1944.10.29.A Me Lénard.Note
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Note sur l'activité des chantiers du Trait depuis le 25 juin 1940
I - Au 25 juin 1940, date de l'armistice franco-allemand, les chantiers du Trait avaient, pour compte de l'amirauté française :
a) en construction
- les sous-marins "La-Favorite", "L'Africaine", "L'Andromaque" et "L'Armide",
- les ravitailleurs d'escadre "La-Charente", "La-Mayenne" et "La-Baïse".
b) en commande
- quatre sous-marins n° Q 219 à 222.
II - Aux termes des contrats passés avec le ministère de la Marine français, les navires en construction et approvisionnements constitués sont, au fur et à mesure du règlement des acomptes, transférés en toute propriété à l'amirauté française. Il suffit à cet égard de confronter par exemple les articles 12 et 15 du contrat des sous-marins "La-Favorite" et "L'Africaine", qui constituent d'ailleurs des clauses de style. Les navires en construction étaient, par conséquent, au 25 juin 1940, la propriété de la marine de Guerre française. Ils ont donc été considérés par les autorités allemandes - et ce par application de la convention de La Haye - comme prises de guerre.
III - Si ces navires en construction n'ont point été détruits au 25 juin 1940, la faute en incombe exclusivement aux autorités militaires françaises. En effet, devant l'avance des armées allemandes, la direction des chantiers du Trait s'est préoccupée de détruire les sous-marins, dont l'un, "La-Favorite", était à la veille du lancement.
Fin mai et début juin 1940, la direction des Chantiers a vainement sollicité du général commandant la 3ème région militaire, des instructions et des explosifs, pour éviter que ces unités ne tombent aux mains de l'ennemi. Ce général a constamment refusé toutes instructions et moyens de destruction.
Le 9 juin 1940, jour de l'évacuation des Chantiers, la direction a fait porter une lettre au même officier général, qui a répondu par une même fin de non recevoir (pièce n°3).
Le résultat est que l'armistice a été signé et les chantiers du Trait occupés par les autorités allemandes sans que la moindre destruction ait pu être opérée.
IV - Les autorités allemandes ont alors décidé la continuation des constructions en cours aux chantiers du Trait. La direction des Chantiers a refusé de reprendre ces constructions, arguant de ce qu'il s'agissait de navires appartenant à l'amirauté française et que, seul, le propriétaire, maître de l'uvre, pouvait lui donner l'ordre de la poursuivre.
Toutes précisions seront données plus loin sur la lutte alors entreprise par les chantiers du Trait. II [échet] pour le moment d'indiquer qu'un accord franco-allemand négocié en dehors de la Maison Worms a abouti aux décisions suivantes, qui lui ont été notifiées :
a) résiliation, par l'amirauté française, des commandes de "L'Armide" et "L'Andromaque" - (8 octobre 1940) et des 4 sous-marins Q. 219 à 222 - (23 février 1943). Toutes ces unités, qui se trouvaient en chantier, ont été détruites sur les ordres de la Marine française,
b) achèvement pour compte de la France des ravitailleurs d'escadre "La-Mayenne" et "La-Baïse".
Sont donc demeurés prises de guerre au profit de l'Allemagne :
- les sous-marins "La-Favorite" et "L'Africaine", - et le ravitailleur d'escadre "La-Charente",
tous trois en construction ou sur le point d'être achevés.
V - La politique constante des chantiers Worms a alors été de retarder au maximum la livraison des prises de guerre à l'Allemagne et ce, en freinant systématiquement la production.
Le sous-marin "La-Favorite" devait être lancé, au profit de l'amirauté française, fin juin 1940, et sa livraison avec tous les appareils de bord devait être effectuée fin 1940.
Il n'a en fait été livré à l'amirauté allemande que le 24 novembre 1942 - soit avec un retard de plus de deux ans.
Le sous-marin "L'Africaine" pouvait être lancé, eu égard à son degré d'avancement, à la fin de 1940 et livré à la marine française en juin 1941 ; or, il n'a jamais été livré aux autorités allemandes et n'est même pas terminé sur cale.
Le ravitailleur pétrolier "La-Charente" devait être livré courant 1941 à l'amirauté française.
II n'a été livré à l'amirauté allemande que le 15 septembre 1943 - soit après quatre ans de séjour aux Chantiers.
Comment les chantiers Worms ont réussi ce tour de force d'atermoiement et de sabotage, il [échet] maintenant de le préciser.
