1944.11.23.De Gabriel Le Roy Ladurie.Au juge Georges Thirion.Interrogatoire
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Le PDF est consultable à la fin du texte.Interrogatoire de M. Le Roy Ladurie Gabriel
L'an mil neuf cent quarante quatre, le 23 novembre, devant nous, Georges Thirion, juge d'instruction à la Cour de justice de la Seine, assisté de Lombard, greffier, a été amené : le sieur Le Roy Ladurie, Gabriel, déjà entendu. Maître Bizos, son conseil régulièrement convoqué et à la disposition de qui la procédure a été mise la veille de ce jour, l'assiste.
Il déclare :
Demande : Nous donnons connaissance à l'inculpé des termes d'une lettre en date du 27 octobre 1944, émanant d'un membre de la Commission de justice du CNR qui nous a été communiqué par Monsieur le procureur général. Nous demandons à l'inculpé de s'expliquer sur les rapports bancaires intervenus entre la Banque Worms et la Kriegsmarine ?
L'inculpé répond :
Ainsi que je l'ai exposé dès mon premier interrogatoire, en mars 1941, le commissaire gérant imposé avec les pouvoirs les plus étendus à notre maison par l'occupant, Ziegesar, avait un réel besoin de justifier sa présence chez Worms par quelques initiatives favorables à ses compatriotes. Il insista auprès de ses amis de la Kriegsmarine pour que celle-ci nous confiât ses mouvements bancaires. A de multiples reprises, il me demanda d'ouvrir un compte à l'amirauté. A cet effet il me fit rencontrer plusieurs fois des officiers de l'intendance maritime ? Je déclinai toute ouverture de compte qu'en vertu de ses pouvoirs exorbitants, Ziegesar pouvait à tout instant nous imposer d'un trait de plume. Je consentis seulement à régler les factures de certains fournisseurs de la Kriegsmarine lorsque celle-ci nous en ferait la demande expresse et à condition qu'il ne s'agisse pas de matériel de guerre. En fait les demandes nous étaient toujours transmises par nos commissaires gérants. Quelques jours plus tard, des factures nous étaient directement remboursées par l'intendance maritime. Cette clientèle occasionnelle était déplaisante, de basse qualité morale et n'était pas sans danger. Mais Ziegesar tenait beaucoup à ces opérations. J'ai cru comprendre qu'il comptait sur l'amitié de la Kriegsmarine pour rétablir ses affaires compromises auprès du Majestic. Ziegesar parti, son successeur Falkenhausen, poussa lui aussi activement à ces opérations. Un de ses amis intimes était le Commandant Von Tirpitz. Nous freinâmes ces opérations avec constance. Elles baissèrent peu à peu d'amplitude pour laisser en définitive 3.000.000 de francs de débiteurs irrécouvrables.
Je confirme donc que la Kriegsmarine n'a jamais eu de compte à son nom chez Worms ni déposé de chéquier sur nos caisses.
Lecture faite, persiste et signe.
Nous donnons connaissance à l'inculpé de la lettre émanant de la Commission de justice du CNR, qui a été versée au dossier par Monsieur le procureur général.
L'inculpé répond :
Je désire souligner tout d'abord un certain nombre d'inexactitudes flagrantes.
En premier lieu, je ne suis pas gérant de la société Worms mais directeur des Services bancaires, appointé comme tel mais sans aucune participation aux résultats de la société.
En second lieu, il est exact que M. Paringaux est bien le frère de l'ancien directeur du cabinet de M. Pucheu et secrétaire général de la société Japy mais, comme tous les collaborateurs de Japy, il n'est en aucune façon pour le compte de Worms, mais au service de sa direction générale. M. Paringaux a été engagé par M. Pucheu et confirmé par le successeur de celui-ci sans aucune intervention de Worms.
Quant à l'étonnement que manifeste cette lettre de voir une entreprise israélite soustraite aux mesures de liquidation et d'appropriation de ses actifs par les autorités d'occupation, il est vraiment inconcevable qu'on puisse reprocher à un Français d'avoir réussi à sauvegarder des actifs français aussi considérables et aussi utile à l'économie nationale. Il me semble au contraire que c'est dans le cas où je n'aurais pas consacré tous mes efforts à faire échapper Worms à la confiscation de ses biens par le Reich que l'on devrait me poursuivre pour connivence avec l'ennemi.
