la première fois de figurer dans des rapports de la police politique.
Je rencontrai Jacques Doriot pour la première fois en juin 1936. Il est exact que je suivis son mouvement à ses débuts avec intérêt et sympathie. J'assistai à un certain nombre de réunions. Je le rencontrai alors à plusieurs reprises au milieu d'amis ou de camarades à moi, qui militaient à ses côtés : Bertrand de Maud'hui, Claude Popelin, Pierre Pucheu... tous gens de ma génération.
Pourquoi me suis-je senti quelque temps attiré par le Parti populaire français ? Il faut voir avant tout dans mon attitude d'alors un témoignage de mon anxiété devant le drame qui se préparait.
Ayant vécu plusieurs années dans l'Europe de l'Est, je connaissais sans doute mieux que beaucoup d'autres les visées et les préparatifs du Reich.
Banquier, en contact quotidien avec nos chefs d'industrie, je savais la faiblesse de notre préparation à la guerre.
J'ai alors souhaité que des hommes jeunes et ardents réussissent là où de vieux partis échouaient visiblement.
Mes inquiétudes ne devaient se trouver que trop justifiées : mes espoirs furent assez vite déçus.
Aussi ne me suis-je jamais fait inscrire comme membre du PPF, ce que je n'eusse pas hésité à faire si j'avais vraiment cru à l'utilité de ce parti. A plus forte raison, n'ai-je pas eu la moindre influence dans ses organes directeurs.
Quant à la fable ridicule de notre Maison apportant son concours financier à Doriot, elle tombe de soi après les déclarations formelles que j'ai faites en commençant. Cette rumeur a pu être accréditée ;
a/- par mes relations personnelles avec Pierre Pucheu qui s'occupait effectivement des questions budgétaires du PPF (je précise qu'à cette époque Pierre Pucheu n'avait encore aucune fonction dans le groupe Worms),
b/- par le fait qu'un de mes collaborateurs de l'époque, Henry Bayle, était membre actif du parti et travaillait à son organisation comptable,
c/- parce qu'il m'est parfois arrivé qu'à titre privé, des personnes qui connaissaient mes relations avec certains dirigeants du PPF, m'aient remis leurs contributions personnelles pour être transmises à qui de droit,
d/ - mais surtout, je crois, par Doriot lui-même et certains de ses acolytes pour égarer les recherches qui auraient pu être faites sur l'origine véritable de certaines subventions.
Dans l'été 1938, Pucheu me dit que divers recoupements lui donnaient à penser que Doriot recevait de l'argent étranger.
A cette époque j'avais cessé toute relation avec Doriot et son parti.
Mes amis le quittèrent à peu près à la même époque.