Sous-marin "La-Favorite"
"La-Favorite" qui était, en juin 1940, à la veille de son achèvement total, a été visité, comme prise de guerre, par de nombreuses missions militaires allemandes.
L'amirauté allemande, par lettre du 2 septembre 1940, confirmait aux chantiers du Trait l'ordre verbal, déjà donné, d'achever la construction de "La-Favorite" (pièce n°2).
La direction refusait verbalement d'entreprendre ce travail qui ne pouvait, disait-elle, lui être ordonné que par l'amirauté française. Cette position, prise dès le 17 septembre, était confirmée à l'amirauté allemande par lettre de la direction générale en date du 21 septembre 1940 (pièce n°3).
Le 27 septembre 1940, les chantiers du Trait saisissaient l'amiral de la flotte, ministre de la Marine à Vichy, des prétentions allemandes et de l'attitude adoptée - rappelant au ministère de la Marine :
a) que le sous-marin était la propriété de l'État français,
b) que sa construction était interdite par l'article 1er de la loi du 20 juillet 1940 sur la construction du matériel de guerre,
c) que si le gouvernement français donnait l'ordre d'achever cette construction pour le gouvernement allemand, cet achèvement ne saurait être entrepris par la direction des Chantiers qu'en dégageant toute responsabilité, cet achèvement pouvant provoquer chez le personnel "des réflexes échappant à notre contrôle et sur lesquels "nous pensons inutile d'insister" (pièce n°4).
Le 29 septembre, l'amirauté française faisait connaître aux Chantiers que des instructions lui seraient notifiées plus tard, (pièce n°5).
Devant l'attitude ainsi prise par la Maison Worms, l'amirauté allemande mettait en demeure les Chantiers, par lettre du 4 octobre 1940, d'avoir à reprendre immédiatement le travail, en ajoutant que "s'il survenait que, du côté de la direction des Chantiers, tout ne soit pas mis en oeuvre pour assurer la continuation des constructions", elle se verrait, à regret, "dans l'obligation de placer les chantiers qui se seraient mis dans ce cas sous la direction d'un commissaire allemand". (Pièce n°6.)
De fait, cette menace a été réalisée puisque le 25 octobre 1940, un commissaire gérant de la Maison Worms -elle-même propriétaire des chantiers du Trait - était désigné par les autorités allemandes.
Aux termes de l'ordonnance allemande du 20 mai 1940, base juridique de sa nomination, ce commissaire gérant avait les pouvoirs les plus absolus. Sa nomination dessaisissait de tous pouvoirs les propriétaires de l'affaire.
Ce commissaire allemand pouvait donc agir en maître aux chantiers du Trait, et - partant, non seulement hâter la construction des navires, mais en outre utiliser au profit de l'ennemi les huit cales de lancement qui eussent permis des constructions nouvelles et multipliées, et l'utilisation du potentiel considérable des Chantiers, qui eut pu être appliqué à la fabrication d'un matériel de guerre abondant, peut-être terrestre.
Par ailleurs, la Maison Worms ne pouvait s'appuyer sur le gouvernement de Vichy. En effet, le 5 octobre 1940, l'amirauté française faisait tenir aux chantiers Worms l'ordre de déférer aux réclamations allemandes. Cet ordre était transmis par l'intermédiaire du ministère de la Production industrielle (service des commandes allemandes) et la Chambre syndicale des constructeurs de navires. Il est ainsi conçu :
« Dans ces conditions, et vu les instructions dont il vous a été donné lecture, je vous confirme que la continuation des bâtiments de guerre visés doit être effectuée en attendant l'arrivée des ordres définitifs qui ont été annoncés dans la lettre adressée aux chantiers Worms le 29 septembre 1940 par l'amiral de la Flotte, secrétaire d'État à la Marine. » (Pièce n°7.)
Ces instructions furent confirmées directement aux Chantiers par l'amirauté française, 3ème bureau, le 2 novembre 1940 (pièce n°8) qui délivrait en outre, le 28 novembre 1940, aux chantiers Worms, une licence confidentielle dérogatoire à l'interdiction de fabriquer du matériel de guerre (pièce n°9).