Enfin, je me suis suffisamment expliqué dans mes interrogatoires précédents sur la nature de mes relations avec MM. Pucheu, Barnaud et mon frère, pour que j'estime utile de revenir sur cette question. Quant aux cas de MM. Caziot et Achard, il suffira que je dise que ni moi ni aucun des dirigeants de Worms, ne les connaissaient même de vue et que pour toute personne tant soi peu informée des questions de politique agricole, il est notoire que depuis 20 ans, ils n'ont cessé d'être les adversaires de mon frère.
Je tiens maintenant à élever la protestation la plus vive contre l'intrusion d'un organisme sans mandat ni caractère légal dans une information judiciaire.
Dans les circonstances actuelles, je vous déclare retirer ma demande de mise en liberté provisoire du 16 novembre 1944.
Lecture faite, persiste et signe.
Du point de vue des responsabilités que nous pourrions encourir du fait de nos diverses participations, il y a lieu de classer les entreprises dans lesquelles nous avons des intérêts, en trois catégories.
1°- celles dans lesquelles nos participations financières où le rôle que nous jouons dans leur gestion, en faisant occuper par nos propres collaborateurs les postes de président ou de directeur général, comportent pour nous des responsabilités les plus étendues.
Tel est le cas de :
la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire, présidée par Hippolyte Worms,
de la Société française de transports pétroliers, présidé par le même, de la Socomet, société de courtage maritime, dont nous avons la totalité du capital, la Société d'études et d'explorations minières (Setem) holding des mines métalliques dirigée par Jean Cantacuzène et dont nous avons la grande majorité du capital,
la Société privée d'études et de banque dont le capital est en grande majorité à nous,
l'Union immobilière pour la France et l'étranger (holding immobilière) présidée par M. Robert Labbé.
A ma connaissance et sauf omission, ce sont les seules sociétés dans lesquelles la responsabilité de Worms est pleine et entière. Aucune d'entre elles, à ma connaissance, n'a fait d'opérations avec les Allemands.
2°- Les sociétés dans lesquelles nos intérêts sont tels que nous disposons et aux assemblées générales d'actionnaires et aux conseils d'administration d'une influence certaine, mais qui ont leur vie propre, leurs organismes de direction indépendants et qui, pour la quasi-totalité, se consacrent à des activités industrielles et commerciales dans lesquelles nous ne sommes pas spécialisés. Nous avons toujours eu pour règle de respecter dans l'esprit le plus large les droits des autres actionnaires et les situations acquises, soit des administrateurs soit des dirigeants nommés antérieurement à notre intervention.
Dans toutes ces sociétés, il y a un domaine dans lequel nous revendiquons les responsabilités les plus étendues, c'est le domaine financier, car nous considérons que la présence dans ces sociétés de Worms, implique que nous contrôlons des questions de crédits et de trésorerie. Par contre dans toutes les questions d'exploitation technique et commerciale nous avons pour principe de laisser aux dirigeants qualifiés la liberté la plus large et nous n'intervenons que lorsque des problèmes de cette nature ont des répercussions financières et bancaires importantes.
L'intérêt principal que représentent ces participations pour Worms est d'une part, leur clientèle bancaire et d'autre part l'espoir d'une certaine valorisation du capital engagé.
Appartiennent à cette catégorie :
La Compagnie sétoise de produits chimiques, (participation 28.000 titres sur 58.000). Cette société n'a jamais travaillé pour l'Allemagne.
Société d'entreprises et de grands travaux hydrauliques, entreprise dont nous avons assuré le sauvetage financier, (34.000 actions sur 120.000). N'a jamais travaillé pour l'Allemagne.
Société Falta, société Metalla et société Molybdène qui ont fait l'objet d'un examen d'autre part.
Société des établissements Japy Frères, qui fera l'objet d'un examen ultérieur.
Société des établissements Puzenat, pour laquelle je fais la même observation.
Société Maret, Bonnin & Lebel, dont nous avons assuré la réorganisation (35.000 titres sur 255..000). N'a jamais travaillé pour les Allemands. (Commerce et affinage de métaux précieux).
Société minière et électrique des Landes, lignite et production d'électricité, (41.000 titres sur 200.000). N'a jamais travaillé pour les Allemands.