II - La guerre et le Pt Paul Reynaud

Mes relations avec Monsieur Paul Reynaud remontent à 1932 environ. Il m'apporta le concours de ses connaissances juridiques dans plusieurs dossiers d'importance. Puis, l'intérêt commun que nous portions aux questions monétaires, des voyages que nous fîmes ensemble en Yougoslavie, en Allemagne, en Suède créèrent peu à peu entre nous des liens plus étroits. Nous nous entretenions souvent de sujets économiques et de questions extérieures, presque jamais de politique intérieure. Mais je pressentais depuis longtemps que son intelligence, son talent, sa passion de la chose publique l'amèneraient un jour au pouvoir.
Lorsqu'en mars 1940, il en connut l'épreuve, dans les conditions redoutables que l'on sait, je ne songeai qu'à lui témoigner mon attachement. Du 10 mai (début de l'offensive allemande) au 10 juin (départ de Paris du gouvernement), je ne le vis forcément que très peu. Sa tâche absorbait chacun de ses instants. Les conditions mêmes dans lesquelles j'eus à cette époque quelques entretiens privés avec le président Paul Reynaud, excluent toute idée et toute possibilité d'un rôle politique quelconque auprès de lui. Ce serait d'ailleurs bien mal connaître le chef du gouvernement d'alors et lui faire gratuitement injure que de l'imaginer abordant le sujet des affaires de l'État avec une personne même amie n'ayant ni mandat, ni responsabilité.
En fait, et pour être complet, je ne me souviens que de deux modestes questions d'ordre pratique dont le président m'avait saisi à cette époque : l'une fut d'héberger pour quelques jours chez moi, avec toutes garanties de discrétion, le comte de Paris, qui revenait d'une mission officieuse auprès de la cour d'Italie. Je ne suis pas monarchiste ; la chose se passa donc sans aucune complication.
L'autre fut, fin mai, de faire transporter en secret et mettre en lieu sûr, d'abord à Brest, puis à Bordeaux, des valises et des dossiers. Le 15 juin j'arrivai à Bordeaux et remis le tout au président. Le 16, quelques heures plus tard, j'apprenais de lui-même qu'à la suite de l'échec de son ultime appel au président Roosevelt, il avait décidé d'abandonner le pouvoir.
Dans les jours qui suivirent, je vis beaucoup plus librement Monsieur Paul Reynaud. C'est qu'autour de lui le vide se faisait rapidement.
Le nouveau gouvernement lui offrit le poste d'ambassadeur à Washington. Il accepta sans hésitation et se mit sans tarder à ses préparatifs. Je l'y aidai. L'agrément du gouvernement américain était à peine acquis qu'il apparut qu'au sein du ministère le projet se heurtait à une sérieuse opposition : Monsieur Paul Reynaud me dépêcha à plusieurs reprises vers ses anciens adjoints, Paul Baudouin et Yves Bouthillier, pour les prier en son nom de faire lever les dernières difficultés. Je m'y employai activement lorsqu'une dépêche de Madrid apporta la nouvelle de l'arrestation de Messieurs Lecas et Devaux, envoyés en Espagne en avant par le président pour préparer son passage. L'idée de l'ambassade se trouva abandonnée.
J'étais auprès de Monsieur Paul Reynaud lorsqu'il fut mis au courant de l'incident concernant ses deux collaborateurs et je puis porter témoignage de sa stupeur lorsqu'il apprit qu'ils avaient été trouvés porteurs d'or et de billets étrangers.
Dès ce moment la solitude autour du président fut à peu près complète. Je restai auprès de lui jusqu'à son départ qui dut avoir lieu le 24. Nous avions eu quelque peine à trouver dans le Midi une maison amie qui voulut bien l'accueillir.

III - De l'armistice à février 1941

Au cours de cette période qui va de l'armistice à la constitution du ministère Darlan, les contacts que j'ai pu avoir avec des milieux politiques furent extrêmement clairsemés. Comme je l'ai indiqué dans ma précédente déposition, j'étais alors entièrement absorbé par la difficile défense des intérêts professionnels qui m'étaient confiés.
De mémoire, je ne retrouve que les quelques données suivantes qui ont peut-être pu à l'époque donner lieu à des interprétations erronées.

A - Voyages à Vichy
Après quelques jours passés à Nantes, où étaient partiellement repliés nos services, je revins à Paris dès le 29 juin. Je désirais m'y rendre compte de la situation avant de prendre mes dispositions pour la Maison.
Le 3 juillet, passant en fraude la ligne de démarcation, j'allais à Vichy pour reprendre contact avec des collaborateurs que je destinais à demeurer en zone dite libre.
A Vichy, où l'on n'avait aucune nouvelle directe de Paris depuis son occupation, le bruit se répondit que quelqu'un venait d'arriver de la capitale. Je fus donc convoqué par le maréchal Pétain, qu'entouraient l'amiral Darlan et le général Weygand. J'eus avec eux un entretien de moins d'un quart d'heure. Ce fut le premier et le dernier, n'ayant jamais rencontré aucun d'entre eux auparavant et ne les ayant jamais revus.
Un peu plus tard, le président Lebrun me fit demander. Il me garda près d'une heure.
Ces deux entretiens n'eurent bien entendu ni caractère politique, ni même le moindre intérêt, mais un attaché de cabinet zélé y vit l'occasion d'un communiqué.
Le 4, j'étais de retour à Paris.
Depuis lors, je ne devais repasser par Vichy que deux fois et seulement pour quelques heures :
- en août 1940, j'allais y reprendre contact avec Monsieur Hypolite Worms, retour de Londres,
- en août 1942, revenant de Marseille, je m'y arrêtais pour des questions d'affaires sans aucun rapport avec la politique.