Enfin, le 3 octobre 1941, l'amirauté française notifiait aux chantiers Worms qu'en vertu d'un accord franco-allemand, les autorités allemandes assumaient, "à dater du 26 juin 1940", la maîtrise de l'uvre pour la poursuite de la construction des bâtiments "La-Favorite", "L'Africaine" et "La-Charente" (pièce n°10) cependant que le 9 octobre 1941, une licence définitive était remise aux Chantiers, portant dérogation définitive pour le sous-marin "La-Favorite", à l'interdiction de construire du matériel de guerre.
Il ressort ainsi à l'évidence de cette correspondance :
a) que les sous-marins "La-Favorite" et "L'Africaine", tout de même que le ravitailleur "La-Charente" étaient, au mois de juin 1940, la propriété de l'amirauté française,
b) que ces différents navires étaient considérés comme prises de guerre par les autorités allemandes, en plein accord avec les autorités françaises,
c) que la construction de ces navires n'a été reprise que sur l'ordre formel donné par l'amirauté française aux chantiers Worms.
La Maison Worms ne pouvait évidemment résister aux injonctions des autorités allemandes appuyées par les autorités françaises - et qui pouvaient être mise en uvre par les pleins pouvoirs délégués au commissaire gérant allemand.
En revanche, elle pouvait feindre de s'incliner, et saboter la production.
C'est ce qui a été fait, avec un plein succès, et malgré les risques courus - risques qui ont notamment revêtu la forme à titre de sanctions pour sabotage, de l'arrestation, pendant deux mois, du secrétaire général, - Monsieur Roy - et du secrétaire de la direction des chantiers du Trait - Monsieur Bonnet.
Le sabotage est d'ailleurs illustré par ce fait que l'arrestation de ces deux fonctionnaires a été effectuée quelques jours avant le lancement de "La-Favorite", et que leur libération n'est intervenue qu'au moment de la réception définitive de ce sous-marin.
Ce sabotage, qui est par ailleurs démontré par la comparaison des dates normales et effectives de livraison, a naturellement entraîné pour la Maison Worms, des pertes d'exploitation considérables, soit de 1940 à 1944 : F 30.000.000.
Enfin, "La-Favorite", prise de guerre - livrée, malgré les efforts de la Maison Worms et sur l'ordre de l'amirauté française à l'amirauté allemande, était dépourvue de toute valeur militaire - puisque, d'autre part, les tubes lance-torpilles orientables avaient été supprimés et que, d'autre part, sur les quatre tubes lance-torpilles fixes d'étrave, un seul a été livré en état de fonctionner.
"La-Favorite" ne présentait donc aucun intérêt militaire. Enfin - et surtout puisqu'il s'agit d'une accusation portée contre la Maison Worms, l'achèvement de ce navire et sa livraison n'incombent qu'à l'amirauté française, propriétaire du navire.
La Maison Worms a fait son plein et entier devoir en sabotant une production à un point tel qu'un navire - qui eut dû être normalement - et sans zèle aucun - livré fin 1940, n'a été livré aux Allemands que deux ans plus tard - le 24 novembre 1942.
Sous-marin "L'Africaine"
Le sous-marin "L'Africaine" était en chantier lors de l'armistice. II eut pu et dû être livré à l'amirauté française en juin 1941 - son lancement devant intervenir fin 1940.
Malgré les ordres donnés par l'amirauté française -ordres donnés dans les mêmes conditions que pour "La-Favorite" - il n'a jamais été livré à l'Allemagne ; il n'a même pas été lancé.
Pour éviter cette livraison, la Maison Worms a multiplié les dérobades et les tergiversations.
Ayant reçu l'ordre de l'amirauté allemande d'achever cette unité, le 24 octobre 1940 (pièce n°10 bis) elle a saisi l'amirauté française le 30 octobre 1940, aux fins d'instructions (pièce n°11).
L'amirauté allemande revenait à la charge le 22 décembre 1940 (pièce n°12).
La Maison Worms, le 28 décembre 1940, s'abritait derrière une absence de licence régulière, pour retarder cette mise en chantier (pièce n°13), ce qui permettait à l'amirauté française de porter l'affaire devant la Commission de Wiesbaden, tout en en avisant les chantiers du Trait (pièce n°14).
Le 4 mars 1941, la construction de "L'Africaine" n'était toujours pas reprise - ce qui provoquait la protestation de l'amirauté allemande, et une mise en demeure formelle avec menaces adressée aux chantiers du Trait (pièce n°17).
La Maison Worms ne s'inclinait toujours pas et ne reprenait toujours pas la construction de "L'Africaine", sous le prétexte que des négociations franco-allemandes étaient en cours à Wiesbaden.