Société Préservatrice Accidents (42.000 titres sur 189.000). Les cinq principales compagnies d'assurances françaises en ayant bloqué entre elles 70.000.
Société privée de réescompte, maison spécialisée dans les négociations des bons du Trésor (15.300 titres sur 40.000). N'a jamais travaillé pour les Allemands.
Société des transports maritimes pétroliers (9.670 titres sur 14.000). N'a jamais travaillé avec l'occupant.
Société tunisienne d'hyperphosphates Réno (18.000 titres sur 40.000). À ma connaissance, n'a jamais contracté de marchés avec les Allemands mais a pu avoir des wagons réquisitionnés.
Société Fournier et Ferrier, société de corps gras de Marseille. Le montant exact de la participation sera précisé. Notre position dans cette société est trop récente pour que nous ayons une responsabilité de gestion. D'accord avec les anciens actionnaires, M. Pitavino assurait une présidence intérimaire pendant une partie des hostilités et est qualifié pour donner tous renseignements, M. Pitavino avait été le négociateur des opérations qui ont permis l'assainissement financier de cette compagnie et représentait nos intérêts. Personnellement, je suis dans l'ignorance absolue de la marche commerciale de l'entreprise.
Société des matières grasses, Marseille, société holding étroitement liée à la Société précédente. Je ne puis faire en ce qui la concerne que la même observation que pour la Société Fournier et Perrier.
Société des établissements Claude Bonnier, industrie mécanique, (1.000 titres sur 3.000). N'a jamais travaillé pour les Allemands.. J'indique que Claude Bonnier, un de mes amis personnels, a été envoyé avec notre concours en Afrique du Nord en 1942, puis revenu en France en mission spéciale, arrêté par la Gestapo, s'est suicidé pour ne pas parler.
Société immobilière du boulevard Haussmann, dont le contrôle se trouve entre les mains de la société l'Union immobilière citée dans la première catégorie.
3°- Les sociétés dans lesquelles notre participation est trop faible pour nous permettre d'y exercer une influence marquante. Il s'agit en général soit d'investissements passagers, soit de participation prises à la demande de groupes amis. Dans cette dernière catégorie, il peut arriver que certains des dirigeants de Worms se trouvent être administrateurs, mais dans ce cas, leur présence n'entraîne pas pour eux de responsabilité supérieure à celle de n'importe quel autre administrateur. Je mentionne :
Société Air France (10.000 titres sur 240.000). M. Jacques Barnaud en est administrateur.
Distilleries de l'Indochine (9.000 titres sur 1.000.000). M. Hippolyte Worms en est administrateur.
Société de dragage et de travaux publics (4.000 titres sur 80.000). M. Hippolyte Worms en est administrateur. A toujours refusé de travailler pour les Allemands.
Pour terminer, je mentionne nos intérêts dans quelques sociétés holding :
Société Estrellas Maning. Il s'agit d'une holding canadienne, dont les titres sont très répandus dans le public. Nous possédons trois mille titres sur trois cent mille. M. Barnaud jusqu'à la guerre en a été le président. Notre participation dans cette holding, ne nous donne aucune influence sur aucune entreprise particulière.
Société Nord et Alpes (3.000 titres sur 36.000). Notre influence dans cette société est nulle mais nous sommes ses banquiers et nous y sommes représentés par un administrateur.
Société d'études et d'explorations minières que nous contrôlons en totalité et qui exerce elle-même une influence importante dans certaines de ses participations, notamment la Société des mines de Montmain (teinstein), la Société des mines de Charrier (cuivre) et la Compagnie minière des Vosges, société de recherches non encore entrée en exploitation. Aucune de ces trois sociétés n'a travaillé avec l'occupant malgré les pressions les plus violentes. En ce qui les concerne je m'en rapporte à la note (annexe 4) que j'ai déposée à l'appui de mon interrogatoire du 27 septembre 1944.
Les déclarations qui précèdent se réfèrent essentiellement à l'état de nos participations établi à la date du 31 juillet 1942, et qui a été saisi lors de la perquisition opérée le 19 septembre 1944 et placé sous scellé n°huit. Je me réserve le cas échéant de faire des déclarations complémentaires s'il y avait lieu au sujet des modifications qui auraient pu être portées ultérieurement à la consistance de nos participations. Lecture faite, persiste et signe.