B - Paul Baudouin
Bien qu'il n'ait jamais été de mes amis intimes, je suis obligé de dire quelques mots à son sujet puisque, dans ses attaques contre nous, la presse asservie a souvent rapproché son nom du nôtre.
Je l'ai assez bien connu dans les années qui précédèrent la guerre. Au printemps 1940, je le retrouvais comme secrétaire d'État du président Reynaud, qui avait depuis longtemps pour lui une sympathie et une estime particulières. A Bordeaux, j'intervins à plusieurs reprises auprès de lui dans les conditions que je viens d'exposer. Je le rencontrai depuis lors deux ou trois fois mais, dès l'automne 1940, je cessai définitivement de le voir ; un différend d'ordre privé m'ayant éloigné de lui.

C - Pierre Laval
C'est à Bordeaux que, pour la première fois, je vis Monsieur Pierre Laval. II me fit prier de le venir voir. II venait d'entrer dans le cabinet du maréchal, fut très aimable à mon égard, mais il ne cachait pas son amertume de n'être pas titulaire du portefeuille des Affaires étrangères. II me parla de Paul Baudouin et de Bouthillier. Sur le moment, je compris mal la raison de cet entretien. A la réflexion, je me suis demandé s'il n'avait pas espéré voir en moi un intermédiaire possible pour un arrangement avec Paul Baudouin.
Fut-il déçu de son échec sur ce point ? Lui a-t-on plus tard rapporté certains de mes propos sur la façon qu'il avait de comprendre les relations entre l'occupant et nous ? Toujours est-il que, dès le mois d'août, il prit vis-à-vis de notre Maison et de moi-même l'attitude la plus hostile, attitude dont jusqu'au dernier jour il ne se départit jamais.
Devant les dangers que son animosité faisait courir à notre Maison et à certains d'entre nous, je me résolus à aller deux ou trois fois le voir lors de ses voyages à Paris pour tenter de le neutraliser. Ce fut peine perdue.
L'on me raconta qu'il crut ou fit semblant de croire que je n'étais pas entièrement étranger aux événements du 13 décembre. C'était là une supposition absurde.

D - Jacques Barnaud
Je ne saurais évoquer cette période sans dire quelques mots des problèmes posés à notre Maison et à moi-même du fait de la mission de Jacques Barnaud aux relations économiques franco-allemandes de juillet 1940 à novembre 1942.
Jacques Barnaud crut de son devoir de ne pas se dérober à cette fonction redoutable. Cela ne regardait et ne regarde encore que lui. J'ai dit l'extrême liberté en matière politique qui est de règle à la Maison Worms.
Mais, dès les premiers jours de juillet 1940 et bien que pour des raisons juridiques il n'ait pas été possible à Jacques Barnaud de donner sa démission d'associé gérant, il s'abstint jusqu'au début de 1943 - et cela de la façon la plus absolue - non seulement d'intervenir dans la gestion de la Maison, mais de se faire même tenir au courant de ce qui s'y faisait. Inversement, moi et mes collègues fûmes, sans aucune exception, maintenus dans l'ignorance et l'éloignement de son action politique. Je ne conservai avec lui durant toute cette période que les relations privées confiantes et affectueuses que j'ai toujours eues et ai toujours avec lui.
Je sais que, dans certains milieux, on a parfois mis en doute cette "étanchéité" absolue entre son action et la nôtre durant cette période. C'est vraiment vouloir nous avilir à l'excès que de ne pas l'admettre.