Le 9 octobre 1941, le ministère de la Production industrielle, motif pris de l'accord franco-allemand du 16 septembre 1941 relatif aux constructions navales en zone occupée, notifiait aux chantiers du Trait d'avoir à reprendre, pour le compte allemand, la construction de "L'Africaine", et lui délivrait la licence correspondante. La Maison Worms, cette fois, ne pouvait plus s'abriter derrière de prétendues négociations internationales pour retarder encore la mise en route de "L'Africaine".
Cependant, et sous des prétextes divers d'ordre technique, elle ne reprenait pas le travail - qui ne fut repris, sous de nouvelles menaces allemandes, que le 16 février 1942.
La politique de sabotage de la production s'est alors fait jour à nouveau, et a permis de retarder la production à un point tel qu'en septembre 1944, les troupes canadiennes pouvaient pénétrer aux chantiers du Trait alors que "L'Africaine" se trouvait encore sur cale.
Ravitailleur "La-Charente"
Ce ravitailleur, eu égard à son degré d'avancement, devait être livré à l'amirauté française courant 1941.
La Maison Worms a, là encore, appliqué sa même politique d'atermoiement.
Ayant reçu l'ordre de l'amirauté française, par application des accords de Wiesbaden, d'achever, au profit de l'Allemagne la construction de ce pétrolier, le 3 octobre 1941, elle a dû reprendre le travail - mais en freinant la production de telle manière qu'il n'a été effectivement livré que le 19 septembre 1943.
En dehors de "La-Favorite" et de "La-Charente" qui - propriété de l'État français - ont été livrés par lui à l'Allemagne, la Maison Worms a dû recevoir pour compte de l'amirauté allemande, certaines commandes.
Il faut souligner que ces commandes n'ont été sollicitées, ni négociées par les chantiers du Trait.
Une première commande de quatre chalands non automoteurs (note verbale du 8 juillet 1940 confirmée par lettre en date du 24 août 1940) a été imposée par l'amirauté allemande, sous menace de réquisition des Chantiers.
Sur ces quatre chalands un seul sans aucune valeur militaire a été livré le 4 mars 1944.
Il a donc fallu 4 ans pour construire un chaland de 700 tonnes, un autre est encore sur cale, les deux derniers ne sont pas même commencés.
Les chantiers du Trait ont également reçu l'ordre de construire trois petits cargos de 1.150 tonnes chacun, destinés au transport de marchandises générales.
Cette commande n'a été ni sollicitée, ni négociée, ni même acceptée par les chantiers Worms.
Elle s'intégrait dans une commande générale imposée par l'amirauté allemande à l'ensemble des chantiers navals par l'intermédiaire de la Chambre syndicale des constructeurs de navires, et répartie par cette dernière entre les différents chantiers navals.
Ces trois cargos, de 1.150 tonnes, qui ne présentent aucune valeur militaire, ont été commandée le 22 octobre 1940.
La Maison Worms a alors poursuivi un double objet :
a) s'approvisionner au maximum,
b) produire au minimum,
en vue de conserver pour la fin de la guerre des unités qui, construites aux frais de l'Allemagne, mais non livrées à cette dernière, pourraient être mises à la disposition de l'économie française.
Cette politique avait pleinement atteint son but puisque, lors de la libération du Trait, en septembre 1944, ces trois petits navires étaient sur cale, et qu'aucun d'eux n'avait été livré à l'Allemagne, alors qu'ils avaient été commandés 4 ans plus tôt.
Conclusions
L'accusation portée contre la Maison Worms d'avoir livré du matériel de guerre à l'Allemagne en vue de faciliter au Reich la poursuite des hostilités ne supporte donc pas l'examen, puisque :
- les livraisons d'un sous-marin et d'un pétrolier effectuées en 4 ans l'ont été non point par la Maison Worms - mais par les autorités françaises,
- qu'elles portaient sur du matériel appartenant à l'État français qui avait été dès l'armistice considéré comme prises de guerre,
- et que, effectuées malgré tous les efforts en sens contraire de la Maison Worms, ces livraisons, qui ne portaient que sur du matériel dépourvu de toute utilité militaire n'eussent pu être définitivement évitées - la Maison Worms étant sous la coupe d'un commissaire allemand muni de pleins pouvoirs depuis octobre 1940.
29.10.44