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Audition de M. Abbat Pierre

L'an mil neuf cent quarante quatre, le 24 octobre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction au Tribunal de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a comparu :
Monsieur Abbat Pierre, 46 ans, ingénieur du Génie maritime, directeur des Chantiers du Trait, demeurant...
Lequel, serment prêté de dire la vérité, dépose :
J'appartiens à la Maison Worms depuis 1926.
Après les événements de juin 1940, j'ai repris la direction des chantiers du Trait qui à cette époque avaient en construction sur cales quatre sous-marins et trois pétroliers.
Dès l'occupation allemande, nos chantiers furent visités presque quotidiennement par des missions militaires qui portaient un intérêt particulier à la construction des sous-marins.
En septembre 1940, je reçus l'ordre d'abord verbal, puis confirmé par écrit sous forme de mise en demeure, de continuer la construction de "La-Favorite" dont le lancement était prévu pour la fin juin 1940 et qui pouvait prendre la mer quatre mois environ plus tard. Je répondis à cette mise en demeure que cette décision ne m'appartenait pas, le bâtiment ayant été commandé par la marine française. Devant la menace d'une mise en place d'une direction allemande à la tête des chantiers, nous reçûmes l'ordre confidentiel de reprendre le travail de la part de la marine française. Ce sous-marin a été livré en octobre 1942. Les travaux sur "L'Africaine" furent repris seulement en février 1942, après plusieurs mises en demeure et conformément aux instructions précises de la marine française, à la suite d'un accord conclu à Wiesbaden. Les sous-marins "Andromaque" et "Armide" avaient été détruits par nos soins avant même que les Allemands eussent manifesté leurs intentions à leur égard. Le pétrolier "Charente" qui pouvait être achevé normalement au cours de l'été 1941 n'a pris la mer qu'en novembre 1943. Les deux autres pétroliers ainsi que le sous-marin "L'Africaine" sont toujours actuellement sur cales ; de même que trois chalands sur quatre commandés en juillet 1940 et trois petits cargos commandés au milieu de l'année 1941.
Les chantiers du Trait étaient en mesure d'avoir une production beaucoup plus importante que celle qui a eu lieu, s'ils n'ont sorti que les trois unités dont j'ai parlé, cela tient au freinage systématique du travail. J'ai eu personnellement à lutter d'une manière constante avec le contrôle local installé dans les chantiers mêmes qui ne cessait de se plaindre de la lenteur de notre production. Ce contrôle m'accusait de faire naître à chaque instant des incidents dont je tirais prétexte pour ne pas produire davantage.
En cette attitude j'obéissais aux consignes que me donnaient M. Worms et M. Labbé avec lesquels j'avais de fréquents contacts. Pour obtenir l'application de cette consigne générale j'agissais à la fois sur mes ingénieurs et sur mes contremaîtres. Il m'est arrivé même d'agir sur les ouvriers en leur recommandant de sauver les apparences lorsqu'une alerte se produisait en ayant l'air de se rendre aux abris plutôt que de rester à ne rien faire sur les lieux de travail. Ma politique consistait essentiellement à sauver la façade afin d'éviter la déportation de la main d'œuvre et de sauvegarder le potentiel de l'entreprise. J'ai pu obtenir par mon action personnelle que la quasi-totalité de ma main d'œuvre reste à ma disposition.
Dans mes rapports avec les Allemands, pour obtenir des résultats et justifier le sous rendement des chantiers, je n'ai pas cessé d'invoquer les difficultés d'approvisionnement en matériaux, les difficultés de transports, les difficultés de main d'œuvre, la raréfaction des contingents électriques et également les bombardements. Si ces difficultés étaient réelles, j'en exagérais néanmoins l'importance. C'est ainsi notamment qu'après un bombardement, au mois d'août 1943, les bâtiments de notre centrale électrique avaient été détruits mais les machines n'avaient subi que des avaries légères qui pouvaient être réparées sur place. J'ai cru devoir cependant les envoyer au constructeur d'où elles n'ont jamais été ramenées, lui ayant fait savoir qu'il pouvait les conserver le plus longtemps possible. De même au cours du même bombardement les moteurs du sous-marin "L'Africaine" avaient subi quelques avaries. J'ai expédié l'un de ces moteurs au Creusot alors que la réparation pouvait être effectuée sur place, ce qui a nécessité de longs délais de transport. Dans toutes les circonstances analogues, j'ai opéré de la même façon. Cette attitude de ma part avait le plein agrément de M. Worms qui a toujours été tenu par moi étroitement au courant de la marche de l'entreprise. Ce freinage à la production, qui n'échappait pas aux Allemands, s'est traduit par de nombreux incidents avec ceux-ci.
A titre d'exemple, je dois signaler que nous avons été soumis en septembre 1942, à une enquête de la Gestapo, faite d'ailleurs par un nommé Moreau, qui se disait appartenir à la Sûreté nationale, fait qui a d'ailleurs été controuvé par la suite. A la suite de cette enquête, M. Roy, mon secrétaire général et M. Bonnet, chef de mon secrétariat, ainsi que deux de mes ouvriers ont été arrêtés le 10 septembre 1942, c'est-à-dire deux jours avant le lancement de "La-Favorite". J'ai interprété cette mesure contre laquelle j'avais protesté, comme un moyen de pression pour obtenir la livraison rapide du sous-marin. Mes deux collaborateurs en effet ont été remis en liberté, ainsi que les deux ouvriers un ou deux jours avant cette livraison et au moment où la marine allemande avait déjà pris possession du sous-marin. Si j'ai bénéficié d'une sorte d'immunité, c'est parce que les Allemands pensaient que j'étais utile à l'entreprise.
En juillet 1940, les chantiers du Trait occupaient 800 ouvriers ; dans les derniers temps ce chiffre était tombé à 600. Une grande partie de ceux-ci était employée à des travaux d'entretien et de déblaiement, soit encore à l'exploitation d'une tourbière et de coupes de bois. Ceux que j'employais au chantier travaillaient à l'extrême ralenti mais l'atmosphère que j'avais créée, d'accord avec M. Worms, avait pour résultat que rien n'était fait pour que la cadence du travail soit accélérée.
Je me suis toujours refusé à satisfaire aux demandes de réparations et de transformations qui m'avaient été faites par la marine allemande, alors qu'avant-guerre ce travail était normal pour nous.
L'exploitation des chantiers du Trait se solde, pour ces quatre années, par un déficit important.
Lecture faite, persiste et signe.