IV - De février 1941 à novembre 1942

Il ne m'appartient pas de dire comment fut constitué le ministère Darlan, n'ayant jamais eu avec le chef du nouveau gouvernement d'autre contact que celui tout épisodique que j'ai déjà relaté.
Je pense que l'influence de Monsieur Bouthillier dans le choix des hommes placés aux postes économiques fut souvent déterminante.
Mais Pierre Laval, Marcel Déat et leurs associés, affreusement déçus de voir le pouvoir leur échapper pour longtemps, trouvèrent commode d'attribuer au groupe Worms une responsabilité dans l'affaire et leur presse, c'est-à-dire toute la presse de la zone occupée, dûment encouragée par la Propagandastaffel, se déchaîna à nouveau contre nous. Deux noms serviront de prétextes à cette campagne : François Lehideux et Pierre Pucheu.
Pour le premier, il était bien de mes amis personnels mais il y avait erreur lourde ou mauvaise foi à prétendre voir un lien entre lui et la maison Worms. En aucune façon et à aucun moment de sa carrière il n'avait appartenu à notre groupe.
Par contre, depuis février 1939, Pierre Pucheu assurait la direction générale des Établissements Japy dans lesquels nous avions une participation minoritaire mais importante. Enfin, depuis dix ans, nous entretenions des relations amicales suivies.
Dès son entrée au secrétariat d'État à la Production industrielle, il donna sa démission de Japy et, contrairement à des précédents trop nombreux en la matière, rendu à la vie privée au printemps 1942, il ne devait reprendre aucune fonction dans son ancienne société.
Faut-il renouveler en parlant de Pierre Pucheu les déclarations que j'ai faites au sujet de Jacques Barnaud ? Est-il vraiment nécessaire d'affirmer qu'entre le nouveau ministre et le groupe auquel deux ans durant il avait appartenu, il n'y eut jamais d'interférences entre le domaine politique et celui des affaires ?
Tous ceux qui ont connu l'indépendance et la force de caractère de Pierre Pucheu - et par la façon dont il sut mourir ses adversaires eux-mêmes peuvent s'en faire une idée - savent combien la césure qu'il mit entre sa carrière professionnelle et sa nouvelle activité politique fut nette et profonde.
Mais mon amitié pour lui demeura. Elle ne fut troublée profondément ni par son passage au ministère de l'Intérieur, que je désapprouvai vivement - au procès d'Alger il fit, sans me nommer, allusion à la pression que j'exerçai sur lui pour l'en détourner - ni par des divergences de vue qui surgiront entre nous lorsqu'il redevint un simple particulier. Le souvenir des liens qui nous avaient unis m'amena tout naturellement à accepter d'entrer dans le conseil de famille chargé de veiller sur ces enfants.
Tandis que nous gardions ainsi nos distances vis-à-vis du ministère de la Production industrielle, nous demeurions volontairement dans l'éloignement de tout l'appareil économique mis alors en place par les gouvernements successifs. II est inutile de passer au crible la liste des dirigeants des quelques cent-vingt comités d'organisation installés à cette époque. A l'exception de Pierre Pucheu qui, pendant trois mois, présida au titre de Japy le Comité de l'industrie mécanique, l'on ne trouvera aucun nom qui, de près ou de loin, rappellera notre groupe.
L'objection qui pourrait venir de la présence de Jacques Guérard à la tête du Comité d'organisation des assurances ne tient pas. Jacques Guérard a bien présidé la compagnie La Préservatrice du printemps 1938 au mois de septembre 1939, mais la majorité de cette société se trouve, non entre nos mains, mais dans celles des quatre ou cinq compagnies les plus importantes de France.
Le départ de l'amiral Darlan et la constitution du ministère Laval en avril 1942 ne désarma pas toutes les critiques.
Mon frère, Jacques, devint titulaire du ministère de l'Agriculture et il est assez naturel que l'homonymie ait créé quelque confusion dans des esprits mal informés. Du moins, cette fois-ci, l'homme ne passait pas des conseils d'administration à la politique. Depuis l'âge de vingt ans, mon frère, en dehors de l'exploitation du domaine familial, s'était exclusivement consacré, de notoriété publique, au syndicalisme agricole. Jamais dans son passé il n'avait, de près ou de loin, approché ce qu'on est convenu d'appeler le monde des affaires. L'ignorance où il est de mon activité professionnelle n'a d'égale que la mienne en matière agricole.
Rappellerai-je qu'il donna spontanément sa démission dès septembre 1942 quand furent prises les premières mesures coercitives pour la relève ; qu'ayant par la suite milité dans une organisation de résistance, il fut depuis mars dernier traqué par la Gestapo, son appartement pillé par elle et sa propriété saccagée par les SS ?

Conclusions

Des noms et des faits qui viennent d'être énumérés dans leur ordre chronologique, quelques conclusions se dégagent :
1° - Parmi les hommes politiques que la vie m'a fait rencontrer, il y a ceux avec lesquels ou je n'ai eu que des contacts sans lendemain ou - et ce fut le petit nombre - j'ai dû rompre brutalement des que je me suis aperçu de leur indignité. Dans les années troubles que nous venons de vivre, quel est le parti, quel est l'homme qui n'a pas eu à procéder à de semblables exécutions ?
2° - Pour les autres, dès qu'ils parvinrent au pouvoir ou qu'ils en furent proches, les liens que je conservai avec eux furent d'ordre strictement privé. La maison Worms n'avait rien à y voir. II n'est pas possible de relever le moindre cas de confusion entre mon activité professionnelle, qui se confond avec la vie de notre groupe et l'action politique de certains de mes amis.
Cette règle de la séparation des genres fut aussi scrupuleusement respectée avec le président Paul Reynaud, qu'avec Jacques Barnaud, Pierre Pucheu, mon frère ou les militants de la Résistance que j'ai assistés.
Si d'un côté ou de l'autre il y avait eu la moindre défaillance, s'imagine-t-on qu'elle n'eut pas immédiatement été relevée et exploitée par tous ceux qui nous observaient et auraient été trop heureux de pouvoir nous confondre ? L'on n'en serait pas réduit au simple procès de tendance d'aujourd'hui.
3° - Comment alors, puisque toute question d'intérêts en était bannie, expliquer d'aussi fréquents contacts avec des hommes politiques aussi divers et de tendances si divergentes ?
L'on doit voir déjà dans cette diversité même la preuve que je n'ai jamais été inféodé à un homme ni à un groupe.
J'ai dit en commençant que mon métier de chef d'une grande entreprise ne m'obligeait pas à vivre en marge du drame politique français. Bien au contraire. Peut-on imaginer que le fait d'avoir vécu et travaillé cinq années dans l'Europe de l'Est, d'être ensuite, pendant quinze ans, en contact quotidien avec l'industrie française et avec les dirigeants de l'économie d'un certain nombre de grands pays ne vous oblige pas à réfléchir aux conditions de notre existence nationale et de notre avenir ?
Il est bien évident que j'ai abordé de tels problèmes avec mes amis engagés dans l'action politique. Mais je ne m'exagère pas l'influence passagère que dans ces domaines j'ai pu avoir sur des hommes qui tous avaient des personnalités accusées.
Plus qu'à leurs idéologies en apparence inconciliables, j'ai été sensible aux traits communs qui à mes yeux les unissaient, souvent à leur insu :
- tout d'abord, ils étaient tous animés d'un besoin identique de se dévouer à leur pays. Leur patriotisme leur a trop souvent fait prendre des voies opposées. L'avenir seul dira l'étendue des services rendus ou des dommages causés à la France par leur action.
- ensuite, le fait pour chacun d'eux de s'être consacré à l'action publique, dans l'époque troublée qui est la nôtre, suppose un grand courage et comporte les plus grands risques. De Paul Reynaud aux hommes de la Résistance, en passant par ceux qui ont défendu les intérêts français contre l'occupant, tous, avant ou après leur passage au pouvoir ont connu la diffamation publique et risqué leur liberté et souvent leur vie.
Mon amitié pour eux est infiniment discrète lorsqu'ils sont au gouvernement. Je la veux aussi agissante que possible lorsque le danger les menace ou que le malheur les frappe.
Peut-être cette fidélité dans les mauvaises heures explique-t-elle que j'ai été attaqué avec la même violence et par les milieux collaborationnistes et par certains éléments de la Libération. Mais l'on peut se demander si elle a vraiment porté atteinte à la sûreté extérieure de l'État et si elle constitue l'un des crimes visés par l'article 75.

Fresnes, le 13 octobre 1944


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